Des années plus tôt
« Faisons une pause, les enfants ! Nous continuerons ensuite de parcourir l'histoire du village. »
Une grande femme en tunique à carreaux bleus venait d'achever son récit sur la fondation des lieux. Selon les rumeurs, les premières chaumières auraient été bâties voilà cinquante ans. Dans cet environnement chaotique dominé par une grande cité, le village avait toujours vécu prospère, loin de tout souci.
L'adulte élevée sur une petite estrade dispensait des cours oraux, tandis que les enfants écoutaient assis en tailleur sur la terre.
Retrouvons le petit Jean Lou au premier rang, déjà torse nu en toute occasion. À chaque pause, il produisait un effort surhumain pour se remémorer les dires de son aînée, traçant des rappels dans le sable. En d'autres termes, il restait seul.
Aujourd'hui comme chaque jour depuis son adoption par cette communauté, une petite tête se joignit à lui, s'accroupissant afin de l'imiter. Tout sourire, elle afficha un gruyère enfantin.
« Hé ! Tu fais quoi ? »
L'enfant ne répondit pas comme à son habitude.
« Laisse le Zip, il est bête. » Derrière la jeune fille s'étaient plantés trois garçons. Celui qui s'exprimait affichait un sourire narquois. Depuis quelques jours, ils passaient à l'action en lançant moult quolibets au garçon solitaire.
« Arrête Victoire ! Il est juste timide ! Pas vrai ? répliqua Zip en tapotant l'épaule de celui qu'elle embarrassait.
-Me touche pas ! Jean Lou la repoussant se leva pour faire face aux nouveaux-venus. Je fais confiance qu'à mes parents ! »
L'inconscient Victoire enfonça le clou. Si les enfants montraient une curiosité et capacité à tester tout ce qui les entourait, aujourd'hui le jeune et déjà frêle garçon rencontra sa limite.
« Lesquels ? demanda-t-il d'une naïveté feinte et cruelle, tout le monde dans le village sait que t'as été a- »
Ni une, ni deux, le garçon provocateur se retrouva au sol, une petite masse l'écrasant de tout son poids et lui donnant des coups de tête à répétition.
Derrière, les deux acolytes ne purent venir en aide à leur chef : une autre tornade leur barrait la route, ayant décidé que la correction s'imposait.
La professoresse affolée par le chahut arriva trop tard. Les autres élèves, venus observer le spectacle, entourèrent trois corps se tortillant au sol, gémissant de douleur.
Les deux responsables avaient disparu.
○○○
Retour dans le présent
J'ouvre les yeux. Je flotte dans des couleurs éparses. Où est-ce que j'ai atterri ? On est quel jour ? Une minute...
Je baisse les yeux sur mon torse, et tombe sur un trou. Du rouge visqueux ne cesse d'en couler.
Une minute, je suis mort !
Comment puis-je ouvrir les yeux ?! Pourquoi mon corps m'obéit-il toujours ? Mais mille choses étonnent ici, comme le fait qu'il n'y ai pas de sol, ou que je fasse la brasse dans une flasque de néant multicolore.
Tout coule autour de moi. Au moins il ne fait pas noir, dans l'au-delà. Ça me rappelle quand on nageait dans l'étang au fin fond de la forêt.
Je suis mort.
Alors pourquoi aperçois-je quelqu'un d'autre non loin de moi ? Un type en armure intégrale, et immobile. De son casque, son gorgerin, jusqu'à ses solerets, impossible de discerner la moindre parcelle de peau sur ce que je suppose être un homme.
"MmMmMmMmMh... Qui ose troubler le sommeil du guerrier qui a fait son temps que je suis ?" s'enquiert-il.
Je ne sais comment dire, quelque chose émane de lui, une puissance me dissuadant de le provoquer ou même d'éprouver quelque sentiment de supériorité. Je répond en tournoyant, incapable de freiner complètement l'impulsion de mes bras pour le rejoindre.
"S-salutations, Monsieur. Soyez assuré que si la situation eût été de mon seul ressort, en ces lieux je ne me fusse pas retrouvé. Mais voilà, je suis mort.
Je me stabilise. L'armure se tourne vers moi, et réplique d'un ton sentencieux.
-Ah ! Une excuse ! Et tu penses céans t'en sortir ? Voilà un siècle que mon marteau n'a pas servi, je devrais la meuler sur ta caboche créatrice de raisons !
