Chapitre 18 Recherche

Par Cathie

À l’intérieur du grand hall d’entrée, une foule bariolée se promène devant un buffet somptueux dressé à côté de l’escalier. Ceux qui servent et ceux qui sont servis sont tous vêtus de tenues plus pittoresques et improbables les unes que les autres.

Personne ne prête attention au chevalier et ce dernier ne sait que faire. Heureusement, il aperçoit le majordome qui dévale les marches de l’imposant escalier en lui faisant de grands signes:

— Chevalier ! Vous voici enfin ! Je commençais à perdre espoir, souffle-t-il en s’arrêtant sur la première marche.

À part un masque à peine plus large qu’une paire de lunettes, il est habillé exactement comme d’habitude.

— Vous êtes déjà déguisé, c’est parfait ! déclare-t-il après avoir examine le jeune homme d’un air critique. Vous nous faites un Bandit de Grand Chemin tout à fait crédible, il ne vous manque plus que le masque.

— De grâce, supplie le chevalier, expliquez-moi plutôt ce qui se passe.

— Je vous l’ai expliqué dans mon télégramme : il y a de cela quelques jours à peine, une demande en mariage officielle et fort avantageuse à bien des égards a été adressée au roi. Cette alliance avec ce souverain signerait la fin d’une longue inimité entre nos deux royaumes, sécurisant les frontières Nord, ouvrant un marcher conséquent à nos exportations et…

— La princesse va épouser le roi voisin ? s’alarme le chevalier.

Le majordome fronce les sourcils :

— C’est que vous n’avez pas donné de nouvelles depuis des mois. Les services secrets du roi vous ont suivi discrètement un certain temps, puis vous ont perdu de vue dans les Monts de la Mort. Vous y étiez, semble-t-il, en compagnie d’une jeune personne de sexe féminin ! Il y a eu des rumeurs de combat avec un dragon, mais ces rumeurs se réveillent chaque fois qu’un chevalier se promène dans la région et, entre nous, je me demande si ce n’est pas une stratégie des services secrets - l’unique que je leur connaisse, d’ailleurs - pour noyer le poisson… c’est à dire le chevalier dont ils ont perdu la trace !

—  C’est moi qui suis perdu ! gémit le jeune homme en se tordant les mains. J’arrive trop tard ! La princesse…

— Mais laissez-moi parler, Chevalier ! La princesse vous a attendu avec une constance digne d’une Pénélope. Et elle n’a jamais douté que vous reviendriez !

Un sourire timide éclaire le visage du chevalier mais le majordome secoue la tête :

— Son père, malheureusement, n’est pas aussi patient qu’elle. Il l’est encore moins depuis cette malencontreuse offre, et il lui met la pression : il voudrait qu’à l’issue de cette fête, organisée à l’origine pour fêter son anniversaire, il puisse annoncer l’heureux évènement.

Devant les yeux horrifiés du chevalier, le majordome enchaine :

— Elle a donc conçu un plan pour gagner du temps et vous laisser une chance : elle a demandé que la fête soit un bal masqué, et elle a décrété que le prétendant de son père devrait la reconnaitre malgré son déguisement. Car elle est convaincue que rien au monde ne pourra séparer deux âmes destinées l’une à l’autre, et que, si vous êtes celui qu’elle croit, vous allez arriver comme une fleur et la reconnaitre au premier coup d’œil ! Je ne sais pas ce que le roi a saisi de cet imbroglio romantico-éthérique, mais il a accepté le principe, et l’heureux élu du cœur de la princesse ne sera présenté qu’à  la fin de la soirée.

Le chevalier ne sait pas si cette nouvelle le rassure ou l’affole un peu plus mais le majordome ne lui laisse pas de temps de choisir :

— Comme je vous aime bien tous les deux, j’ai voulu donner un petit coup de pouce au destin en envoyant, à grands frais pour le trésor public, des hiboux messagers aux quatre coins du royaume. Ne me remerciez pas, je vous tiens en grande estime. Mais je ne peux pas faire plus. Sachez que tout le monde est déguisé, oui, absolument tout le monde : le roi, la marraine, la princesse et leurs invités, mais aussi les palefreniers, les cuisinières, les femmes de chambres et les suivantes ; je m’étonne que la princesse n’ait pas convaincu sa marraine de lui bricoler un sortilège pour costumer les chevaux, les chiens, les chat… et les rats !

