Les nains le nommaient Älcàpräjä, le virus du diable. Personne ne savait comment il était apparu mais les théories sur sa propagation étaient nombreuses. D'abord il tua les femmes, ensuite il stérilisa les maris, et enfin il réduisit l'espérance de vie de près de cinquante ans. Les quatre montagnes luttaient contre lui de toutes leurs forces à l'aide d'innovations technologiques de plus en plus farfelues : du scaphandre à vapeur au projet de recouvrir la montagne de plantes utilisées pour traiter les malades. Ils avaient même dû utiliser, honte ultime, les créations des elfes pour protéger la population : un petit appareil qui traitait l'air avant que le nain ne l'ingère pour limiter les risques. Les résultats étaient concluants, le taux de mortalité baissait peu à peu, mais le mal était fait.
Depuis dix ans, le nombre de naines avait baissé de quatre vingt pourcents dans les grandes cités naines. Les dernières d'entre elles, confinées, n'avaient plus l'autorisation de sortir des zones blanches, des pièces stériles où elles ne courraient normalement aucun danger. Mais sans renouvellement de sa population, le peuple nain dépérissait. Les bébés à naître étaient porteurs de la maladie et contaminaient les mères sans solution. Malheureusement, les nains ne parvenaient qu'à sauver un quart d'entre eux. La situation s'éternisait et depuis quelques mois, l'épidémie redoublait d'intensité. Même les chambres stériles ne suffisaient plus à la contenir.
Molkov avait espéré ne pas subir ce cauchemar à son tour. Il ne frappait que les autres, pas lui, il ne pouvait y croire. Et pourtant, dans ces deux lits trop blancs, les deux formes allongées plongées dans un coma artificiel censé leur permettre de survivre quelques heures de plus étaient bien sa femme et sa fille. Il allait les perdre dans quelques heures ou quelques jours, personne ne le savait vraiment, et il devrait regarder sans pouvoir rien y faire. Immobile à l'entrée de la pièce, un bouquet de roses bleues givrées dans les mains, le vieil homme se sentait bien inutile. Il déposa les fleurs dans le vase prévu à cet effet sur la table de chevet et s'assit sur la chaise entre les deux lits.
Il tourna la tête vers celle qui avait partagé une grande partie de sa vie. Magda n'avait jamais eu l'air aussi paisible. Ce n'était pas la plus belle des naines de la ville, mais lui ne s'était jamais considéré non plus comme un canon. Ils s'étaient rencontré jeunes, à l'école de la mine près de cent cycles auparavant, elle jeune trieuse, lui jeune mineur. ils s'étaient embrassé à l'infirmerie pour la première fois, après un coup de grisou qui avait manqué de les faucher tous les deux. Depuis, ni le vent, ni les profondeurs n'étaient parvenus à les séparer. Oh, elle avait un sale caractère et était capable de casser le nez aux "minous" qui s'approchaient trop près de ses étalages de cailloux, mais c'était ce qui l'avait charmé.
Une larme vagabonde dévala les fossettes dures du visage de son mari. A quoi servait l'amour et les dizaines d'années passées ensemble s'il ne pouvait rien faire pour la sauver ? Et que dire de Kalva, sa fille, qu'il allait enterrer alors qu'elle fêtait à peine ses trente cycles ? Un père ne devrait jamais avoir à partir après ses enfants. Il effleura du bout des doigts les cheveux roux des deux femmes de sa vie et imprégna leur odeur, leur texture dans sa tête. Il ferma les yeux et s'assoupit quelques instants.
"Monsieur Favium ? appela une voix douce."
Il releva la tête, le cou engourdi. Un jeune infirmier lui offrit un sourire compatissant avant de s'approcher de lui.
"Les visites se terminent dans quinze minutes.
— D'accord. Merci mon garçon."
Le jeune homme hocha la tête et se retira. Molkov se releva difficilement, son vieux dos craqua sous l'effort brusque. Il resta un moment à regarder Magda dormir, avant de poser doucement ses lèvres sur les siennes et quitter les lieux, le cœur lourd.
