Chapitre 2

Par Azurys
Notes de l’auteur : La jeune herboriste entame une après-midi classique lorsqu'un élément vient bousculer son programme.

Descendant du plateau comme j’y suis montée, j’use des racines comme des marches d’une échelle. L’air et les végétaux se font plus secs et permissifs qu’à l’ascension, la descente est plus sécurisée. Mais la prudence reste de mise, il serait regrettable que je finisse sur la liste des disparus du versant.

Le soleil est heureusement courtois ce matin, enveloppant la vallée dans un grand voile de brume lumineuse. Mon dos chauffe tout de même comme une enclume sous une lame chauffée à rouge, me rendant déjà nostalgique de la vaste étendue de feuilles mortes et de fleurs.

J’arrive dans ma cabane à l’approche de midi, couverte de terre, d’épines et de poussière, traînant avec moi une odeur nauséabonde. A la vue de la petite porte et de son panneau « absente pour la matinée », il m’est impossible de ne pas accorder une pensée aux villageois présents plus tôt, l’air inquiet et mobilisés de si bonne heure. Ai-je négligé un événement grave ? Seul le temps me le dira, et le temps est actuellement à la toilette. Quelques minutes me suffisent pour me rincer dans l’eau du ruisseau, en amont et à l’abri des regards.

C’est au zénith que mon estomac redouble de grondement affamés. Absorbée par mon travail, mes croquis et mes plantes descendues du versant, l’heure du repas m’a totalement échappée.

J’ai justement du gibier qui m’attend à la cave : un cerf chassé et salé il y a deux jours à peine. Le village est trop loin de chez moi pour que je puisse y entreposer mes vivres, c’est pourquoi on m’a creusé cette petite réserve pour y stocker de la glace et des provisions. C’est un luxe, sincèrement, que d’entreposer chez soi ses propres denrées, mais mon activité paye bien et je ne considère pas pour autant ma hutte comme un château.

C’est avec une torche-à-luciole en guise de seule lampe que je rejoins la cave. La glacière, située au fin fond de la petite grotte de la hauteur d’un homme accroupi, scelle la pièce dans un gel éternel. Vous comprenez sûrement mieux pourquoi je n’utilise pas de torche à flamme pour m’éclairer.
Malgré la faible lueur de ma luciole, voir un animal étendu sur son socle me ramène toujours à mes parents. J’ai en horreur de remuer mon passé, encore plus lorsqu’il s’agit de mes géniteurs, mais se retrouver dans cette petite pièce sombre et isolée n’y manque absolument jamais. Je préfère aujourd’hui considérer cette cave comme un sanctuaire de mes souvenirs plutôt que d’y ressentir un poids.

Le gibier étendu sur son socle me ramène forcément à mon père. Un chasseur, tuant des bêtes pour nourrir sa famille et pour vendre. Peu importe son tempérament solitaire et négligeant, j’ai toujours admiré son exceptionnelle maîtrise de l’arc et c’est de lui que je tiens mon intérêt pour l’archerie ainsi que la confection d’arc et de flèches. Ses qualités de tireur lui valurent une très haute reconnaissance dans les villages des landes, où nous vivions à l’époque. Me concernant, je reste une amateure, mais mes arcs n’ont pas à pâlir devant certains armements de bonne qualité. Surtout mes huiles de chasse, dont je suis la seule détentrice de la recette. Loin de moi l’idée de marcher dans les pas de mon père, je ne peux que lui être reconnaissante des quelques connaissances qu’il a su m’inculquer.

Ma mère, elle, était cueilleuse. Toutes ces herbes, racines et légumes que vous voyez entreposés sur les étagères, mère aurait su vous les nommer, décrire et préparer comme personne d’autre. Allant chercher ses plantes dans la forêt voisine (un bois étrangement abondante, par ailleurs), c’était à des herboristes, des soigneurs ou de simples chalands qu’elle les vendait. Cette femme savait aussi bien aromatiser un bouillon, soigner une plaie ou tisser un vêtement avec tout ce qui lui tombait sous la main. Son amour pour la végétation, bien supérieur à celui qu’elle portait pour sa fille, a fait d’elle un nom incontournable de la médecine, un nom que je préfère taire aujourd’hui.

Un couple normal, en somme, quoique particulièrement cultivée et autonome. Puis il y a moi, au milieu. Deux parents formidablement compétents, et un rejeton de trop. Du moins, c’est ce que le monde a essayé de m’inculquer. Aujourd’hui l’eau a coulé sous les ponts (ou plutôt, disons que j’ai détruit les ponts), et je ne pense plus à tout ça. Je préfère considérer ma jeunesse comme l’âge où j’ai pu me bâtir une base solide de compétences et de passions, qui aujourd’hui encore brûlent en moi quelques soient les intempéries.

