Chapitre 2
Depuis son retour de Grèce, Louis De Deneviers avait pris l’habitude de passer ses matinées dans le bureau de son père. Le comte De Deneviers était en déplacement à Honfleur pour rendre visite à son frère Arthur, qui venait de s’installer avec sa femme dans l’un des châteaux familiaux. Louis était rentré à Paris pour assister aux noces de celui-ci et n’avait depuis pas encore décidé de sa prochaine destination.
Son petit rituel matinal lui apportait une routine qu’il n’avait plus connue depuis plusieurs années. L’aventure, aussi grisante soit-elle, ne semblait pas remplacer le réconfort de la famille. Assis derrière le bureau en noyer du patriarche, il se sentait comme l’homme de la maison, comme son père, et cela l’apaisait.
Deviendrait-il père à son tour un jour ?
En sa qualité de second fils rien ne l’y obligeait et il avait passé les sept dernières années à sillonner le monde, à le peindre, à le goûter et à le vivre. Il doutait de pouvoir faire un aussi bon père et époux que le comte Romaric, mais s’il parvenait à être ne serait-ce que la moitié de l’homme qu’il était, il en serait déjà fier. Son père l’avait élevé lui, ainsi que son frère et sa sœur, en leur inculquant aussi bien le respect des convenances, que la liberté que pouvait leur procurer leur rang. Il s’était toujours montré bon envers ses enfants, sans distinction, mais également envers sa femme, Philippa, qui semblait être le soleil autour duquel il gravitait. Leurs 36 années de mariage n’avaient pas terni leur amour qu’ils vivaient comme au premier jour. Louis ne se prétendait pas être capable de trouver un tel lien avec une femme, et c’était l’une des raisons principales qui le freinait dans sa recherche d’une épouse. Il ne voulait pas se forcer à un mariage ennuyeux par simple respect des traditions, personne ne l’y forcait, et bien que sa mère desespérait de le voir trouver l’amour, sa vie de célibataire lui convenait. Il en avait pourtant connu, des étrangères, des artistes, des sages ou des affranchies. Mais il n’avait, à aucun moment, touché du doigt quelque chose s’approchant du grand amour. Après tout, cela n’était peut-être pas fait pour tout le monde, et c’était sûrement aussi bien ainsi. Il ne lui venait pas à l’esprit beaucoup de couples aussi heureux que celui que formait ses parents, ils n’étaient pas la norme, ils étaient l’exception. Le portrait de son père l’observait, suspendu au-dessus de la cheminée en marbre qui lui faisait face. Le regard bleu pétillant et les cheveux grisonnants, il semblait l’encourager. Louis ressemblait davantage à sa mère dont il avait hérité le sourire ainsi que sa chevelure brune. Mais son regard, c’était bien celui de son père, si bien qu’en se regardant parfois dans le miroir il croyait voir son père l’observer. Mettant fin au fil de ses pensées, il se concentra à nouveau sur sa correspondance du jour. Comme d’habitude, celle-ci se révélait assez futile, composée d'invitations à différents dîners ou bals. Depuis que Paris avait appris son retour, toutes les familles ayant des filles à marier en avaient fait une cible de choix. Certes, il n'hériterait pas du titre, cet honneur étant réservé à son grand frère Arthur, mais sa rente et son nom était néanmoins l’assurance d’une vie très confortable ainsi qu’une place au sein de la noblesse française. Étant le dernier des De Deneviers à marier, sa sœur récemment fiancée devait célébrer ses noces en février de l’année suivante, la chasse était officiellement ouverte. Après avoir répondu par l’affirmative à la plupart des invitations, il se massa les tempes en se demandant si après tout c’était vraiment une bonne idée. Pourquoi s’infliger ceci, alors que jusqu’ici sa vie de de célibataire aux quatre vents lui avait très bien réussie ? Il n’aurait pas su répondre à cette question, mais au moins toutes ces soirées constituraient un bon divertissement.
Trop tard, pensa-t-il.