Il ferma la porte derrière lui et progressa vers la sortie. Autour de lui, de nombreuses petites chambres comme celle qu'il venait de quitter était encore illuminées. Les trois quarts d'entre elle renfermaient la même scène de désolation : des maris et des fils effondrés contraints d'attendre la fin. Une alarme se mit à siffler à côté de lui. Un médecin le bouscula pour rentrer dans la chambre. Molkov eut le temps d'apercevoir le polsomàtra de la patiente, vide. Ce soir, quelqu'un serait veuf. Il secoua la tête et quitta l'hôpital.
L'air frais de l'intérieur de la montagne lui balaya le visage. Sous le manteau rocheux, le jour et la nuit n'étaient symbolisées que par les torches : elles brûlaient d'un feu ardent le jour et se faisaient courtes, à peine lumineuses la nuit. Tout était automatisé en ville, un grand réseau câblé parcourait le sol et les murs partout où il posait son regard. D'ordinaire, cette technologie cachée aux yeux du monde le rendait fier, mais ce soir, elle lui paraissait d'une monotonie ennuyante.
Plusieurs nains le saluèrent d'un signe de tête tandis qu'il s'approchait de l'ascansaor, un gigantesque mécanisme qui permettait de descendre et monter les différents étages de la montagne. La pièce était gigantesque, elle pouvait transporter jusqu'à cent personnes en même temps. Molkov se posa sur une chaise à l'écart du rond de verdure autour duquel les sièges étaient disposés. Lui avait toujours préféré les chaises de secours, plus larges et confortables, réservées aux personnes âgées. Plus jeune, on le grondait dès qu'il s'y asseyait, mais le temps avait fait son oeuvre et plus personne ne faisait attention au vieillard et à sa longue barbe blanche. Il ne se faisait pas tout à fait à l'idée d'être vieux, mais il apprenait à vivre avec.
Sous ses pieds, un vrombissement mécanique l'avertit du départ de la navette. La structure grinça et se mit en mouvement vers les étages supérieurs. Molkov s'installa plus confortablement sur son siège. Dix minutes de voyage séparaient chaque étape. Lui ne descendait qu'au douzième arrêt, là où la plupart des ouvriers et mineurs habitaient, assez ironiquement. Les travailleurs des profondeurs avaient été casés dans les plus hauts quartiers de la montagne. Le vieil homme s'endormit de nouveau, bercé par les plaintes des tuyaux à vapeur au travail. Il fut comme d'habitude réveillé par le condoctaor qui lui indiqua gentiment la sortie du doigt.
Les hauts quartiers n'avaient rien de brillant ou de doré contrairement aux étages inférieurs. Ils n'étaient que fonctionnels. On y dormait, on s'y reposait et c'était tout. Chaque nain avait une petite chambre attitrée, parfois même un petit appartamant lorsqu'ils vivaient en couple. C'était le cas de Molkov. Sa femme et lui vivaient dans un petit trois pièces équipé : une chambre, une cuisine-salle à manger et une salle d'eau, qu'il partageait généralement avec ses voisins de palier non-équipé. Cette petite vie n'avait rien d'extraordinaire, mais lui l'appréciait. Il ne saurait quoi faire d'une de ces maisons de nobles à dix pièces et plus.
Devant sa porte, plusieurs bouquets de fleurs avaient été déposés. Molkov apprécia l'attention. Il chevaucha les fleurs pour pousser la porte de chez lui. Il alluma les bougies d'un coup d'interrupteur et resta immobile dans l'entrée quelques secondes, peu habitué à ne pas entendre la voix de Magda l'engueuler parce qu'il avait deux minutes de retard. Sur la table de la cuisine, une casserole l'attendait gentiment. Il s'approcha, un petit mot était accroché dessus.
Nous sommes tous avec toi. - J.
Contrairement aux humains, les nains ne fermaient jamais leurs portes à clé. Tout le monde était chez lui dans la montagne, même chez le voisin. Il n'était pas rare que les nains déposent des présents chez les personnes qu'ils appréciaient. Josaph, en particulier, était un ami fidèle de Molkov. Ils étaient dans la même promotion de mineurs et vivaient à quelques maisons l'un de l'autre. Molkov souleva le couvercle et renifla le fin filet de poulet aux quinze fromages. Il posa le plat sur la gazinière et fit réchauffer son repas quelques minutes.