Malgré tout, je comprends qu’on puisse s’interroger sur ma vision des choses. Après tout, chasser n’est pas une activité courante chez les amoureux de la nature. Or l’un n’empêche pas l’autre, au contraire : ma chasse est un maillon crucial de la longue chaîne de l’équilibre, et c’est sûrement ce qui a fait du couple de mes parents une combinaison parfaite. C’est quelque chose que je répète beaucoup aux personnes en deuil : la mort fait partie intégrante de la vie, et l’un ne persiste pas sans l’autre.

Deux tranches de venaison constitueront mon repas. Une fois le jambon préparé, je le fais sauter dans une poêle avec un peu d’eau et des épices, au dessus du feu brûlant de la chemiinée. L’odeur est splendide : une véritable ode aux épices locale. Une purée de grelot salée et beurrée accompagnera la viande, ainsi que l’éternelle salade verte. Je me demande parfois comment je peux oublier de me nourrir, lorsque manger est un tel plaisir.

Les tranches de cerf crépitent vivement sur la poêle. Je me sers une louche de purée préparée la veille puis entame mon repas. Le tout est délicieux, comme prévu (et comme senti). La lueur du soleil pénétrant par toutes les fenêtres dans un éclat printanier égaye nettement mon humeur, et je commence enfin à réfléchir à mon après-midi lorsque ma porte se met à vibrer. Quelqu’un frappe, et poliment qui plus-est.

Quand j’ouvre la porte, c’est Mélanie qui m’attend, des cernes jusqu’aux joues. Évidemment, la mère de la petite. Mon inquiétude de ce matin était fondée. Ses interminables tresses d’or, habituellement si ordonnées, frôlent l’hirsute. Sa frange, elle, s’assume complètement dans son chaos.

— Saria, entame-t-elle d’une voix fatiguée mais toujours aussi douce. C’est Dircée. Ma pauvre petite… elle va bien, enfin comme d’habitude. Mais cette nuit… tu devrais venir la voir.

Une étrange requête dans une étrange intonation. Si sa fille va bien, pourquoi peine-t-elle à trouver ses mots ?

— M’a-t-elle demandée ?

— Toute la nuit ma petite fille a fait des cauchemars effroyables. J’ai veillé sur elle, je lui ai demandé de me les décrire… elle a refusé. Je suis certaine qu’elle saura t’en parler à toi.

— J’arriverai après mon repas, soit dans une heure environ. Fais ce qu’il te semble raisonnable de faire pour elle et j’apporterai quelques herbes. De toute manière, j’ai des affaires au village.

— Sois louée ma belle. Nous t’attendrons et tu seras payée en conséquences !

Et elle s’en va, fossettes creusées. C’est ainsi avec elle : tout pour sa fille. Je le comprends, évidemment, mais je lui ai répété des dizaines de fois que le payement n’était pas ma motivation. C’est un problème récurrent dans mon domaine. Je ne convaincrai jamais les gens que l’argent n’est pas ma motivation. De ce fait, beaucoup pensent que je ne fais cela QUE pour l’argent. Si bien qu’il m’arrive à moi-même de douter de mes propres motivations. Fais-je payer le bon prix ? Dois-je seulement faire payer ma marchandise et mes prestations ?

Or il ne faut pas se faire d’idées. Je dois bien survivre, et la survie passe par l’argent, malheureusement. Ce n’est pas faute d’essayer de réduire mes dépenses au maximum. Si ma propre survie coûte un certain prix, c’est la même chose pour mes congénères. Je n’oserais pas leur retirer leurs moyens. Peut-être que j’en fais trop, que j’essaie de me convaincre d’être une bonne personne, mais ça, je ne le saurais jamais.

Concernant Mélanie et la petite Dircée, il en va autrement, cependant. Cela fait près de dix mois que je m’occupe de la petite plus ou moins activement, de l’ordre d’une à cinq visites par semaine. Imaginez l’état de la petite famille si je leur prélevais cent grêlons par visite.
C’est ainsi que j’ai convenu à un accord avec Mélanie. Lorsque je suis de passage, elle me prépare une portion de repas, ou une tasse d’acrasie en fin de journée. Et c’est tout ce qu’il me faut, étant donné qu’il s’agit d’un acte de survie dans le sens littéral. Même pas besoin de grêlons.

Je partirai bientôt pour Lacombe. Même si je suis inquiète pour la petite, je suis impatiente de la revoir. La dernière fois que je lui ai rendue visite, il y a une semaine, elle avait pu garder les yeux ouverts pendant deux heures entières, en arborant un sourire tout du long. Je suis consciente que son état reste instable à cause de la maladie, mais une lueur d’espoir est née quelque part dans mon cœur. Peut-être qu’on approche de la guérison. De plus, à en croire sa mère, la situation n’est pas grave aujourd’hui. Des cauchemars, ça arrive à tout le monde, n’est-ce pas ? Peut-être qu’une tasse d’acrasie pourrait l’apaiser elle aussi, mais j’ai tout de même prévu d’apporter quelques plantes et remèdes en cas d’urgence.

J’espère pouvoir la regarder s’endormir paisiblement, pour une fois.

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