-A-Attendez ! Monsieur, j'ai été vaincu lors d'un duel contr-
-PARCE QUE TU APPELLES ÇA UN DUEL, MON GARÇON ?!" Sa voix résonna dans ma tête, et je résistai à l'envie de me couvrir les oreilles. Dis plutôt que tu t'es fait terrassé, pitre que tu es de ne pas avoir pris un tel adversaire au sérieux ! Tu n'es qu'un foutriquet !" enchaîna-t-il, pointant en même temps vers moi un doigt accusateur.
Tout à coup, une sorte de fresque apparaît à côté de lui. Tout bouge à l'intérieur. Passé l'émerveillement je constate que c'est une vue sur mon pauvre village adoptif. Cet endroit est poreux : tout s'observe depuis !
L'armée de Grousserac a gagné, les futurs esclaves sont enchaînés, préparés à subir quelques heures de marche sans eau, nourriture ou repos vers la cité. Ni Zip ni Victoire ne semblent se trouver dans le lot.
Mon coeur se serre en apercevant les toits du village se consumer sous le feu insatiable. Je dois y retourner !
"Par pitié, monsieur ! Qui que vous soyez, si vous en avez le pouvoir, laissez moi retourner là-bas aider mes amis ! L'autre se gausse, comme si je lui avais demandé la lune.
-Mon petit, cette paix est ce pourquoi luttent tous les vrais guerriers. Tu n'en es pas un, mais tu as du potentiel. Pour tout te dire, cela fait un moment que Nous t'observons." Son ton change, il n'est plus agressif, mais ferme.
"Je serai prompt. Tu n'es pas encore mort. Mais tu n'es plus tout à fait vivant. Tu es un mort-vivant.
-Un mort-vivant ?
-Un mort-vivant."
Un blanc se fait alors.
J'ai pas tout compris. Son casque me fixe, c'est à se demander si quelqu'un se trouve vraiment derrière.
Brisons le blanc.
"Bon, et comment je retourne chez les vivants ?
-Ton cœur ne peut plus fonctionner, c'est pourquoi Nous t'avons conduit ici afin de te proposer un marché.
-Nous ?
-Nous."
Blanc derechef. Pourquoi dire "Nous" lorsqu'on est seul ? Peut-être venais-je de rencontrer le Roi des Ravagés.
J'ai hâte de partir, mais il poursuit.
"Voici : je t'offre la poursuite de ton existence, comme si de ton accident rien ne s'était produit. En échange, tu dois faire en sorte que, moi aussi, je ne sois plus un mort-vivant.
-En vous ressuscitant ?
-Idiot ! Je t'ai dit que j'avais plus d'un siècle.
-Et ?"
Il secoue la tête, avant de murmurer : "Je n'ai donc pas choisi la cuirasse la plus chatoyante de l'armurerie." Décidément, il n'est pas très clair dans ses propos.
Je demande : "Si j'accepte, vous pourriez réparer mon nez ?
-Non."
C'est intolérable ! Cela me donne assez de courage pour protester.
"Ah non alors ! Pas de nez, pas de bagarre !
-Très bien, que tes amis se débrouillent. Je te laisse à ta mort, et m'en vais à la recherche de quelqu'un de plus digne que toi."
○○○
Sur le champ de bataille
Zip ouvrit les yeux. Elle se trouvait à une dizaine de mètres du cadavre de Jean Lou, derrière un buisson. Elle découvrit en se retournant l'orée de la forêt, ainsi qu'un homme qui dans un premier temps la terrifia par la cicatrice creusant la moitié de son visage.
"Tout va bien ?" s'enquit d'un ton neutre ce sauveur qui arborait la même armure que l'envahisseur cruel ; origine, on le comprend, de l'étonnement de la villageoise.
Elle considéra avant toute réplique l'exploit réalisé. En quelques secondes, ce type à la méchante balafre l'avait rejointe pour la subtiliser au nez et à la barbe de la lame de son supérieur, et l'amener tout aussi promptement en sécurité à l'abri du combat.
Instinctivement, Zip posa une main sur son cœur, qui ne savait comment battre. Tantôt dévasté par la perte d'un être cher, il avait accueilli bon gré mal gré le gel élégiaque ; tantôt résolu, il avait ensuite voulu abandonner sa maîtresse, et pulsait un sang de détresse ; tantôt perdu, à cause d'un sauvetage qu'il ne parvenait à trouver providentiel, il balbutiait le sang comme on balbutie de maladresse.
