- Ella, c’est l’heure de ton rendez-vous avec la psychologue, tu es prête ? me dit l'infirmière en rentrant dans la chambre peu après midi.
Je remarque qu’elle a mauvaise mine, peut-être juste de la fatigue. J'acquiesce en hochant la tête, sans trop d’enthousiasme. Me retrouver dans un bureau, à devoir dire ce que je ressens à une personne que je ne connais pas et qui va m’analyser de fond en comble ne me donne pas franchement envie, mais on ne m’a pas vraiment laissé le choix. D’un autre côté, je me dis qu’elle peut peut-être m’aider à y voir plus clair dans le seul souvenir que j’ai : cette mystérieuse Elisa. Pourquoi je me souviens de son nom à elle, alors que je n’ai pas été foutu de me rappeler de celui de ma mère et de ma soeur ? Encore plus étrange, quand ma mère est venue me voir ce matin, je lui ai demandé si j’étais censée connaître une Elisa, mais elle a froncé les sourcils, et m’a répondu que non, je ne connaissais personne de ce nom. J’ai vite changé de sujet pour ne pas soulever de soupçons, en prétendant que j’avais cru l’entendre dire ce prénom hier. Je ne peux pas vraiment expliquer pourquoi je n’ai pas voulu lui dire la vérité sur le flash que j’ai eu, j’ai juste cette impression que pour l’instant, je ne dois pas trop en parler à mes proches.
L’infirmière m’assoit dans un fauteuil roulant. Je déteste l’idée qu’on ne me laisse pas marcher seule, mais les médecins disent que mon corps a perdu trop de forces, et que mes jambes sont encore trop fébriles pour supporter mon propre poids. Je ne suis restée que 2 mois dans le coma, pourtant j’ai l’impression de devoir réapprendre à vivre, comme si je venais au monde pour la seconde fois, comme si je renaissais.
En sortant de la chambre, on emprunte un long couloir où les murs, le plafond et même le sol sont blancs comme neige. Je n’aime pas les hôpitaux. Je ne sais pas si je disais la même chose dans ce qui me paraît être mon ancienne vie, mais maintenant, je les trouve bien trop anxiogènes, j’ai l’impression que ces murs blancs m’étouffent et qu’ils vont finir par se refermer sur moi. J’espère pouvoir bientôt sortir, retrouver la lumière du jour, sentir l’air frais sur ma peau, entendre les oiseaux chanter. Je n’ai pas demandé aux infirmières, mais vu le grand soleil que je voyais par la fenêtre et qui chauffait ma chambre ce matin, je suppose qu’on doit être au printemps, ou en été. Je me rends compte que je n’ai pas posé beaucoup de questions depuis que je me suis réveillée, et maintenant elles m’arrivent en tête aussi nombreuses qu’un troupeau de chevaux. Quel jour sommes-nous ? Dans quelle ville suis-je ? Quelle est ma date de naissance ?
C’est si déstabilisant, de me sentir comme une étrangère dans ma propre vie, et d’être l’esclave de ma mémoire aux abonnés absents…
Qu’est ce que je suis censée faire maintenant ? Rattraper 20 ans de vie ? Me construire un nouveau présent, un nouvel avenir sans même connaître mon passé, sans avoir une idée de qui je suis ?
Nous arrivons enfin au bout du couloir, où mon infirmière ouvre une porte sur la droite ou il est inscrit “Perla Lavignon, psychologue”. Elle me fait entrer, m’avance jusqu’au bureau, puis repart. Je me retrouve alors seule face à celle dont le boulot est de décortiquer les moindres paroles qui vont sortir de ma bouche. Je me retrouve face à une jeune femme, qui doit être plus vieille que moi de seulement quelques années. Elle arbore un joli sourire et une expression chaleureuse et rassurante.
- Ella, c’est ça ? commence-t-elle en gardant son grand sourire.
- Oui, j’acquiesce, plus crispée qu’elle.
- Ne t’inquiète pas, tu peux te détendre. Je ne vais pas te forcer à me balancer tous tes tracas pendant que je vais tout noter sur mon petit carnet et hocher la tête à chacune de tes phrases, ce n’est pas comme ça que je travaille. L’objectif, c’est qu’on discute ensemble, des sujets dont tu as envie de parler. Je suis là pour t’aider à avancer, pour que tu te sentes moins perdue, et, si on y arrive, que ta mémoire revienne petit à petit. Ça te va ?
Je hoche la tête, rassurée par son discours qui me donne un petit peu plus confiance. Elle reprend la parole, avec un air plus sérieux :
- Alors, les médecins m’ont dit que tu souffrais d’amnésie. Ça a dû être difficile pour toi en te réveillant ? Comment l'as-tu vécu ?
- Oui j’ai eu très peur quand je me suis rendue compte que j’étais incapable de dire comment je m’appelais, et qui étaient les personnes avec moi dans ma chambre. J’étais complètement déboussolée, comme si j’étais enfermée dans un corps, dans une vie qui n’était pas la mienne, j’arrive à expliquer plus facilement que je ne l’aurai pensé.
- C’est normal que tu ressentes ça. Tu verras, petit à petit, tu vas apprendre à réapprivoiser cette vie qui était la tienne, tu vas apprendre à aimer de nouveau les personnes à qui tu tenais. Tu vas retrouver tes qualités, tes défauts, tes envies, tes goûts… Même si tu ne retrouves pas tous tes souvenirs, ce que tu es est gravé bien plus profondément à l’intérieur de toi, c’est quelque chose qui ne s’en va pas.