Il en profita pour jeter un oeil à son courrier, laissé à l'abandon sur la table en bois. Des invitations à déjeuner, des impôts et le Noovaao Joornal de la semaine, qui parlait encore et toujours de ses deux sujets préférés : Älcàpräjä et les orques. Ces vermines avaient repris les croisades depuis quelques semaines, compliquant un peu plus les déplacements hors de la montagne. Même si les nains les dépassaient sur le plan intellectuel, leur force d'arme était terrifiante. Mis à part les paladins de Balgrüm, formés à la tâche dès leur naissance, les nains n'aimaient pas la guerre. Elle apportait des ennuis et coûtait cher. Les montagnes, véritables forteresses, se consolidaient un peu plus chaque jour pour leur tenir tête. Aucune unité n'était encore parvenue à passer les barrières de métal des nains. Mais avec la maladie et le nombre de protactaors en chute libre, les certitudes sur la sécurité de la montagne s'effritaient. Les conseils des montagnes se préparaient à un attaque. Dolgarur, montagne la plus accessible, était la source de nombreuses inquiétudes.
Un petit "Ding !" l'avertit que son plat était chaud. Il saisit une cuillère, la casserole et commença à manger lentement, pour la première fois seul depuis longtemps. Il se perdit dans la contemplation du mur. D'ici quelques jours, il devrait accueillir Mara chez lui. Sa petite-fille âgée de dix cycles à peine avait toujours vécu dans les quartiers moyens. Il doutait sérieusement d'être la personne qu'il lui fallait, mais, égoïste, refusait de confier sa garde à d'autres. Elle serait la dernière chose qui resterait de Magda. Et il comptait bien lui offrir une vie digne et longue.
Après son repas, il souffla les bougies et partit directement se coucher. Une nouvelle journée l'attendait demain, peut-être la dernière pour sa femme ou sa fille. Il voulait être présent jusqu'à la fin, même si ce serait douloureux.
Ça s'est lu d'une traite, et en plus avec le drame que tu instaures dès le premier chapitre, on a vraiment mal pour le héros, que tu nous rends parfaitement attachant et touchant. Ça donne envie d'en lire plus !
Un chapitre pleins de joie et d'entrain, youhou ! \o/ Bon, soyons honnête, autant j'ai tenu au début, autant avec les bouquets de fleurs, j'ai craqué ='D Je trouve ce chapitre vraiment bien géré. Ca pourrait vite devenir la surenchère de "on en fait des tonnes pour faire pleurer le lecteur", mais je trouve que ça reste très pudique, que la sauce monte doucement, et que c'est ça qui fait que ça marche bien =D
Toute l'explication sur la maladie est horrible. Ses conséquences sont dramatiques, et sans antidote, je ne vois pas trop comment les nains vont pouvoir survivre ^^" Une idée comme ça, ça n'aurait pas été une maladie créée pour détruire les nains ? Si on peut pas détruire la montagne, on les empêche de se reproduire. C'est horrible ='D
Bref, un chapitre très poignant, ce que j'ai beaucoup aimé, c'est surtout le contraste avec la solitude du héros, qui va se retrouver presque tout seul, et la sollicitude des voisins qui, même si on ne les voit pas, sont là.
Quelques petites remarques :
"ils s'étaient embrassé à l'infirmerie pour la première fois" Il manque la majuscule de début de phrase
"peu habitué à ne pas entendre la voix de Magda l'engueuler parce qu'il avait deux minutes de retard" Pourtant, ça devrait être le cas depuis que toutes les femmes sont en chambres stériles, non ?
"pour la première fois seul depuis longtemps" idem qu'au-dessus
"D'ici quelques jours, il devrait accueillir Mara chez lui." elle ne devrait pas aller en zone blanche ?
La suite ? =D
Merci beaucoup pour ton retour en tout cas, contente que ça te plaise toujours autant !