Voilà pourquoi, assaillie de mille émotions, la pauvre femme se sentit un instant inhumaine, comme si on lui eût accordé un temps de vie auquel elle n'aurait jamais dû accéder.
"Merci, je suppose. J'espère que t'as bien réfléchi avant d'agir, je ne crois pas que ton peuple autorise le pardon aux traîtres, dit-elle sans aménité.
-Ce n'est pas mon peuple. Ça ne l'a jamais été."
[Une de tuée, une de sauvée...
Ça ne sonne pas du tout comme une équivalence.]
Ubarite, qui cherchait à comprendre où diable était passée la sotte à sa merci, balaya son regard autour du roux cadavre, du village et de la forêt, à la recherche de l'explication. C'est alors qu'un sous-fifre vint le questionner sur la marche à imposer aux prisonniers pour rentrer à la cité en peu de temps.
C'est le moment que Victoire choisit pour intervenir, surgissant d'un buisson, dague au poing pointée vers le bas, pour venger son ami.
Ce brave souffle primesautier de l'âme resta à l'état d'élan : courant en hurlant, le pauvre enfant mordit la poussière, son sprint et le souffle coupés par un coup de pied frontal de l'imposant commandant qui fit volte-face en un claquement de doigt, comme s'il avait prédit l'assaut.
"Toi, tu es aussi furtif que ton ami était épéiste !" ricana le commandant.
Zip serra les dents. Elle allait perdre un second frère si elle n'agissait pas. Son sauveur derrière ne comprit que trop bien cette pensée.
[Non... Je ne te laisserai pas y retourner. Tu dois vivre.]
Ubarite marcha vers sa victime encore à terre, lui abattit sa sandale sur la tête et remua le pied. Victoire s'évanouit au choc.
N'écoutant que son instinct, la survivante s'élança à nouveau sur le champ de bataille avant de s'aplatir sur la terre, menton cogné contre sol. "Hé ! Lâche moi ! Je t'ai rien demandé !" Vociféra-t-elle en se débattant du pied.
L'inconnu à la cicatrice la retenait par la botte, et tira d'un coup extraordinairement sec pour la projeter dans la forêt, avant de murmurer un "Je m'en occupe."
[Bon, pas le droit à l'erreur. Je fonce, j'éventre mon ancien bâtard de supérieur, puis je m'enfuis avec les deux.]
○○○
Chez les morts
"Allons, ne le prenez pas comme cela !"
Mais l'armure ne me répond plus. Me voilà contraint.
"Soit, j'accepte de vous aider. Vous m'expliquerez tout le reste après m'avoir renvoyé ! Tant pis pour mon nez, en avant ! Dépêchez vous, Victoire va se faire tuer !!"
L'entité en armure réplique sèchement.
"Tu ne sais pas à qui tu t'adresses, jeune inconscient !
-Ben, non.
-SILENCE ! Je suis Mak Ouye, grand descendant décédé sans successeur. Je te renverrai à la condition que tu acceptes de m'aider. Pour ton nez, il te faudra d'abord revoir les bases du respect !"
Rien que ça ! Tiens, pendant qu'il déblatère, j'avise dans la fresque un inconnu débarquant à la rescousse de Victoire. C'est un soldat de Grousserac ! C'est moche, la mutinerie. Un peu moins si j'en tire quelque chose, et le temps supplémentaire qu'il m'offre n'est pas de trop.
Je réponds sans hésiter.
"Entendu. S'il vous plaît, ramenez-moi chez les vivants.
-Tu-tut ! Tu dois prononcer le serment-rituel !"
Dommage pour moi : sur terre, l'homme-traître venu prêter main-forte se retrouve encerclé de lances de soldats. Après de multiples assauts violents dont il ne peut esquiver tous les coups, une lance l'atteint dans le dos, il s'évanouit. Sa défense aura été solide, je l'ai vu au préalable en massacrer des dizaines. Franchement, à un contre cent, même moi je tends la patte. Et voilà que l'autre gros se gausse ; c'est que mon tueur ne combat pas tout le monde à la régulière.
Je réfléchis.
Ce soldat rebelle, je vais l'aider en plus de sauver tout le monde. Sacré programme !
L'immonde obèse qui a osé me vaincre ordonne d'un signe à un de ses subalternes d'achever Victoire tant qu'il est dans les vapes. Les villageois tentent de se libérer pour l'aider, les plus forts reçoivent des coups de pommeau. