CHAPITRE 2

IZUMI

 

Arkanta, capitale humaine
Quartier Yōkai

 

— Reviens ! Tu ne paies rien pour attendre !

Le Tanuki me talonne. C’est que, pour un gros plein de soupe, il a de l’endurance ! Je l’ai sous-estimé, je dois le reconnaitre. Mais avec son air pataud et sa bedaine protubérante, je l’imaginais davantage exceller dans un concours de nourriture plutôt que dans la course à pied.
Un hurlement à réveiller les morts s’élève. D’un coup d’œil en arrière, j’aperçois le yōkai s’ébrouer. Son visage, tout humain qu’il fut, se met à muer : sa mâchoire s’allonge, des crocs en jaillissent, puis une fine fourrure noire recouvre sa peau.
Enfin ! Il se décide à montrer son vrai visage : celui d’un humanoïde à tête de blaireau. Il lui en aura fallu du temps avant d’abandonner cette apparence ridicule d’humain. Vouloir camoufler sa nature de yōkai sonne pour moi comme une insulte. Cela revient à renier sa véritable nature et tout ce qui nous compose !
Je me reconcentre ; la route défile sous mes pattes brunes. Tel une fusée rousse, je remonte l’allée bordée de boutiques ambulantes : ici, un vendeur de fruits, là un marchant d’objets ésotériques… Une odeur de viandes grillée flotte dans l’air, se mélangeant à la fragrance de l’encens brûlant dans les petits temples dispersé aux quatre coins des rues.
Je slalome entre les passants et les aéronefs. Mon poursuivant, lui, y mets moins de délicatesse : le fracas qu’il provoque sur son passage remonte jusqu’à moi, accompagné des cris mécontents des badauds qu’il renverse.

Il ne me lâchera pas, cet imbécile ! Bon, changement de tactique !

Usant de ma queue comme d’un gouvernail, je donne une impulsion sur la droite. Aussitôt, je bifurque pour m’engager dans une ruelle plus étroite, moins passante. Quelques moteurs de climatiseurs accrochés au crépi ronronnent, tandis qu’une porte ouverte laisse deviner l’intérieur miteux d’une cuisine de restaurant.
Lorsque la distance me semble suffisante, je bondis pour me percher sur la tranche d’une enseigne lumineuse. Quelques ampoules ont grillé, mais en se concentrant on arrive encore à y lire : « Yōkai Street Food ».
Je me retourne. Aussitôt, la transformation s’enclenche. Mes fines pattes de renarde s’épaississent, ma colonne se redresse en un craquement sonore, et mon faciès s’aplatit. Cela m’est toujours pénible d’abandonner ma forme animale, mais au corps à corps, une paire de mains et de pieds peut faire toute la différence.
Mon beau pelage roux s’évapore, laissant apparaître une peau tricolore : noisette dans le dos, blanche crème sur le ventre, et brune aux extrémités des membres. En quelques secondes, la petite renarde laisse place à une jeune humanoïde.
Humanoïde, oui. Humaine, non ! J’ai mon honneur ! Mon teint coloré, mes oreilles pointues et ma queue de kitsune ne laissent aucun doute possible quant à mes origines.
D’un geste habile, je me saisis du coutelas pendu à la ceinture cerclant ma taille. Mon unique habit ! Le seul que j’enfile lorsque je pars en mission. Quoi de plus pénible qu’un pantalon lorsque vous devez vous métamorphoser en urgence ? Mais ma nudité ne me gêne en rien. Ce genre de complexe, c’est l’apanage des humains, pas celle des yōkais. Pourquoi camoufler ce dont la nature nous a doté ?
Le Tanuki s’immobile à quelques mètres de là. Ses deux petits yeux noirs me détaillent avec haine.

— Tu vas regretter de m’avoir volé, Kistunette ! On ne se moque pas de moi impunément.
— Ce médaillon ne t’appartient pas, que je sache, rétorqué-je en jouant les équilibristes sur mon perchoir. Je ne fais que reprendre ce que toi, tu as volé.

Autre détail : le pendentif suspendu autour de mon cou. L’objet de ma quête ! Une pierre blanche, taillée en forme de goutte. A quoi sert-elle exactement ? Possède-t-elle quelques pouvoirs magiques ? Aucune idée ! La seule chose que je sais, c’est le prix que m’en donnera Kaz, et pour l’heure, j’ai d’autres chats à fouetter. Enfin… d’autres blaireaux.
Le Tanuki laisse s’échapper un rire gras, ce qui donne une drôle de sonorité lorsque vous possédez un museau.

— Va pas me parler de justice, toi ! raille-t-il. Vous autres les Kitsunes, vous êtes tous des roublards ! Des indésirables ! Une bonne chose que les humains aient décidé de réduire votre population. Pour une fois qu’ils font quelque chose de bien, ceux-là…

Mon air assuré se fige, mon envie de raillerie se coupe, et un frisson me remonte le long de la colonne. Cette espèce de… Il ose !
Je descends de mon perchoir pour le darder avec férocité, les oreilles basses.

— Redis moi ça ! sifflé-je d’une voix menaçante.