Alors qu’il s’apprêtait à quitter son siège et à retrouver sa mère dans le jardin, Monsieur Tuilier frappa à la porte et Louis lui dit d’entrer. Le Majordome portait un plateau en argent sur lequel se trouvait une seule lettre
– Excusez-moi Monsieur mais j’ai par mégarde laissé cette lettre dans la correspondance de la Comtesse. Elle vous est adressée, dit-il en traversant la pièce.
Louis prit la lettre et en la retournant, reconnut immédiatement le sceau de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture.
– Tout va bien Monsieur Tuilier, merci beaucoup.
L’homme quitta le bureau et Louis s’enfonça dans son siège en cuir. Il n’y croyait plus. Il avait soumis sa candidature un an auparavant, sur les conseils de son ami Benoît Levillier, lors de son retour à Paris après son séjour au Portugal. Après le dépôt de son dossier ainsi que d’une œuvre obligatoire, le morceau d’agrément, il avait été à nouveau convoqué pour recevoir le sujet de la future œuvre qu’il devrait remettre ; la mythologie. Il bénéficiait d’un délai de trois ans, pour remettre son morceau de réception cette fois-ci, qui serait présenté aux membres admis lors d’un concours qui lui assurerait ou non son admission. Il avait décidé de profiter de cette occasion pour se rendre en Grèce, terre de croyances et gorgée de mythes. Il avait visité des temples, marché le long des côtes, et lu un bon nombre de classiques dans d’anciennes bibliothèques avant de trouver le sujet de sa toile. Il choisit de s’inspirer du mythe d’Argyre et de représenter trois nymphes se baignant dans une crique qu’il avait visité. Il avait dû, par soucis de réalisme, se replonger dans plusieurs ouvrages et demander conseil auprès de spécialistes. En effet, la peinture d’histoire étant considérée comme le plus haut niveau et demandant une plus grande connaissance ne lui laissait en aucun droit place à l’erreur. Il intégra dans sa toile la constellation d’Amalthée, ainsi que la corne d’abondance lui faisant référence. Une des naïades accompagnant Argyre buvait du nectar de celle-ci, tandis que la seconde se baignait sous une cascade. Argyre au centre, se tenait sur un rocher couronné d’hortensias et de capucines rappelant sa tragique histoire avec Selemnos. Il avait présenté avec fierté son œuvre deux mois plus tôt. Sans nouvelle depuis, il avait cru que sa candidature au cursus de peinture n’avait pas dû être retenue. Et aujourd’hui, il la tenait entre ses mains. La fameuse réponse. N'y tenant plus, il l'ouvrit à l’aide de son ouvre lettre en ivoire et déplia la missive.
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Monsieur De Deneviers,
Nous avons bien reçu votre candidature pour notre cursus de peinture au sein de l’Académie. Après une étude de votre dossier, ainsi que de votre œuvre originale, nous avons le plaisir de vous annoncer que vous avez été accepté au sein de notre Académie.
Vos enseignements débuteront le lundi 1er Octobre 1725.
Cordialement,
L’Académie Royale de Peinture et de Sculpture
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Les mains encore tremblantes, il déposa le courrier sur le bureau. Un sourire béat se dessina alors sur son visage et il bondit de son siège, ouvrit la porte du bureau à la volée et dévala les escaliers pour rejoindre sa mère. Il sortit de la demeure par la porte arrière pour se rendre directement dans le jardin où celle-ci se trouvait, cueillant des roses. Ne l’entendant pas arriver, il la saisit de ses bras par la taille et la fit tourner en l’air.
– Mère ! s’écria-t-il. J’ai été reçu à l’Académie !
– Louis ! Pose moi tout de suite enfin, dit-elle en riant.
Le jeune homme s’exécuta mais ne perdit en rien son exultation.
– Regardez mère, j’ai reçu la réponse à l'instant, dit-il en déposant un baiser sur la joue de sa mère.
– Tout le voisinage n’a pas à t’entendre pour autant. Il craindrait que tu aies perdu la tête mon fils, reprit la comtesse.
