Chapitre 18 - Agitations

À Eybure.

Arthur, jeune père, eut du mal à quitter son foyer. Cependant, son épouse le poussa tout de même à le faire. Proche de la famille Agape depuis sa naissance, elle considérait Solenne et Manon comme ses propres sœurs. Marie ne put donc se résoudre à les laisser ainsi seules dans la gueule du loup. S’il n’y avait ne serait-ce qu’une lueur d’espoir de les retrouver, elle se devait de laisser partir son âme sœur.

__ C’est ton rôle Arthur. Si ton père ne peut pas venir en aide à tes sœurs, c’est à toi de le faire, argüa Marie.

Pour lui, elle garda aussi leur secret de famille. Hestia leur avait révélé une partie du mystère qui entourait l’adoption de Solenne. Sans le savoir, elle avait tenu le même discours qu’Andzrev. Mise à part Endza, tous les enfants Agape étaient donc au courant de cet énigmatique passé et de la mystérieuse prophétie qui en découlait.

_ Tout ça doit faire partie de notre destinée, se persuada Arthur.

Leur père, Paskhal, ne connaissait qu’une partie du secret. Il savait que son épouse avait prié la Déesse Namon et qu’un jour, après avoir eu un premier enfant, une mystérieuse femme était venue lui apporter une fille alors qu’elle était déjà enceinte de Manon. Il avait appris à les élever comme des jumelles en imitant Hestia, mais ne connaissait pas le destin tragique qui les attendait. 

Quant à sa malédiction, il était également dans la plus grande ignorance. En effet, Hestia avait promis de garder le secret tout en guidant sa famille vers la voie que Namon avait tracée pour eux. Cependant, les milliers de kilomètres qui séparaient Arthur de ses sœurs n’avaient pas suffi à étouffer cette vérité. L’inaliénable destinée semblait vouloir faire son chemin à tout prix, cachée ou révélée aux yeux de tous.

_ Aux yeux de monde, vous êtes partis pour Mÿrre. Je garde votre réelle destination secrète, fais-moi confiance, insista Marie.

En effet, Paskhal ne devait pas savoir où était parti Arthur. Il l’en empêcherait, pour le protéger. C’était son seul fils et perdre déjà deux de ses enfants avait été un choc. Officiellement, Arthur accompagnait donc Vikthor pour continuer à mener la résistance et ainsi réparer l’offense de son père. Bien sûr c’était censé être temporaire, juste le temps de calmer l’agitation chez les Siréliens. Ce n’était pas tout à fait un mensonge. Cependant, contrairement à ce que cela laissait penser, ils ne se dirigeaient pas vers Mÿrre, mais bien vers la capitale.

_ Il reviendra, Arthur a juste eu besoin de prendre un peu ses distances et de se rapprocher de la résistance, expliqua Marie à son beau-père.

Ce fut une grande culpabilité que Paskhal ressentit à l’annonce du départ de son fils. Lui qui pensait se rapprocher de Garnel Asage pour protéger sa famille, venait de la faire éclater en mille morceaux. Anxieux et fautif, il comprit les remontrances d’Hestia. Il ressentit que ses cachoteries avaient rompu quelque chose entre eux. Il voulut faire marche arrière et s’y prendre autrement, mais c’était trop tard. Pour assurer son avenir, il aurait dû compter que sur lui-même.

_ Je comprends sa décision. J’espère toutefois qu’il ne sera pas imprudent, répondit Paskhal anxieux.

Inquiété par les choix de son fils, il tenta de garder bonne figure devant sa famille. Pourtant, depuis le début, il avait remarqué l’ambigüité que Garnel Asage s’évertuait à cacher. Paskhal savait qu’il pouvait être dangereux, mais il avait été négligent en faisant de lui un allier, aveuglé par l’envie d’avoir un ami puissant. Son imprudence avait failli lui couter la vie de sa femme et maintenant de ses enfants. Le ministre n’avait pas respecté sa part du marché.

_ Je ne sais pas où tout ça va nous emmener, avoua-t-il cependant.  

En effet, Paskhal était au courant d’une partie du projet du ministre. Il savait donc que Garnel Asage voulait redéfinir l’utilité des Siréliens. Contre sa protection et celle de sa famille, Paskhal devait l’aider à élever son peuple vers une nouvelle aire plus prolifique. L’interdiction des relations humano-siréliennes n’était qu’un début, l’implication de son fils n’était donc pas sans risque.

_ Arthur sait se défendre, vous serez fière de lui, le rassura naïvement Marie.

L’Élu des Kalokas avait renié une partie de son peuple pour assurer son futur. Mais en réalité, Paskhal souhaitait juste continuer à vivre et être entouré de sa famille. Avec ou sans lui, le plan du ministre allait se dérouler de toute façon. Il avait cru bon de se mettre de son côté pour y échapper. Une guerre allait se profiler. Il espérait que tout ce qu’il avait fait jusqu’ici lui servirait malgré tout.