  Le Tanuki ricane avant de s’avancer. Il est si imposant que chacun de ses pas fait trembler la terre sous ses pieds.

— Dans ma boutique, j’ai également des nuisibles, tu vois ? Ils grouillent dans les murs, se camouflent sous les meubles, ils sont partout et vivent aux dépends des autres… je ne connais qu’un seul moyen de régler le problème, figure-toi. Veux-tu savoir lequel ?

Son gros poing frappe contre la paume de sa main dans un geste des plus explicites.
Je frémis à nouveau face à son sourire malsain, face à cette volonté de faire mal qui illumine son regard… S’en est trop ! Se moquer d’un évènement aussi tragique que le génocide des miens place cet enfoiré en dessous des humains sur l’échelle de mon estime.
Dans un geste vif, j’incise la paume de ma main droite, puis je m’accroupis pour la plaquer au sol. Aussitôt, mon sang communique avec la terre, et aussitôt, le lien se crée. Ce lien qui me relit à la nature, à la Kami, à l’énergie jaune. Je sens toute une vie fourmiller là, juste en dessous de mes pieds ; des graines qui germe, aux racines qui s’étirent. Notre essence ne fait plus qu’une et leurs mouvements deviennent les miens.
Lorsqu’un tremblement se propage dans la ruelle, l’imbécile cesse enfin de pouffer. J’entraperçois une lueur de doute dans son regard, juste avant qu’une immense racine ne transperce le goudron pour le frapper de plein fouet. La Tanuki est propulsé contre un mur. Le choc est tel que la pierre se fend sous son poids et le yōkai blaireau retombe en avant comme une crêpe molle.

— Ah ! Tu veux jouer, petite garce ? rage-t-il en se redressant avec difficulté. Très bien ! Jouons, alors !

Il se mord la main pour la plaquer à au sol. Et, à mon tour, je suis prise d’un doute : quel élément maitrise les tanukis, déjà ? Ne serait-ce pas…
Ma réflexion s’en coupe là. Sous mes pieds, le sol se gondole. Une véritable vague remonte la ruelle et les pauvres bâtiments qui la bordent se fissurent en un craquement sonore. Je tente une esquive : un bond de près de trois mètres pour gagner de la hauteur, mais une nuée de cailloux jaillie pour me bombarder. J’esquive le premier, le deuxième… après cela, c’est l’hécatombe. Je me retrouve précipité à terre, ensevelit sous une pluie de débris. Ma chair se fend à plusieurs endroits et un coup à la tête m’assomme à moitié.

— Enfoiré… réussi-je à grommeler avant de lancer la riposte.

Ma main se colle au sol et l’arbre le plus proche, un pauvre marronnier qui ne demande rien à personne, se courbe pour me servir de bouclier. J’envoie tout ce qu’il me reste en énergie jaune en direction de mon assaillant. Racine et plantes vivaces se tracent un chemin vers le Tanuki pour lui ôter ses appuis. Aussitôt, la pluie de cailloux cesse et je peux enfin me redresser.
Debout, malgré mon état déplorable, je fais face à l’ennemi. Lui aussi semble désappointé, quoi que moins contus. Un face à face silencieux s’étend avant qu’il ne se décide à prendre la parole :

— Allez, kitsunette ! Rends-moi le médaillon et on arrête là !
— Appelle moi encore une fois comme ça, et je t’étripe de haut en bas ! répliqué-je en brandissant mon coutelas.
— Soit pas ridicule… tu t’es regardé ? T’es amoché. Allez, sérieux… Tu as quoi ? La cinquantaine ? Je vais mettre ton impudence sur le compte de la jeunesse. Je t’épargne, mais on arrête de jouer et tu me rends ce qui est à moi !

J’ouvre la bouche pour une réponse des plus salée, lorsqu’un vrombissement dans mon dos m’alerte. Un glaçon me tombe dans l’estomac.
Merde ! Pas eux…
Je lève les yeux sur le ciel que la nuit teinte progressivement de noir. Des lumières le fendent en traçant des sillons rouges. De vrais boulets de canon ! Elles tombent droit sur nous, ne se redressant qu’au dernier moment, et nous encerclent sans ménagement.
Bon sang, que je les déteste ces foutus drones ! Ces persécuteurs de yōkai !
Le plus gros d’entre eux, arborant une allure de pieuvre cyclope, dresse vers nous l’un de ses tentacules mécaniques. Son œil écarlate balaye la scène, constatant les dégâts afin d’établir la contravention.

— Citoyens yōkais, vous venez de commettre plusieurs infractions ! braille sa voix de synthèse.

Je ne connais que trop bien la suite et un soupire las m’échappe. Mes yeux se ferment et je laisse mollement ma tête s’abaisser. Journée de merde !