— Mais vous, hasarde le chevalier.

— Moi, je suis déguisé en Maire du Palais, et j’aurais voulu voir qu’on objecte ! Quant à la princesse, son costume a été tenu secret, elle s’est débrouillée avec sa marraine… qui, bien sûr, ne peut qu’être derrière cette affaire : elle n’approuve pas qu’on marie sa filleule adorée pour des raisons diplomatico-commerciales ! Voici votre masque !

Le chevalier prend le morceau de cuir noir que le majordome lui tend :

— Les règles sont simples : on garde son masque jusqu’à la fin de la soirée et on ne s’identifie en aucune manière, au risque d’être reconduit au pont levis manu militari ! D’ailleurs, tout le monde a signé une promesse à cet effet et je vous serais reconnaissant d’apposer là votre paraphe.

Le majordome produit un parchemin qu’il pose sur un coin du buffet devant un encrier et une plume. Le chevalier s’exécute et le petit homme conclut :

— Je n’y croyais pas vraiment, mais vous êtes là. Maintenant, retrouvez la princesse, subjuguez-là avec le récit de vos aventures, enchantez-là par la grâce de vos manières, ravissez-là de vos talents de danseur ! Car je connais ses sentiments pour vous, et je doute que ce soit son père ou sa marraine qui décident pour elle… malgré les douces illusions dont ils se bercent. Mais l’espoir fait vivre ! Quant à moi, il faut que je sois partout à la fois pour le bon déroulement de cette soirée, alors, si vous voulez bien m’excuser !

Il tourne les talons, fait trois pas et fait volte face :

— Ah ! J’oubliais le plus important, votre carton d’invitation, en cas de contrôle.

— Contrôle de quoi ? marmonne le chevalier en prenant la carte dorée que lui tend le majordome. On est tous ici sous de fausses identités !

— Eh bien, des contrôles de… d’invitation par exemple. D’où l’intérêt pour vous, qui n’avez pas été invité officiellement, d’en posséder une. Allez, je ne vous souhaite pas bonne chance, vous n’en aurez pas besoin !

Puis, il s’éloigne, l’air affairé, laissant le chevalier tout à fait démuni mais avec une certitude : la princesse l’a attendu, elle a toujours pour lui les sentiments qu’il a pour elle, ils sont peut-être à quelques mètres l’un de l’autre… mais… mais…

Comment peut-il la retrouver ? Il ne voit autour de lui que toilettes chamarrées, voiles et manteaux de milles couleurs, chapeaux de toutes les tailles et de toutes les formes, certaines incongrues, capes et capelines, perruques aussi colorées que les plumes qui les ornent, et partout, ces masques qui donnent aux convives des apparences d’automates.

Tout cela n’a rien à voir avec les retrouvailles que le chevalier s’était imaginées si souvent : la princesse guettant l'horizon du haut de la plus haute tour et le reconnaissant de loin ; lui sur son fidèle destrier lancé au galop jusque dans la cour du château ; elle qui, descendue de sa tour, l’y attend déjà et se jette dans ses bras…

Ou bien lui, arrivant en pleine nuit, incognito, la rejoignant dans sa chambre et, l’ayant réveillée d’un baiser, elle qui murmurait : « est-ce que je rêve encore ou c’est bien vous, Chevalier ? ».

Décidément, les choses ne se passent jamais comme prévu, se désespère le jeune homme. Et ça, c’était à prévoir, Cow-boy ! entend-il dans son esprit.

En effet, il n’a pas le temps de s’apitoyer sur son sort ! Il faut qu’il trouve la princesse ! Et elle est forcément en train de danser !

Le jeune homme se dirige vers la grande porte à double battant qui s’ouvre au fond du hall et par laquelle s’échappe musique, lumière et bourdonnement de voix.