_ J’espère que tu as raison, mais je connais ceux qui font les lois et je sais qu’ils peuvent être impitoyables avec leurs opposants.

En effet, Paskhal avait entendu parler de Garnel Asage bien avant son tirage au sort au rang de ministre. Historien reconnu, il travaillait sur les origines du monde et de cette nouvelle civilisation. C’était un travail important qui permettait de documenter l’administration pour ne pas reproduire les erreurs du passé et mieux affronter l’avenir. Habile, il avait de nombreuses fois souligné les problèmes d’organisation du Nouveau Monde.

Lors de conflits entre humains et siréliens, il avait établi l’importance d’avoir une institution tributaire de la sécurité et de l’application des lois. Avant sa création de la milice, son étude avait d’abord donné lieu à l’instauration d’une hiérarchie chez les conciliateurs Siréliens.  Il avait ainsi permis un lien entre leur administration et celle des humains.

Le poste de conciliateur-dynaste avait alors été conçu pour lier les deux peuples. Il n’était pas encore ministre que son analyse était indispensable au conseil. Lors d’une épidémie mystérieuse qui ravagea la région de Ketronakan, il fut le seul à remuer l’administration pour que le conseil somme des physés à soigner les malades. Malheureusement, la longue mise en place couta la vie à un des ministres au pouvoir.

Garnel Asage fut adoubé par le peuple pour avoir sauvé le reste de la population. S’il n’avait pas réagi, la race humaine en aurait été encore plus durement touchée. Les Yeghes avaient dû en urgence tirer au sort un nouveau ministre. L’équité étant de mise au conseil, seul un homme pouvait reprendre la place du prédécédant gouverneur.

Malheureusement, les personnes reconnues pouvant devenir ministres se devaient de venir habiter, obligatoirement, à la capitale. Or la ville de Kentrony avait été durement touchée par la maladie. Garnel Asage, l’unique survivant de cette élite, était donc le seul à pouvoir être tiré au sort pour remplacer l’ancien ministre garant de la sécurité des populations et du Nouveau Monde.

_ Vous connaissez le ministre Asage ? devina Marie.

À la même époque, si Paskhal Agape avait pu devenir le conciliateur-dynaste et diriger ainsi les trois familles de Siréliens, c’était grâce aux idées de Garnel Asage. Déjà reconnu par ses pairs, Paskhal avait été choisi pour prendre ce nouveau poste. C’était une charge très importante et il s’était rappelé le rôle qu’avait joué le ministre dans sa création quand il avait pris contact avec lui. Maintenant, refroidi par cette alliance, il s’en mordait les doigts de lui avoir fait confiance.

_ En quelques sortes, avoua-t-il.

_ Ça va aller, le rassura Marie avant de rentrer chez elle.

En peu de temps, Paskhal avait perdu ses filles, vu s’éloigner son fils ainé et altéré la confiance de sa femme. Assis seul sur le pas de sa porte, il réfléchissait donc à l’avenir. Les cheveux au vent, il prenait conscience du poids de ses décisions. La fine pluie qui commença à tacher sa peau claire était venue comme une confirmation de son échec. Pourtant, il ne bougea pas. En proie à l’incertitude, il essayait de réfléchir aux rouages du destin qui semblaient se retourner contre lui. Il courba l’échine, résigné à accepter son sort.

_ Qu’il en soit ainsi, souffla Paskhal.

L’homme de pouvoir qu’il était devait s’effacer devant son adversaire. Contraint et forcé, il s’apprêtait à faire le deuil de ses filles. C’était le cout à payer pour pouvoir continuer à guider son peuple. Il savait pourquoi il en était arrivé là. Depuis longtemps, il connaissait le tribut que sous-entendait de devenir l’Élu. Maintenant, à partir de ce jour, il ne devait plus être le père de la famille Agape, mais le guide de tout son peuple.

Le pouvoir lui avait enlevé ses enfants et pris l’estime que lui portait sa femme. Désormais, il se devait d’être libéré de ce poids, ne plus dépendre de ses sentiments. À cette pensée, ses mains tremblèrent alors qu’il essayait de retrouver son charisme. La pluie battait de plus en plus fort comme un écho à la scène. Paskhal ferma alors les yeux afin d’accepter son destin.

Le fardeau du pouvoir, songea-t-il secrètement.

Ses cheveux lâchés lui camouflaient le visage, encerclant ainsi son expression fataliste. Son corps tremblait comme s’il voulait échapper à ses pensées. Enfin, l’Élu se ressaisit et rassembla ses cheveux trempés dans son catogan. Quand Paskhal releva la tête, il était prêt à se battre. Il resterait un grand Élu dont on se souviendrait encore longtemps. Il voulait marquer son époque et son peuple. Il ne permettrait pas qu’on lui enlève cela aussi. L’orage s’abattait au tour de lui, mais il ne silla pas. Sur le perron de sa ferme, il avait scellé son destin. Là où sa femme s’était effondrée, à cet endroit où il avait failli tout perdre il se jura de redevenir un maitre du jeu.

