1.
Miles avait remercié Cathy pour son aide précieuse, avant de reprendre la route avec sa grand-mère. Le calme régnait dans l’habitacle. Si elle n’avait pas perdu la vue, Lizzie aurait tout de suite remarqué que Miles s’inquiétait. D’un autre côté, sans sa cécité, ils n’en seraient pas là, sur cette route abominablement chargée de souvenirs.
— On est toujours sur cette maudite route, hein ?
— Oui, grand-mère.
— Je reconnaîtrais cette ligne droite entre mille. Ça va, toi ?
Sacrée Lizzie ! Même dans son état, elle se souciait de Miles.
— Ça va, mentit-il.
La gorge nouée, il s’interdit de penser à ce mois de juillet 1991. Frustré et furieux, il raffermit son étreinte sur le volant. Cet été-là lui revenait en pleine figure : l’explosion de sa famille, alors qu’il s’épanouissait actuellement avec Kamil et Maya.
— Et Kamil, as-tu pensé à le prévenir ?
— Merde !
Il avait coupé son téléphone en arrivant à l’hôpital. Kamil avait dû lui laisser dix mille messages super inquiets.
— Fait chier.
— Emmène-nous plutôt chez toi, qu’on le rassure tout de suite. Ou je peux l’appeler avec ton téléphone, le mien est resté à la maison.
Miles jeta un coup d’œil à l’heure affichée sur le tableau de bord : presque dix heures.
— On est bientôt arrivé. Je téléphonerai de chez toi.
Laisser le smartphone à Lizzie était un coup à causer un accident, et il préférait ne pas courir le risque. Il roula prudemment jusqu’à la sortie, emprunta le trajet qui le faisait passer devant l’école de Maya, pour laquelle il eut une pensée à cause du mangeur d’enfants qui terrorisait certains de ses camarades de classe. Il tourna vers les habitations sur la lande. Le paysage d’hiver, digne d’un roman gothique, inspira à Miles l’envie de changer de décor. Mist était lugubre à souhait, même sans sa brume légendaire.
— Nous y voilà, annonça-t-il en se garant devant la maison de Lizzie. Attends, je vais t’aider, ajouta-t-il en la voyant qui cherchait déjà à descendre.
Le temps qu’il fît le tour de la voiture, elle posait un pied sur l’herbe tendre. Miles lui prit le bras pour qu’elle sût pouvoir s’appuyer sur lui.
— Je connais chaque grain de poussière de cette maison, Miles Robinson, le réprimanda-t-elle.
D’un coup d’épaule, elle se débarrassa de son aide, le renvoyant ainsi au rang peu enviable de petit-fils inutile et désarmé. Il lui accorda pourtant une totale liberté, la laissa avancer à pas assurés et l’impressionner, par la même occasion.
— Alors, tu viens ? demanda-t-elle lorsqu’elle atteignit la porte.
Miles remonta la petite allée et glissa dans la serrure la clef qui ne quittait jamais son trousseau. Le battant grinça en tournant sur ses gonds, signal qu’attendait Lizzie pour entrer, les mains devant elle pour la prévenir des obstacles. Avec aisance, elle atteignit la chaise sur laquelle elle s’asseyait pour ôter ses chaussures.
Elle avait parfaitement raison en disant connaître chaque grain de poussière de la maison. Miles lui avait toujours connu cette disposition et cet ordre. Rien ne traînait jamais, chaque objet occupait sa place depuis toujours, les tasses que Lizzie servait pour le thé trônaient dans les soucoupes assorties et l’argenterie prenait la poussière dans un tiroir.
— Je vais nous préparer une bonne boisson chaude pendant que tu appelles Kamil.
Kamil, oui. Comment Miles se justifierait-il d’avoir oublié de le prévenir ?
Il récupéra son numéro dans le répertoire de son smartphone et appuya sur le téléphone vert pour le composer, un œil sur sa grand-mère, dans la cuisine.