Voyant qu’elle ne pourrait en aucun cas canaliser la joie de son fils, Philippa De Deneviers décida plutôt de se joindre à sa célébration. La comtesse avait quitté son pays natal, l’Espagne, pour son mariage avec le Comte, et depuis la famille qu’elle avait construite avec lui était son trésor le plus cher. Elle avait tenu à élever ses enfants avec un amour inconditionnel et une bienveillance pour leur excentricité qualifiée d’étonnante par la plupart de leurs relations.
Ton nom t’apportera l’argent, le pouvoir, le respect. Mais le bonheur, ce sera à toi de te battre pour le trouver, lui répétait-elle souvent.
Elle avait toujours été extrêmement fière de ses trois enfants et aujourd’hui bien que tous adultes, elle les poussait toujours autant chacun à s’épanouir autrement que par leur réussite sociale. Elle était une fille de bonne famille, avait reçu une éducation rigoureuse qui lui avait permis de s’intégrer sans difficultés à la cour, et même d’en devenir une icône. Cependant, elle n’avait jamais connu la rigueur que l’on imposait encore aujourd’hui aux plus jeunes de cette société. Elle avait mis un point d’honneur à en protéger autant que faire se peut ses propres enfants, en les amenant le plus possible à la campagne, les laissant grimper aux arbres, se baigner dans le lac au milieu de la nuit ou encore, plus exotique, laisser sa dernière fille choisir elle-même son époux à l’âge de 25 ans. Aujourd’hui, Philippa était une mère de famille comblée et la paix qu’elle avait vécu tout au long de sa vie se transmettait dans chacun de ses gestes et de ses paroles. Elle avait connu le bonheur et elle voulait le partager avec les autres. Voir son fils aussi heureux en ce jour illuminait son visage doré par le soleil.
– Je n’en doutais pas un seul instant Louis, je suis très fière de toi et je suis sûre que ton père le sera également, dit-elle en souriant.
Elle enleva ses gants et avant qu’elle n’ait eu à prononcer un mot, Monsieur Tuilier vint la débarrasser de ceux-ci ainsi que de son panier empli de fleurs colorées.
– Merci Monsieur Tuilier, dit-elle en lui souriant. Vous pouvez tout laisser dans mon atelier je m’occuperais de les arranger plus tard. M’accompagnera tu prendre le déjeuner dans le salon d’hiver ? demanda-t-elle en prenant son fils par le bras.
La décision avait été prise pour lui.
– Avec plaisir mère, répondit-il quand même avec un sourire.
Ils se rendirent ensemble dans le salon d’hiver qui en cette journée automnale était baigné de lumière. La température y demeurait très agréable, et il comprenait pourquoi sa mère appréciait autant passer du temps dans cette pièce. Son père l’avait fait construire pour elle il y a six ans, à l’occasion de leurs noces de perle. Il avait laissé le soin à la comtesse de la meubler et de la décorer à son goût pour qu’elle puisse en faire son lieu de recueillement personnel. Aujourd’hui, sous la verrière, s’épanouissaient différentes variétés de fleurs et de plantes grimpantes que Louis aurait été incapable de nommer. Elle avait fait installer des fauteuils aux tissus colorés ainsi qu’un établi où elle rangeait tous ses ustensiles et s’occupait de ses plantes. Sur les murs tapissés d’un motif toile de Jouy orangé étaient affichés plusieurs cartes postales qu’il lui avait envoyées lors de ses absences, mais aussi des dessins d’observation et des fleurs qu’elle laissait sécher la tête en bas. Alors qu’ils s'installaient face à face à la table placée au centre de la pièce, Louis songea que sa mère l’avait faite installer précisément dans le but de partager ce qu’elle aimait avec les gens qu’elle chérissait.
Le bonheur n’a de réelle valeur que s’il est partagé.
– On ne pense même plus à me faire appeler pour le déjeuner dans cette maison ? plaisanta sa petite sœur Annabelle en entrant dans la pièce.
Son éternel sourire plaqué sur son visage et ses cheveux bruns lâchés, elle illuminait la pièce par sa simple présence.
– Je vous rappelle que je ne quitterai pas le foyer avant l’année prochaine, dit-elle en prenant place à côté de son frère. Jusque-là, j’estime encore avoir le droit de manger avec ma famille.
