Eri se redressa sur les oreillers qu’elles avaient jetés entre leurs deux lits simples.
— Et après ? demanda-t-elle.
Ses yeux souriaient. Naomi savoura la joie d’avoir réussi à l’émerveiller loin de cette chambre ; elle suspendit un :
— Après…
Et souffla la bougie. Elle enroula ses mains autour du socle du manège miniature et respira lentement pour que le mécanisme puise dans sa magie sans à-coup.
La structure s’anima. Les figurines de dragons finement ciselés déplièrent et replièrent leurs ailes ; la lumière qui émanait du manège projeta leurs ombres sur les murs et le plafond. Eri poussa un soupir ravi : c’était magnifique.
— Après, reprit Naomi, les enfants de la reine eurent les plus belles funérailles de l’histoire. Les bateaux s’aventurèrent loin entre les continents pour que les corps puissent sombrer dans la partie la plus profonde de l’océan, là où ils trouveraient vite le chemin vers Läbim, puis le repos. Les dragons dansèrent dans le ciel et firent des récits dans les étoiles et soulevèrent la mer en rideaux de gouttes qui créaient des arc-en-ciel.
— Et ils étaient en sécurité ? La reine ne les a pas trahis ?
— La reine ne les a pas trahis… Et plus que ça : la reine a décidé que la guerre devait terminer coûte que coûte.
— Combien de guerres on a eu avec les dragons ? demanda Eri.
— Je ne sais pas... Trop, en tout cas, dit Naomi.
— Est-ce que les dragons ont accepté la paix avec la reine cette fois-là ?
— Certains, oui. D’autres n’ont pas pu s’y résoudre.
— Miska et Anu, devina Eri en chuchotant.
— Oui. Miska et Anu quittèrent les îles du nord pour rejoindre les grandes eaux. On dit qu’iels construisirent là-bas un monde où les dragons et toutes leurs créations peuvent voguer librement.
— Toutes sauf nous, dit Eri.
— Toutes sauf nous, confirma Naomi.
Dans leur ton rêveur se nichaient des océans lointains.
La seule fois où Naomi avait vu la mer, ç’avait été en voyage scolaire à Logga. Là-bas, les vagues se heurtaient aux bateaux et s’enroulaient jusqu’à des hangars. Où étaient les falaises de leurs livres d’enfants ?
Comme Eri n’avait pas pu venir au voyage — des vertiges et la nausée le matin même l’avaient condamnée à rester à la maison —, Naomi avait embelli pour elle ses descriptions de Logga. Elle avait inventé une baie avec des crabes qui se déplaçaient de gauche à droite en ouvrant et fermant leurs pinces. Elle avait vanté des navires hauts comme les séquoias millénaires de la forêt de Landamaeri et avait juré que les vagues reflétaient si bien les lunes et les étoiles que la nuit flamboyait plus que le jour.
— Faut que je te montre quelque chose, dit soudain Eri.
Elle alluma la bougie, fouilla dans les tiroirs contre le mur, parmi les cartes qu’elle collectionnait. Elle avait créé des sceaux spéciaux pour les refermer, un langage de symboles qu’elle seule comprenait et qui fascinait Naomi.
Eri s’agenouilla par terre et déroula une carte. Les représentations les plus courantes de leur monde n’allaient pas au-delà de la Triade ; certaines, érudites, prenaient la peine de montrer encore les terres exilées de Fedha ; les plus fantasques s’obstinaient à placer l’Archipel des Danseuses et l’étrange continent aux falaises et vagues géantes (lieu réel ou paysage de légende ?). La carte qu’Eri avait dessinée — car Naomi ne pouvait s’y tromper : ces traits, ces couleurs, la précision de la nomenclature et de la légende, tout dénotait son talent unique — était encore plus étrange. Sous les continents dont Naomi avait l’habitude apparaissait une moitié de carte vide : les océans du sud.
Naomi frissonna de voir les grandes eaux surgir comme ça, immenses, sans une seule mage pour les parcourir, interdits à l’espèce entière, grandioses, visités par des baleines, raies, pieuvres, sous le règne de dragonnes anciennes et respectées…
Ce n’était pas interdit de parler des océans du sud mais ça ne se faisait pas, et encore moins depuis la guerre. Naomi sentait comme un soupçon de blasphème dans cette carte, comme un acte de trahison.
On toqua à la porte.
Naomi souffla la bougie une deuxième fois tandis qu’Eri enroulait précipitamment la carte. Les triplés ouvrirent la porte. La pièce s’illumina de la blancheur froide de leur lanterne.