— Miles ! Qu’est-ce que tu fous, bordel ?
— Je…
Les mots moururent sur ses lèvres. Il voulait s’excuser, mais de quoi ? D’être pourvu d’un cœur et de sentiments ? De n’avoir pas su gérer l’urgence de la situation ?
D’avoir oublié ton mari.
— Miles ?
— Je vais bien. C’est Lizzie.
Il expliqua tout, de la promenade nocturne à la perte de vue soudaine et inexpliquée de sa grand-mère, mettant de côté son incapacité à rester calme.
— OK, fit Kamil.
— C’est tout ?
Des reproches eurent été inattendus de sa part, mais Miles s’attendait au moins à un mot de soutien. Peut-être comptait-il trop sur son mari ? Pouvait-il lui demander d’être sensible, alors que lui avait échoué ?
— J’ai juste dix mille choses à faire, maintenant que je ne m’inquiète plus pour tes petites fesses. Prends soin de ta grand-mère et dis-lui bonjour de notre part, à Maya et moi.
— Je t’aime, Kamil, lâcha Miles d’une voix étranglée par l’émotion.
Kamil s’apprêtait à raccrocher, et, Miles ne comprit pas bien pourquoi, mais un drôle de pressentiment l’habitait.
— Moi aussi, je t’aime, idiot !
Kamil mit un terme à la conversation, et Miles rejoignit Lizzie derrière le plan de travail.
— Kamil et Maya te disent bonjour.
— Maya n’est pas à l’école ? s’étonna-t-elle sans cesser de s’activer.
L’eau commençait à frémir dans la bouilloire électrique. Le thé reposait dans un filtre intégré à la théière, et Lizzie avait même disposé des sablés dans une assiette.
— Si, elle est à l’école, mais tu sais que, si elle avait été là, elle t’aurait crié « Bonjour, mamie ! » derrière le téléphone.
Un sourire étira les lèvres gercées de Lizzie. Miles le reconnut tout de suite : celui de la nostalgie.
— Tu faisais pareil, avant…
Elle s’interrompit. Son sourire s’évanouit.
— Avant la mort de maman, compléta-t-il.
— Je suis désolée, mon petit, s’excusa sa grand-mère en cherchant sa main.
Il l’avança pour lui faire plaisir.
— Je sais que ce sera toujours frais dans ta mémoire.
— Sa mort… c’est pas le pire.
Le départ de son père, presque dans la foulée, l’avait fait culpabiliser. Il était sûrement parti à cause de lui, parce qu’il n’y arrivait pas sans sa mère. Si Miles avait été un garçon moins exigeant aux Noëls précédents… Aujourd’hui, encore, il se demandait à quoi aurait ressemblé sa vie si son père était resté.
— Tu veux bien me remplir le sucrier, mon petit ?
Miles ouvrit l’un des meubles fixés au mur et en sortit un sucrier plus vieux que lui. Les motifs de fraises et de feuilles s’effaçaient, rappelant à Miles que rien n’est éternel.
— Comment ça se passe avec Maya ? lui demanda Lizzie, tandis qu’il transvidait le sucre.
— Bien. Elle ne veut plus de son cartable rose. Ni de quoi que ce soit ayant cette couleur.
Lizzie eut un rire amusé.
— Elle dit que ça fait trop fille et qu’elle en a marre d’être une fille, que c’est difficile.
— Elle n’a pas tort.
— Mais je suis un mec qui vit avec un autre mec. Je ne me souviens plus trop de maman, et tu étais déjà seule à mon arrivée, alors… J’ai du mal à comprendre, à réaliser ce qu’on demande aux filles et aux femmes, encore à notre époque.
— Et Kamil, qu’en pense-t-il ?
— On en parle beaucoup. Il dit qu’avec sa sœur, c’est plus facile, mais il est plus proche que moi de Maya, aussi.
Miles s’efforça de dissimuler la déception dans sa voix.
— Avec les enfants, c’est rarement facile ou évident.