Là, une jeune fille, masquée bien sûr, semble postée en sentinelle. Sa robe, d’un gris-brun terne, droite, et sans fioriture, n’est guère flatteuse et ses cheveux sont complètement dissimulés dans une sévère résille noire.

Sans un mot, elle tend la main vers le chevalier qui lui remet son carton d’invitation. Pendant qu’elle le scrute, le jeune homme l’observe et réalise que l’austère costume n’occulte qu’à moitié sa jeunesse et sa grâce.

La pauvre enfant doit s’ennuyer à mourir, et pour voir un sourire apparaitre sur les lèvres pincées, le chevalier exprime à voix haute quelques-uns de ses doutes :

— Peut-être pourriez-vous éclairer ma lanterne, Mademoiselle, car je m’interroge sur la nature de ce que l’on entend par costumé. Vous-même, êtes-vous déguisée ? Car il est permis de se poser la question. Le majordome (qui ne l’est pas - déguisé, quoi qu’il en dise) m’a affirmé que tout le monde devait l’être, y compris le personnel. Il était ravi que je le sois déjà en arrivant - déguisé, en Brigand - alors que je ne dois cet accoutrement qu’à mon départ précipité ! Quant au déguisement de la princesse, est-il possible qu’elle l’ait voulu aussi secret que le dit le majordome ?

En lui rendant le carton d’invitation, la jeune fille transperce le chevalier du regard. Pour masquer son malaise, le jeune homme s’abime dans un profond salut.

— Vous êtes bien aimable, absolument ravissante, et vous me voyez bien marri de vous avoir importuner avec mes questions.

Puis se retournant, il s’avance dans la grande salle de bal : des bougies et des lumignons multicolores brillent aux murs, un énorme feu brûle dans la cheminée et des musiciens en costume d’oiseaux exotiques jouent sur une petite estrade. Au centre de la grande pièce, des couples de danseurs se croisent, se saluent, s’enlacent et se lâchent, au rythme des flûtes et des luths. Autour, une foule plus dense déambule le long de mystérieux courants. Tout n’est que riches atours chamarrés, chapeaux et coiffes élaborées, masques de dentelles dorés ou brodés.

Le chevalier scrute les danseuses, et soudain, elle est là, dans une robe couleur de soleil… à moins que ce ne soit sa voisine, même taille, même grâce dans les mouvements, mais dans une robe bleu ciel. Non, c’est la robe jaune ! Il s’approche de la jeune fille :

— Vous êtes le soleil qui éclaire ce bal, Madame, déclare-t-il.

Un éclat de rire salue cette entrée en matière :

— Alors que vous, Messire Brigand, vous êtes saisissant de réalisme. Jusqu’à l’odeur, ajoute-t-elle en fronçant le nez.

— Je m’en excuse, murmure le chevalier qui, dans l’effroi que lui cause son erreur, recule dans un oiseau aux plumes multicolores :

— Allons, mon ami, faite attention où vous mettez les pieds, même si ces masques ne rendent pas la tâche facile.

Le chevalier balbutie une excuse, le cœur battant. Il faut qu’il se reprenne, qu’il se calme, qu’il réfléchisse : la princesse est la plus belle, la plus gracieuse, elle a le goût le plus sûr. Elle porte forcément la robe la plus élégante, la plus éblouissante, la plus riche !

— En place pour le Menuet, Sires et Gentes Dames, annonce le maitre de cérémonie au moment où le jeune homme voit s’avancer vers lui une jeune fille vêtue d’une invraisemblable robe aux couleurs flamboyantes.

Un prince au pourpoint rutilant l’accompagne, mais elle s’arrête devant le chevalier et elle lui tend une main que le chevalier accepte, brusquement convaincu qu’il s’agit de la princesse. Le cœur battant, il enlace la jeune fille mais celle-ci le repousse avec vigueur :

— Que faites-vous, Messire Brigand. Quelles sont ces familiarités ?

— C’est moi, Princesse, bafouille alors le chevalier, je vous ai reconnue.