_ C’est à mon tour de prendre les reines, se persuada Paskhal.

Maintenant, il entrait officiellement dans la danse du pouvoir. Dès à présent, il assumerait de s’en être approché. Il s’était brulé les ailes, mais son peuple ne devait plus lui en vouloir. C’est lui qui avait le plus perdu dans ce pacte et il comptait bien faire taire ceux qui penseront le contraire.

Resigné, il allait suivre le conseil ministériel, mais à sa manière. On lui avait imposé des conditions pour ployer le genou. Il ne l’acceptait pas. C’était lui le grand Sirélien après tout. Lui seul était l’élu des Kalokas. Il n’avait pas été tiré au sort par des êtres vivants, qu’ils soient humains ou siréliens, mais bien reconnu par l’Oracle.

_ Oui, qu’il en soit ainsi ! acta-t-il.

La cité ministérielle ne pouvait pas se battre contre ça. Il devait l’inclure dans leur projet et non s’en servir comme une marionnette. Un éclair frappa la cour de la ferme alors que Paskhal avait pris sa décision. Confiant, il rentra chez lui et referma sa porte sur le chaos de la tempête politique et météorologique qui grondait en dehors.

Au même moment, la guerre s’annonçait chez les Hylés. Gaultier avait retrouvé un peuple en colère. Beaucoup de famille avait été décimée par les nouvelles lois. Peu enclins à se marier et très liés aux humains, les Hylés furent les premiers touchés. Près de la moitié des hommes de la région avait été enfermé. Ils étaient soit concernés par la loi, soit ils s’étaient battus pour défendre leurs amis. Parmi eux, Achot avait passé une première nuit dans une cellule. Gaultier, l’Élu des oranges, était furieux de cette situation. Pourtant, il ne voulait pas montrer son lien avec Achot. Eux aussi, leur relation humano-sirélienne était bannie.

Les humains qui avaient été enfermés devaient être ramenés les jours suivants à la capitale. Là, on leur trouverait une autre vie, un autre lieu où vivre. Achot en faisait partie. Toutefois, Gaultier réussit à l’en sortir. Son amant n’ayant, officiellement, aucune relation avec un Sirélien pouvait rester dans la région. Jusqu’à nouvel ordre, Achot devait montrer patte blanche et justifier d’un toit personnel et d’une raison d’habiter en terre sirélienne. Dans le cas contraire, la prochaine rafle serait peut-être fatale à leur amour.

Gaultier fit des pieds et des mains pour faire sortir tous ceux qui n’étaient pas concernés par la loi, mais s’étaient juste défendus. Comme Achot, ils bénéficièrent d’un délai pour prouver leur bonne fois. Gaultier l’installa alors dans une maison près de la sienne. Il l’avait acheté puis revendu à son amant pour une bouchée de pain afin qu’il puisse justifier d’un domicile personnel. Avant, Achot vivait dans une auberge tenue par des amis de Gaultier. Heureusement, il pouvait aussi prouver son besoin d’habiter à Byan. En effet, entant que professeur des écoles, il se devait de rester en ville.

La ville de Mÿrre eut plus de chance. Sonfà avait déjà senti le vent tourner et avait agi en conséquence. Tous les couples mixtes touchés par la loi avaient été cachés et ainsi protégés. Pour le reste de la région, malheureusement il en fut autrement. La jeune Sonfà avait fait de son mieux, mais seule, elle n’avait pu que limiter l’impact de l’invasion de la milice.

Bénédit et Sophya avaient retrouvé leur amie plus résignée à se battre que jamais. Tous attendaient le retour de Vikthor pour s’organiser. Celui-ci se faisant tardif, ils s’inquiétèrent pour leur Élu. L’annonce que fit alors Marie à la sœur de Vikthor finit de créer le chaos. Sans guide, le peuple des physés était laissé à l’abandon. Sophya et Sonfà ne comprenaient plus l’ainé des Peyrache. Lui, si fidèle et loyal ne pouvait pas quitter son peuple ainsi.

L’avenir était sombre. De jeunes gens tentaient de se rebeller contre les injustices d’une guerre inévitable. Cependant, peut-être qu’il était déjà trop tard, que tout cela était déjà joué. À des milliers de kilomètres de là un esprit semblait s’élever et s’éveiller enfin. Alors qu’il prenait le dessus petit à petit, en face de lui d’autres consciences mourraient. Une aura unique et bleutée s’emparait de couloirs labyrinthiques. Toutefois, il était encore trop tôt pour dire s’il s’agissait d’un poison ou d’un antidote à cette crise. Une seule chose était sure, à des milliers de kilomètres de là, on souffrait beaucoup. Beaucoup trop. La mort guettait et elle était la seule à savoir qui était dans son sillage.