— Tu n’en as pas eu, fit remarquer Miles.
— C’est le voisin, peut-être, qui t’a élevé quand tu t’es retrouvé seul ? Et j’en ai été une, d’enfant. Aussi, je voyais bien le comportement de mon petit frère.
Tobey, qui avait disparu dans cette même maison, et que l’on n’avait jamais retrouvé. Lizzie parlait de lui avec un tel détachement qu’elle impressionnait Miles. Lui peinait à évoquer sa défunte mère sans avoir les larmes aux yeux, même après tout ce temps.
— Tobey ne voulait jamais participer aux activités familiales. Il préférait rester dans son monde, comme toi à son âge. Je crois que vous vous seriez parfaitement entendus… Ou vous vous seriez battus parce que l’un empiétait trop sur l’espace de l’autre, et vice-versa.
Lizzie et Miles partirent d’un grand éclat de rire.
La vieille dame entretenait avec soin le souvenir de son cadet. Malgré son âge, elle se rappelait certaines anecdotes, là où Miles continuait à enfouir les échos de sa mère sous un déni en acier trempé.
Lizzie arrêta la bouilloire et les servit.
— Tu me dis « Stop » pour que ça ne déborde pas.
Le liquide remplit la théière, et, quand le thé nagea dedans, Miles prévint sa grand-mère.
— Quatre minutes au minuteur, s’il te plaît.
Il s’exécuta. L’espace d’un précieux instant, il se crut de retour à cette période heureuse de son enfance où il se fichait de tout – la mort de sa mère, la trouille de son père, le collège –, sauf de contrarier Lizzie. Ils passaient, alors, beaucoup de temps ensemble, à confectionner de ravissantes et délicieuses pâtisseries pour satisfaire leur propre gourmandise. Ils prenaient le thé sur la terrasse, emmitouflés à l’hiver, entourés de bégonias et de géraniums à l’été.
Les quatre minutes s’écoulèrent dans un silence ponctué des tic-tac du minuteur. Dès que la sonnerie retentit, Lizzie tâtonna pour trouver la théière.
— Laisse, je m’en occupe.
Miles avait besoin de se rendre utile. Tout à l’heure, il rejoindrait sa famille parce que Lizzie refuserait qu’il la mît de côté pour elle, et, en attendant, il souhaitait lui rendre la vie plus douce.
— Tu penses que tu trouverais le chemin de la terrasse toute seule ? s’assura-t-il.
— C’est ma maison !
Elle y vivait depuis toujours, puisqu’elle appartenait à ses parents, autrefois.
Les mains devant elle, elle contourna habilement la table de la cuisine et se dirigea vers la porte-fenêtre.
— Ah, tant que j’y suis, Miles, peux-tu descendre mes lunettes ? Elles sont restées sur ma table de chevet. C’est bête, mais leur présence me manque.
Miles abandonna momentanément la boulé à thé, pleine, sur l’évier, et monta l’escalier pour récupérer les lunettes. Il s’arrêta net sur le palier. Du coin de l’œil, il put remarquer une porte entrouverte. Une porte précise, condamnée par les parents de Lizzie : celle de la chambre de Tobey.
Un détail dérangea Miles dans cette porte entrebâillée ; une gêne qu’il ne put identifier. Un frisson moite dévala sa colonne vertébrale.
Miles tourna la tête vers la porte. Son malaise s’accentua. Une peur irraisonnée l’envahit lentement. D’abord son esprit. Il cessa de penser clairement. Tout à coup, l’inconnu l’effraya bien plus que le gamin de onze ans qui découvrait l’histoire du dévoreur d’enfants. Puis son souffle. Court, irrégulier et mal calé sur les battements de son cœur. Enfin, ses jambes, enracinées dans le plancher. Lourdes.
Sans savoir par quel miracle, il se convainquit à avancer. Il ne voulait pas que Lizzie trouvât la porte ainsi. Elle avait suffisamment d’émotions à gérer, aujourd’hui, même si elle ne le montrait pas.