Ces mots n’ont pas l’effet escompté : la jeune fille lui jette un regard affolé avant de s’accrocher à son bras en murmurant :

— Je vous en supplie, ne dites rien, je suis venue en cachette.

— En cachette ? répète le chevalier, abasourdi.

— Ma mère me l’avait défendu ! répond-t-elle en levant vers lui un regard implorant. Si elle me reconnait, sa colère sera terriblement !

—Votre mère ? balbutie le chevalier au moment où un une reine d’apocalypse coiffée d’une perruque vertigineuse se précipite sur le couple et, prenant la jeune fille par le bras, lui arrache son masque.

Réalisant son erreur avec consternation, le chevalier n’attend pas d’être pris à parti par la matrone outragée pour s’éclipser.

 

Beaucoup plus tard, bredouille et désespéré, le chevalier décide d’aller prendre l’air.

Toujours postée à l’entrée de la salle de bal, la jeune sentinelle ne semble pas avoir bougée de la soirée. Quand il passe près d’elle, elle murmure :

— Passé-vous une bonne soirée, Messire Brigand ?

Le cœur si lourd qu’il menace de l’écraser, le chevalier s’arrête en secoue la tête, oubliant toutes consigne de discretion :

— Hélas, Ma Demoiselle ! J’ai dansé avec de nombreuses jeunes filles, mais toujours, les vagues pressentiments, les « peut-être », « les pourquoi pas », les « se pourrait-il » se dissolvent dans les battements de mon cœur affolé ! La princesse sait-elle seulement que je suis là ? Que si elle en épouse un autre, ma vie perd son sens à jamais ? Je ne peux pas croire que… j’étais pourtant sûr…

— Ces certitudes-là vous sont-elles d’aucun secours, Messire Brigand ? demande la jeune vigie.

Le chevalier se retourne vers la grande salle où des couples évoluent à nouveau. Il les observe un moment puis murmure :

— J’ai une copine… elle me dirait que l’angoisse et la peur sont les plus mauvaises conseillères qui soient et que je dois faire confiance à mes intuitions profondes. Facile à dire, pour elle, c’est une magicienne avec un livre magique dans lequel elle trouve les réponses ! Evidemment, elle me dirait qu’elle pose les bonnes questions et trouve la réponse parce qu’elle la cherche…

—Et bien, Messire Brigand, posez la bonne question ! Pourquoi voulez-vous trouver la princesse ?

Le chevalier se détourne des danseurs et interroge du regard le masque gris qui ne cache qu’à moitié deux grands yeux encourageants. Tout à coup, un flot des mots déferlent :

— Je veux la retrouver pour connaitre cette part de moi à laquelle je n’ai accès que quand je suis avec elle ; elle a ouvert en moi des horizons dont je ne connaissais même pas l’existence. Sans elle, loin d’elle, je ne vis qu’à moitié. Elle est mon Étoile du Berger, si elle ne brille pas au firmament de ma vie, je ne trouverais jamais mon chemin… car elle est ce chemin !

— Et elle, demande doucement la jeune fille, ne vous a-t-elle pas attendue ? N’a-t-elle pas imaginé ce bal masqué pour déjouer les plans de son père ? Une étoile, Brigand, ne disparait pas, mais il faut lever les yeux pour la voir.

Le chevalier sourit à la jeune femme, étrangement rasséréné. Quelque chose au fond de lui frémit de reconnaissance pour tant de sagesse, de jeunesse et de beauté.

Dans le silence qui suit, il remarque la tête qui bat la mesure, les pieds qui ont du mal à rester tranquilles, le regard brillant quand elle observe les danseurs et il sait comment la remercier :

— Vous avez été si patiente et généreuse avec mes états d’âme, et cela ne faisait certainement pas partie de votre tâche, ce soir ! N’avez-vous pas bien mérité de danser au milieu des princesses ? Je vois bien que vous en avez envie ! Pour me prouver que vous ne m’en voulez pas, m’accordez-moi cette danse. Il n’y a certainement plus beaucoup de cartons à contrôler à cette heure-ci !

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