Dans l’embrasure de la porte, leurs silhouettes ressemblaient à une planète à anneaux, une galaxie. Jamais personne ne s’était aussi bien entendu que ces trois frères, sauf peut-être leurs parents.
— Qu’est-ce que vous fichez dans le noir ? demanda Momo.
Face au silence des deux sœurs, il reprit :
— Tu te sens mieux, Eri ?
— On a apporté ton gâteau, tu l’as pas fini tout à l’heure, dit Masa.
Naomi ouvrit les rideaux pour que la lumière orangée du lampadaire adoucisse les couleurs. Dehors, des passants parcouraient encore les passerelles entre les arbres.
Eri remercia leurs frères pour leur gentille attention. Il y eut un silence. Ils ne partaient pas.
— Oui ? demanda Naomi avec agacement.
— On peut te parler ? demanda Michio.
Il profitait bien trop d’être son préféré. Naomi acquiesça, sourit à Eri et les suivit hors de la chambre et en bas des escaliers.
Dans le salon étroit, elle fut surprise de trouver leurs parents sur le vieux sofa au coin du feu. Les triplés s’installèrent par terre. Naomi récupéra une chaise autour de la table et s’assit raidement.
De voir qu’ils la regardaient avec gêne, unis par des conversations qu’ils avaient déjà eues sans elle, la mit en colère. Elle récita mentalement quatorze, vingt-huit, quarante-deux, cinquante-six, etcetera, pour s’apaiser. Depuis que sa soeur avait avoué que les cris lui donnaient des maux de ventre, Naomi avait résolu de répondre à tout d’une voix calme.
— Oui, alors, on voulait te parler, commença son père d’un ton hésitant.
La cuisine n’était pas rangée. Naomi se tourna vers la table de nouveau mais elle était débarrassée ; elle aurait juste un peu de vaisselle avant de dormir.
— Tu écoutes, Naomi ? la rabroua sa mère.
Si Naomi avait une madée pour toutes les fois où elle avait dû acquiescer à cette question, elle aurait de quoi payer une dérogation de logement et vivre avec Eri dans leur propre maibane.
— On s’est dit que… qu’il est peut-être temps d’accepter l’hospitalisation, dit son père d’une voix si basse que Naomi faillit ne pas entendre.
Ce fut comme une décharge. Naomi sentit sa gorge se nouer, ses épaules se tendre. Ses cheveux se dressaient-ils sur sa tête ?
— T’expliques mal, papa, dit Michio. C’est pas pour nous, c’est pour Eri.
— Mais faut vendre, non ? lui demanda Momo, s’attirant un regard foudroyant.
— Vendre ? répéta Naomi, avant de soudain comprendre.
Vendre. Ses parents partaient. Leur vieux rêve se réalisait. La ferme, loin de la capitale où ils vivaient.
— C’est une toute petite ferme, modula son père.
Sa mère expliqua qu’ils travailleraient du matin au soir. Ils ne pourraient pas s’occuper d’Eri.
Et ils ne s’étaient pas dits que par conséquent, il vaudrait mieux ne pas partir ?
— Nous on va faire un bout de logement à la charcuterie, dit Michio, mais il n’y aura pas assez de place.
— Déjà à trois, ça va être festif, ajouta Masa.
— Formidable, souffla Naomi.
Garder son calme. Eri n’aimait pas les cris.
— Pas de problème, croassa-t-elle à travers des mâchoires serrées. On se débrouillera toutes seules.
Les triplés et les parents échangèrent un regard.
— J’en suis parfaitement capable, dit Naomi.
— Qui prépare à manger ici ? demanda brusquement la mère. Qui change les draps et serviettes ?
— Tes horaires à l’Alcôve sont longs, tempéra Michio en prenant la main de Naomi. T’es déjà épuisée tout le temps.
Sa tendresse faillit briser Naomi. Et si elle renonçait ? Et si elle s’allongeait sur la mousse moelleuse de la forêt et laissait les ours la manger ?
Mais Eri.
— Je travaillerai plus souvent de la maison, proposa-t-elle. Je m’arrangerai avec une cuisinière pour les repas.
— Ils ne vous donneront pas de logement, dit son père doucement.
— On vivra dans la forêt, dit Naomi.
— Non, asséna sa mère.
Son ton était si froid, si implacable, que personne n’osa bouger.
— Je ne perdrai pas une deuxième personne à la forêt, dit-elle.
Naomi entendit des pas dans l’escalier et se précipita pour aider Eri à les rejoindre. Chaque fois que sa petite sœur, la dernière de la famille, le miracle et l’accident, s’appuyait sur elle pour marcher, Naomi était projetée vingt voltes en arrière, quand elles étaient aussi petites que les poignées de porte. Elles avaient désormais toutes deux un travail et un visage de jeune adulte.