Miles prit une profonde inspiration et se força à aller jusqu’au bout du couloir. D’une main tremblante, il saisit le bouton de porte et ferma d’un coup sec. Aussitôt, son angoisse disparut, comme si elle n’avait jamais existé. Il trouva les lunettes de Lizzie sur sa table de chevet et les lui ramena. Le thé était froid. Miles ne comprit pas pour quelle raison il avait passé autant de temps à l’étage.
De retour chez lui, plus tard dans la matinée, il constata avoir un goût tenace dans la bouche. De l’eau salée.
— Est-ce que ça va ?
Kamil se tenait devant lui, tout près. Parcouru d’une forte envie de se blottir contre lui, Miles renonça pourtant, préoccupé.
— Je ne suis pas sûr, admit-il. J’ai l’impression d’avoir oublié quelque chose.
— Ou quelqu’un. Moi ? plaisanta Kamil.
— Je suis vraiment désolé pour tout à l’heure. C’était compliqué, et puis…
Miles se demanda l’utilité de raconter ceci à son mari. Il ne doutait pas que Kamil le soutiendrait… ni qu’il trouverait une explication rationnelle avec le stress.
— Non, rien. Je suis désolé.
2.
Lizzie regrettait l’absence de Miles, qu’elle avait renvoyé en fin de matinée. Il était hors de question qu’il la favorisât au détriment de sa famille. Qu’en penserait Kamil, en plus ? Sa grand-mère à lui le monopolisait-elle ?
Le soir venu, elle renonça à se préparer à dîner, fatiguée et amère. Elle se doutait bien que personne ne la prendrait au sérieux en évoquant le grand bruit, bref et soudain, qu’elle avait entendu la nuit dernière. Son père aussi le savait, tant qu’il n’en avait parlé qu’à sa « Lizzie chérie ». Son épouse et Tobey ignoraient tout de l’évènement : un matin de l’hiver 1950, elle s’était réveillée à l’aube, avant sa mère, avec un mauvais pressentiment. Elle avait aperçu son père sur la lande, tourné vers la mer. Pendant un instant, elle avait cru qu’il se jetterait de la falaise. Un clignement d’yeux plus tard, il marchait vers la maison comme si de rien n’était.
Il était rentré, perdu et, au bout d’un long moment au cours duquel Lizzie apprit la patience, il avait fini par parler. Soixante-dix ans plus tard, le phénomène se répétait, mais la vieille dame avait perdu la vue, contrairement au fringant James Wilson.
Elle monta se coucher et ramena sa couette sous son menton. Elle garda les yeux ouverts comme si elle fixait le plafond de son regard inexistant, puis finit par s’endormir, éprouvée par la journée.
Elle se réveilla plus tard. Elle ignorait quelle heure il était et pourquoi elle se redressa dans son lit, avec la peur chevillée au corps. Les poils de sa nuque, hérissés, picoraient sa peau. Elle n’osa pas se tourner quand le parquet du couloir grinça. Vieux réflexe de voyante.
Quelqu’un marchait.
Elizabeth avait reconnu le craquement d’une latte qui ne se produisait qu’avec un certain poids dessus.
Elle avait bien demandé à Miles de rentrer chez lui ? Elle ne l’avait pas rêvé ?
Son visiteur se rapprocha. Le bruissement de ses vêtements indiquait qu’il ne tarderait pas à franchir le seuil de la chambre.
Discrètement, la vieille dame tendit la main pour attraper son téléphone portable, sur la table de chevet.
— Qu’est-ce que tu fais, Elizabeth ?
Elle lâcha le téléphone, qui s’écrasa sur le sol.
Mon Dieu, cette voix…
Sinon j'aime beaucoup ! Les personnages sont attachant, leur relation est adorable ! J'ai beaucoup d'affection pour Lizzie ! J'aime bien aussi la minutie que tu prends pour décrire les actions de Lizzie face à sa cécité nouvelle !