– Espérer un peu de tranquillité, est-ce trop demander ? dit Louis faisant mine de lever les yeux au ciel d’un air fataliste.
– Oh je t’en prie ! Tu es bien celui d’entre nous qui tient le moins en place. Cela fait maintenant deux mois que tu es revenu et ça doit être ton record depuis des années !
Louis n’eut pas le temps de trouver une répartie suffisante car Monsieur Tuilier faisait son entrée accompagné d’un valet de pied. Les déjeuners dans le salon d’hiver, bien qu’informels, restaient tout de même dirigés par la main de maître du majordome. Une fois les plats servis, tous deux quittèrent la pièce. Dans leur intimité familiale, ils avaient pris l’habitude de se servir eux même, encore une coutume instaurée par leur mère. Louis se souvenait de l’expression outrée qu’avait pris le visage de Monsieur Tuilier la première fois que celle-ci lui avait dit qu’ils se serviraient seuls. Louis n’avait alors que quatre ans et l’homme d’habitude si stoïque n’avait pas réussi à cacher sa surprise face à ce comportement défiant les règles qu’il avait toujours connues. Ceci s’expliquait en grande partie par le fait qu’il venait seulement d’être embauché au service de la famille, mais aujourd'hui après 25 ans de bons et loyaux services, Monsieur Tuillier s’était accoutumé à ces habitudes. La conversation dériva alors sur les préparatifs du mariage de sa cadette. La confection du trousseau, l’envoi des invitations, et surtout la réalisation de la robe enthousiasmaient sans surprise sa mère mais également sa sœur. Il la découvrait sous un nouvel angle, celui d’une femme, d’une future épouse. Il n’arrivait pas à se souvenir une seule fois où il avait vu sa sœur s’intéresser à quoi que ce soit s’approchant de près ou de loin à ses toilettes. Fille cadette avec deux grands frères, elle avait toujours suivi ses aînés dans leurs jeux, leurs escapades et leurs chamailleries. Elle ne faisait pas grand cas de ses jupons gorgés de boue à la fin d’un après-midi animé, et son franc-parler le laissait parfois sans voix. Pourtant, aujourd’hui, elle lui apparaissait sous sa facette de femme, et cela l’émeut. La petite fille qui grimpait aux arbres avait grandie et avait laissé place à une femme à l’étincelle de défiance singulière dans le regard. Bon courage au futur époux, pensa-t-il en camouflant son sourire dans son verre de vin. Annabelle avait rencontré le marquis de Provence un an plus tôt au cours d’un bal donné par la mère de celui-ci. Le jeune homme avait, sans surprise, été immédiatement séduit par la jeune femme. Ce n’est seulement après une longue cour qui avait découragé plus d’un prétendant avant lui qu’elle avait finalement consenti à l’épouser. Louis était heureux pour elle, le marquis était un gentilhomme et il avait l’air d’accepter sa sœur sous toutes ses facettes. Les plus conventionnelles comme les plus originales. Peu d’hommes auraient demandé à épouser une femme les défiant au bras de fer, préférant de loin une compagne plus docile qui les laisserait briller. Au final, le simple fait que sa petite sœur ait dit « Oui » était la seule information qui comptait, il avait confiance en son intelligence.
– Au fait, dit l’intéressée. Félicitations pour ton admission à l’Académie !
– Qui t’as mis au courant, demanda Louis en prenant la dernière bouchée de son plat.
– À voir comment tu t’époumonais plus tôt dans le jardin je doute qu’il y ait âme qui vive jusqu’à Versailles qui ne t'ait pas entendue.
– Cesse donc de taquiner ton frère Annabelle, dit la Comtesse. Je suis très fière de toi Louis, dit-elle en lui serrant la main.
– Merci mère et merci à toi Annabelle, dit-il en levant son verre avant de le finir en une gorgée.
– Cela me permettra de t’avoir un peu plus longtemps à la maison. Le dernier de mes enfants encore célibataire. J’aurais pourtant cru qu’un jour tu me ramènerais une belle épouse d’une de tes contrées lointaines mais toujours rien, déclara-t-elle, faisant mine d’être désespérée.
– Voyons mère vous savez bien qu’aucune femme ne saurait dompter notre Louis, dit sa sœur en riant.
Louis préféra garder le silence. Rétorquer qu’il songeait, ou du moins effleurait l’idée, de trouver une épouse, aurait assuré à sa mère l’occasion d’organiser pour lui un défilé de thés et dîners jusqu’à ce qu’il jette son dévolu sur l’une des célibataires qu’elle aurait conviées. Rien qu’à cette idée,un frisson désagréable lui parcourut la colonne vertébrale. Certaines fois, la meilleure tactique reste encore le replis et il préféra garder son introspection matinale pour lui.
– Peu importe, repris Philippa. Je suis heureuse de t’avoir ici et je suis sûre que ta sœur aussi, ajouta-t-elle en regardant l’intéressée avec un sourire.
Annabelle leva les yeux au ciel.
– Cela sera l’occasion pour toi de nous accompagner au bal masqué donné par le roi, ajouta sa mère.
– Oh oui Louis, il faut absolument que tu nous accompagnes ! s’extasia sa sœur. Nous n’avons pas pu nous y rendre l’année dernière et de ce que m’avait rapporté Alice la soirée avait été absolument magique.
– Je n’ai pas eu connaissance de ce bal, répondit Louis. J’ai pourtant reçu un bon nombre d’invitations pas plus tard que ce matin.
– Je reste la comtesse, dit Philippa sur un ton fier. C’est encore à moi que l’on adresse les invitations à la cour. De toute façon j’ai déjà répondu que nous y serions tous les quatre, votre père sera rentré d’Honfleur d’ici là. Il serait impoli de nous fausser compagnie.
Le jeune homme n’avait de toute façon pas l’intention de refuser. Ses deux amis Benoit Levillier et Gabriel Ducart seraient sûrement présents et cela promettait une soirée mémorable, comme l’avaient été toutes celles qui avaient marqué la jeunesse des trois hommes. Ensemble ils avaient passé leurs nuits entre les clubs privés, les bals et les salons laissant dans leur sillage des bouteilles vides et des femmes en pâmoison. Ce bal ne dérogerait certainement pas à la règle.
La semaine qui suivit défila à une vitesse folle. Louis l’avait passé partagé entre l’excitation et l’appréhension. Ignorant comment, il avait réussi à se persuader que c’était son nom qui l’avait fait admettre à l’académie et non son travail. Il avait mis un point d’honneur à s'entraîner jusqu’à tard dans la nuit dans le seul but de ne pas se ridiculiser lors de ses premiers cours. Sa mère avait pourtant tenté de le rassurer mais avait rapidement abandonné face au caractère borné de son fils. Le dimanche soir, au fond de son lit, il peina à trouver le sommeil.
Le jour tant attendu arriva enfin, et sous les supplications de la Comtesse, Louis avala deux tartines avant de quitter son domicile en direction de l’Académie. Il décida de s’y rendre à pied espérant qu’une marche matinale dans les rues froides de la capitale aiderait à canaliser son énergie. Arrivé devant les grandes grilles, il s'arrêta et contempla l’imposant bâtiment qui lui faisait face. Les épaisses colonnes grecques s’élevaient jusqu’au deuxième étage de l’Académie, et déjà quelques élèves le bousculaient pour emprunter les escaliers menant à l’entrée principale de l’établissement. Sortant de sa rêverie, Louis les suivit et une fois dans le hall principal il s’immobilisa à nouveau. Face à lui, deux grands escaliers en marbre, un pour chaque aile, menaient au premier étage. Les murs étaient recouverts du sol au plafond d'œuvres réalisées par les élèves qui avaient foulé ce sol carrelé. Portraits, paysages, natures mortes, recouvraient l’entièreté de la pièce laissant à peine deviner la peinture jaune au-dessous. Au milieu de toutes ces œuvres, le jeune homme reconnut l’Allégorie de la fondation de l’Académie Royale peinte par Lenoir en 1666, 22 ans après la fondation de celle-ci. Aujourd’hui peinant à y croire, Louis était enfin devenu un académicien. Sa première journée se constituait d’une conférence de trois heures tenue par un des douze anciens de l’académie. Il