Eri voulut s’asseoir sur le tapis. Les parents posèrent un coussin entre elle et le canapé pour qu’elle appuie son dos. Sa mère caressa ses cheveux noirs.
Quand Naomi croisa le regard de sa soeur, elle sut que celle-ci les avait écoutés et voulait accepter l’hospitalisation.
— Je peux vivre à la ferme, dit Naomi en désespoir de cause. Avec les parents et toi. Je m’occuperai de toi.
— Est-ce qu’il y a un hôpital près de la ferme ? demanda Eri.
Le silence se chargea de répondre.
Quel rêve stupide. Rejoindre les fermiers du sud-ouest. Retourner sur les terres de natales de sa mère. Naomi savait qu’ils attendaient depuis trente voltes, que l’attente était devenue plus longue que le temps qu’il leur restait pour vivre ; et pourtant, elle trouvait ça si égoïste. Les rêves ravageaient tout.
— Je peux me marier, dit Naomi en baissant les yeux.
Elle eut tout de suite la nausée, d’autant plus quand sa mère avança sur son siège, intéressée.
— Je connais quelqu’un, dit celle-ci.
Elle parlait vite, comme si un homme s’apprêtait à surgir de la cuisine en tenue de cérémonie.
C’était probablement un de ces enseignants qui achetaient des carnets dans la papeterie de ses parents. Dire qu’ils fermaient le magasin. C’était étrange d’imaginer l’école sans sa boutique voisine, comme une vache sans son oiseau symbiotique.
— Il accepterait Eri sous son toit, réfléchit sa mère à haute voix.
— Je n’irai pas, dit Eri tranquillement. Que tu te maries ou non, je ne vivrai pas sous ton toit.
La formulation était si dure que Naomi dut se raccrocher aux yeux d’Eri, penchés vers le tapis qu’elle caressait pour se rassurer, afin de se rappeler qu’elle ne la rejetait pas ; elle la sauvait.
Le cénacle madéen distribuait des logements uniquement aux unités familiales. Une unité familiale se définissait par “un lien de parentalité permettant la perpétuation de la civilisation madéenne”. Selon les doyaens, c’était la seule façon de respecter l’équilibre de la forêt : si on laissait chacune vivre à sa guise comme à Ilyn, les maibanes se multiplieraient à toutes les branches, au détriment des arbres et des animaux. Pour vivre en harmonie, il fallait limiter les logements.
Naomi était d’accord avec tout ça.
Mais elle avait beau essayer, elle n’était pas attirée par les hommes.
— Naomi ? appela Eri.
Les parents et triplés parlaient à voix basse de la ferme — elle était près du fleuve Millet, un emplacement de rêve, quelle chance.
Naomi leva les yeux vers sa sœur. Elle aurait aimé la rassurer mais elle sentait que son regard exprimait sa panique.
— Merci de m’avoir évité l’hôpital tout ce temps, dit Eri. Mais tu sais, je crois que là…
Dans sa phrase suspendue, elles se remplirent d’images une fois de plus mais il n’y avait plus aucun océan lointain.
Elles voyaient la salle d’attente au plafond haut comme les temples, la cabane de la guérisseuse qui les connaissait trop bien. Elles repartaient chaque fois sans diagnostic ni traitement, juste quelques conseils que Naomi était devenue experte à suivre : Eri devait s’asseoir confortablement dans une pièce sombre ; du silence ; de l’eau chaude, de préférence à l’écorce de bouleau ; passer de l’huile de morue sur la plante des pieds et des feuilles de basilic sur les tempes (“heureusement que ce n’est pas l’inverse”, avait plaisanté Eri une fois qu’elle s’était sentie mieux) ; prier à Aurinko, dieu du soleil.
— Et pour les cauchemars ? avait demandé Eri la dernière fois.
La guérisseuse avait regardé les deux sœurs jusqu’à ce que Naomi se demande si elle avait entendu. Elle qui semblait toujours avoir les réponses avait perdu son assurance pendant un instant ; son visage s’était ouvert et ses yeux s’étaient remplis d’une tristesse profonde comme l’océan.
Pour les cauchemars, il n’y avait rien à faire. Il fallait vivre avec ses monstres.
Quand la guérisseuse avait repris contenance, elle leur avait conseillé de ne plus revenir. L’hôpital ne pouvait rien de plus pour les symptômes d’Eri et elle ferait mieux de rester au chaud dans sa maibane.
Naomi l’aurait insultée mais elle s’était souvenue : Eri n’aimait pas les cris.