- C’est vrai que je n’ai aucune idée de celle que j’étais, du caractère que j’avais… J’ai l’impression de devoir cohabiter avec une personne dont je ne sais rien. dis-je, en sentant ma voix commencer à trembler
- Le plus important, c’est de te concentrer sur ce que tu vas vivre à partir de maintenant, toutes les nouvelles expériences qui vont arriver, toutes les personnes que tu vas côtoyer. N’oublies pas que tes proches vont t’être d’une aide précieuse pour ta reconstruction, parce qu’eux seuls ont la clef du coffre qui contient ton ancienne vie.
Je souris faiblement, parce que je n’ai pas la force de faire plus, mais le cœur y est. J’aime bien cette femme, j’aime la manière dont elle réussit à me rassurer sans pour autant me dire que tout sera facile. Elle est optimiste, mais extrêmement réaliste, et ça fait du bien.
Elle poursuit :
- Est-ce que depuis hier, tu as eu quelques bribes de souvenirs, ou des flashs par exemple ?
J’hésite quelques secondes à lui parler d’Elisa, mais quelque chose chez elle me pousse à avoir confiance, et il faut bien avouer que je ne peux pas résoudre ce mystère seule, je vais avoir besoin d’aide, alors je me lance :
- Oui, un seul, mais c’est bizarre, ça n’a aucun sens.
- Ah oui ? Explique moi, dit-elle avec un regard interrogateur
- Hier soir, juste avant de m’endormir, j’ai eu un flash : j’ai vu un bout de papier avec écrit en lettres majuscules le prénom ELISA. Sauf que selon les dires de ma mère, personne dans mon entourage ne s’appelle comme ça. Pourquoi je verrais le nom d’une personne que je ne connais pas alors même que je ne me souvenais pas de ma famille ? Et pourquoi écrit sur un bout de papier ?
- Je comprends tes interrogations. Malheureusement tu te doutes que je ne peux pas t’apporter les éléments de réponse dont tu as besoin, je ne suis pas médium, mais je peux te donner quelques pistes à suivre pour essayer de trouver qui est cette Elisa.
- Je vous écoute ? dis-je avec une voix pleine d’espoir
- Premièrement, tu devrais normalement, dans les jours qui vont suivre, rencontrer des nouvelles personnes de ton entourage, alors n’hésites pas à leur demander aussi s’ils connaissent une Elisa. Ensuite, quand tu rentreras chez toi, va regarder dans les feuilles que tu peux avoir s’il y a quelque part marqué ce prénom, comme tu l’as vu dans ton flash, tu trouveras peut-être des réponses de cette manière.
- Oui ce sont de bonnes idées, merci ! dis-je, relativement optimiste, une première depuis mon réveil.
- Je vais devoir te laisser repartir, mon prochain patient va arriver. J’espère que cette première séance a été bénéfique pour toi, et maintenant on se revoit dans 2 jours il me semble !
- Attendez, une dernière question s’il vous plaît, dis-je avec l’envie brûlante de poser celle qui me hante depuis le début de la séance.
Elle me regarde, attentive, attendant la suite de mes paroles.
Je lance :
- Et si je ne me souviens plus comment aimer ? Si je n’arrive plus à savoir ce que cela procure ?
Elle m’adresse un sourire chaleureux accompagné d’un rire discret, et me répond :
- Quand tu seras devant la bonne personne, je te promets que tu t’en souviendras.
Je souris, espérant secrètement qu’elle ait raison.
Je commence à bouger pour partir, mais j’en avais presque oublié que j’étais en fauteuil roulant, et surtout, je me rends compte qu’on ne m’a pas appris à l’utiliser pour me déplacer seule. Je sens l’envie de pleurer monter, en me rendant compte que je ne peux absolument rien faire seule. Heureusement, la porte s’ouvre, et un infirmier apparaît. Je remarque que ce n’est pas l’infirmière qui s’occupe de moi depuis mon réveil hier, mais un jeune homme. Sans le vouloir, mon regard croise ses iris marrons, et s’y accroche. Nous nous regardons tous les deux, pendant ce qui semble être une éternité, jusqu’à ce qu’il décroche les yeux pour dire bonjour à la psychologue derrière moi. Ses yeux… Ils dégagent quelque chose de spécial, de puissant. Il sont chaleureux tout en regorgeant de mystère, on a envie de s’y perdre sans pour autant trop s’y enfoncer. Je ne savais pas, ou je ne me souvenais pas, que des yeux pouvaient à ce point être magnétiques. Puis son attention se repose sur moi :
- Je suis l’infirmier qui va exceptionnellement s’occuper de vous pour cette fin de journée, car celle que vous avez l’habitude de voir n’était pas assez en forme pour continuer à travailler, explique-t-il, avec une voix à la fois douce et mystérieuse.
Je voudrais répondre, mais aucun son ne sort de ma bouche, alors je me contente d’hocher la tête. Il s’avance alors et se place derrière moi pour pousser mon fauteuil. Je ne sais pas expliquer la sensation qui s’empare de moi, de sentir qu’il est juste derrière. Des picotements tout le long de mon corps me donnent des frissons, et ma respiration s’accélère. Mais qu’est ce que cela veut dire ? Quel message mon corps essaie de m’envoyer ?
Au moment de passer la porte, la psychologue m’interpelle. Je me retourne.
- Je crois que tu viens d’avoir la réponse à ta question, me chuchote-t-elle en m’adressant un clin d'œil.
Je ne suis pas certaine d’avoir vraiment compris ce qui vient de se passer, mais pour la première fois depuis que je me suis réveillée, je me sens euphorique, comme si un brin de lumière venait de transpercer les portes de l’enfer.