— Vous venez de vous porter responsable des délits suivants : Article 205.3.2 : usage de la magie dans un lieu publique. Article 125.3.7 : dégradation de la voie publique incluant l’usage de la magie. Article 27.365.9 : dégradation de biens immobiliers incluant l’usage de la magie…

La liste s’allonge encore et toujours lorsqu’un grognement s’élève. Je me retourne à temps pour apercevoir le Tanuki charger les drones. Deux d’entre eux finissent en miettes sur le sol, leur circuit émettent de petites décharges d’énergie avant de totalement s’éteindre. Le yōkai blaireau en profite pour prendre les jambes à son cou, mais avant qu’il n’atteigne le bout de la ruelle, deux officiers mécaniques lui envoie déjà une décharge. Et s’il y a bien une chose que les yōkai ne supportent pas, c’est bien l’électrocution par énergie bleu. Le pauvre bougre émet un cri qui se transforme en râle de souffrance, avant de s’affaisser. Sa carcasse fumante s’étale sur le goudron fissuré, le poil hérissé et libérant une odeur de grillée qui me vaut un haut-le-cœur. Ce spectacle navrant ne semble nullement émouvoir la troupe de drones, dont le leader continue à débiter sa liste d’infractions.

— …faisant usage de la magie. Article 28.34.2 : Nudité dans un lieu public…
— Article 28.34.5.

Mon intervention l’arrête net et il tourne son viseur dans ma direction.

— Je vous demande pardon ?
— L’article sur la nudité, c’est n’est pas le 28.34.2, mais le 28.34.5.

Moment de silence. Le robot semble rechercher dans sa carte mémoire la véracité de cette information. Des données s’affichent à tout vitesse sur son écran numérique, puis il finit par acquiescer en gesticulant de haut en bas.

— En effet. Merci.
— De rien.  
— Bien ! Maintenant, je vais vous demander de lever les mains, pattes ou toute autres appendices en l’air afin que nous puissions procéder à votre arrestation.

Une iris se referme sur son viseur, et les LED incrustées dans son corps d’acier virent au rouge.
Ok. Ça commence à chauffer.
Sans attendre, je plonge au sol. Lorsque ma main écorchée rencontre le goudron, la réaction est immédiate : l’arbre courbé se redresse d’un coup et envoie valser deux drones dans le décor, puis un véritable geysers de racines fend le sol pour me propulser dans les airs. La bande de circuits rouillés n’a pas le temps de comprendre quoi que ce soit que, déjà, j’ai atteint les toits et repris ma forme de renarde. Mais mon répit est de courte durée : les drones ont la dents dures et niveau course-poursuite, ce sont des as. Très rapidement, le vrombissement de leur moteur résonne dans mon dos.
Réflexion à moi-même : en hauteur, je suis une cible facile ; alors, la première occasion, je plonge pour rejoindre le capharnaüm des ruelles.
Si Arkanta vie principalement le jour, le quartier Yōkai, lui, prend des airs de fourmilière dès le soir venu. Entre les boutiques ésotériques, les marchands ambulants, les dealers de rêves et les maisons de plaisances, les rues foisonnent de couleurs et de lumières. Une diversité de formes et de races défile à la lueur des lanternes volantes. Un spectacle magnifique au premier regard, mais qui dissimule la pauvreté et la misère. Ici, des milliers de Yōkai vivent dans la crainte de la loi humaine.

— Citoyen yokai, au nom du Grand Consul, arrêtez-vous ! Toute non-coopération de votre part vous rendra coupable de l’injonction 45.213.6 : outrage à l’autorité et résistance à…

Mais ferme-la !
Les drones me collent comme une nuée d’abeilles qui ne désire qu’une seule chose : me piquer le derrière. Leurs projectiles d’énergie bleue pleuvent autour de moi et m’obligent à slalomer pour ne pas finir rôti, au même titre que ce pauvre Tanuki. Les décharges frappent au hasard, explosant le chariot d’un marchand de nouilles, une statue de gardien, ou bien même, un vieil aéronef volant à contre sens.
Pas de chance.
Nouveau regard en arrière : les boites de conserve me rattrapent ! Bien ! Il me faut changer de tactique. Peut-être sont-ils plus rapides, mais moi, je connais ce quartier comme ma poche.
Je bifurque. Mon parcours m’emmène dans des ruelles de plus en plus étroites, des cours escarpées, des allées dissimulées. Je prends même la liberté de passer par une fenêtre et la pauvre habitante de l’appartement, une vieille Umioshô à la carapace blanchie, pousse un hurlement d’effroi à mon intrusion. Après une course poursuite qui me semble durée une éternité, je réussi enfin à prendre de l’avance. Je profite d’être hors de vue pour plonger dans une pile de cartons. Roulée en boule au milieu de laitues et de sachets de pousse Mongo, je lève le museau pour apercevoir la silhouette de quatre drones. Leurs rayons rougeoyants scannent les recoins de la ruelle, mais fort heureusement, ils passent à côté du monticule de cagettes sans se douter de rien et finissent par reprendre de la hauteur pour disparaître de mon champ de vision.
Tapis dans le noir, je prends conscience que j’ai arrêté de respirer.
Ouf… il s’en est fallu de peu cette fois-ci !
Mon regard vrille sur le pendentif en forme d’hameçon, toujours suspendu à mon cou.
Kaz, j’espère sincèrement que ta saloperie d’amulette en valait le coup !

 

 

 

 

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