suivit les maintenant nombreux étudiants, qui se rendaient à l’amphithéâtre et pris place au centre de celui-ci. Il sortit son carnet et assista à son tout premier cours magistral donné par le Maître Corti, portant sur l’interprétation d’un modèle en art. Il apprit comment donner de la profondeur à une œuvre grâce à la perspective, ainsi que de nombreuses règles qui formaient le mouvement classique. Il y fit également la rencontre de Martin Piort son voisin avec qui il sympathisa. Le jeune homme avait intégré l’Académie un an plus tôt et avait choisi le maître Corti comme maître d’enseignement. Il suivait ses cours de peinture chaque vendredi dans son atelier situé au domicile de celui-ci. Louis souhaitant également avoir le Maître Corti comme enseignant au cours de l’année, prêta une oreille attentive aux conseils de son nouvel ami pour pouvoir intégrer les rangs des élèves du prestigieux professeur. Il apprit que Monsieur Corti était, l’ancien du mois d’Octobre, de ce fait, des cours de peinture supplémentaires auraient exceptionnellement lieu au sein de l’Académie les mardis pendant les quatre prochaines semaines. Louis su que ce serait l’occasion pour lui de demander au Maître de rejoindre ses cours privés. Martin était issu de la classe ouvrière, et avait grandi sous la protection d’un prêtre d’une église catholique du sud de la France. Sa mère l’avait abandonnée sur les marches du monastère et le père Matthieu avait décidé de l’élever en compagnie des sœurs qui vivaient avec lui. Le jeune homme s’était d’abord entraîné à reproduire les œuvres qui ornaient son monastère, et avait ensuite débuté ses propres toiles originales, toutes empreintes de son éducation religieuse. Il était arrivé à Paris une fois reçu académicien et payait ses cours avec sa paye de portraitiste. Ses clients n’étaient pas fortunés mais le payaient suffisamment pour lui permettre de louer une chambre rue de la fleur à dix minutes de l’académie. Quand leur cours fut achevé, les deux jeunes hommes allèrent boire un verre avec un autre groupe d’élèves que fréquentait Martin. Louis se sentit à sa place, entouré de tous ces jeunes gens d’horizons tant différents du sien et pourtant tous si semblables par leur passion. Quand il rentra chez lui ce soir-là, il ne tarda pas à trouver le sommeil, empli d’un sentiment de contentement.
Le lendemain, dérogeant à sa règle, il dormit plus longtemps qu’à l’accoutumée et ne se rendit pas dans le bureau de son père. À la place, il rejoignit sa mère dans son salon d’hiver. Le soleil qui le remplissait une semaine plus tôt avait laissé place à d’épais nuages gris et la comtesse avait dû faire allumer plusieurs chandeliers dont la lumière réchauffait la pièce. Pendant que celle-ci était occupée à entretenir ses plantes, Louis la dessina habillée de son tablier marron, les doigts se faufilant entre les racines et les épaisses feuilles vertes. Il trouvait l’exercice de dessiner un modèle en mouvement stimulant. Devoir représenter les gestes et l’énergie du sujet lui ajoutant un défi supplémentaire. Une fois satisfait du résultat, il épingla son croquis au-dessus de l'établi de sa mère et la quitta en l’embrassant sur la joue. Il rejoignit sa sœur dans la salle à manger et tous deux partagèrent un déjeuner, il lui raconta ses débuts à l’académie et sa sœur lui fit part des nouvelles qu’elle avait reçu de leur frère Arthur. Celui-ci semblait s’épanouir dans sa nouvelle vie d’époux et de maître de maison. Leur père rentrerait dans les prochains jours. Une fois son déjeuner terminé, Louis prit le chemin de l’Académie avec ses fusains, crayons et son carnet de croquis. Aujourd’hui il assisterait à un cours de dessin de modèle vivant animé par le maître Corti. Ce cours était réservé aux élèves désireux de se spécialiser en peinture et plus particulièrement avec le maître lui-même. Chaque mois un nouvel ancien donnait des leçons et rencontrait les académiciens. Au terme de celui-ci, ceux-ci pouvaient choisir d’être formé par le maître de leur choix et si celui-ci acceptait il suivrait des leçons au sein de leur atelier à l’académie. Louis, voulant être formé par Pietro Corti et désireux de faire bonne impression, décida d’arriver en avance à sa classe. Sur les indications d’un élève croisé dans les couloirs, il trouva la salle et déposa son sac au pied d’un chevalet. Il déambula dans la pièce, observant les dessins d’autres élèves, feuilletant des traités d’art et regardant les passants plus bas dans la rue. Quand Martin entra dans la salle avec le même groupe qu’hier, les jeunes hommes s’installèrent tous les uns à côté des autres. Dans les dix minutes qui précédèrent le début du cours, la salle se remplit d’étudiants se saluant et discutant. Les voix se baissèrent lorsque le maitre entra dans la salle, accompagné d’une jeune femme qui devait surement être le modèle du jour. La petite femme qui le suivait se montrait particulièrement discrète et Louis eu l’impression d’être le seul à avoir remarqué qu’elle était là, tous les autres regards suivaient le professeur. Il continua à la regarder, elle avait des courbes généreuses qu’il prendrait autant de plaisir à dessiner qu’à parcourir pensa-t-il. Son visage doux et sa bouche en cœur feraient la plus belle des études. Son tempérament de séducteur ne semblait pas l’avoir abandonné même au sein de cette institution. Il se racla la gorge et effaça de son esprit les idées que lui apportait le modèle. S’il voulait se montrer sous son meilleur jour auprès du maître, il devait impérativement faire preuve de davantage de sérieux.
– Bonjour Messieurs, entama le professeur. Je suis le maître Corti et je vous donnerais vos cours de dessins pour ce mois d’octobre.
Tous les élèves s’étaient tus, attendant les consignes du vieux peintre. Derrière lui, la jeune femme installait un chevalet et sortait le nécessaire à dessin.
– Vos croquis constituent la base même de votre œuvre, reprit le maître en déambulant entre eux. Ils sont la ligne directrice de votre création. Vous choisissez ainsi où se pose votre lumière, vos ombres. C’est à vous en tant qu’artistes de décider où le regard du spectateur se posera en premier. C’est à vous de capter son attention dès les premières secondes.
Alors qu’il continuait ses explications, un homme entra par la porte arrière et alla se placer à coté de la jeune femme avec qui il échangea quelques mots à voix basse. Celle-ci lui indiqua le sofa pourpre se tenant au centre de la pièce d’un geste de la main. L’homme blond hocha la tête et commença alors à se déshabiller et le maître l’invita à s’installer. Il l’aida à se placer un pied au sol, une jambe repliée vers lui sur laquelle reposait son bras étendu. Le buste et la tête inclinés vers l’arrière, le regard fixant le plafond, il lui intima alors de ne plus bouger.
–Félix ici présent, nous fait l’honneur d’être notre modèle, reprit-il. Tâchons de rendre hommage à sa carrure du mieux que nous le pourrons messieurs.
Un rire parcourut l’assemblée et l’instant d’après tous s’attelaient à la tâche en silence. Le maître se déplaça entre eux, hochant de la tête à certains moments ou murmurant des conseils à d’autres, avant de rejoindre son propre chevalet qui faisait face à l’estrade. La jeune femme, dont il ignorait toujours la raison de sa présence, lui apporta alors son matériel et il compris qu’il s’agissait sans doute de son assistante. Jamais Louis n’avait vu une femme tenir ce rôle, sauf dans le cas où celle-ci était la femme de l’artiste, mais l’absence d’alliance à sa main lui indiqua que cela n’était pas le cas. Il reporta son attention sur Félix qu’il ne lâcha pas des yeux durant l’heure qui suivit, retraçant le saillant ses muscles et les ondulations de ses boucles sur le papier, une partie de son esprit toujours occupé par la paire d’yeux gris qui ne le lâchait pas.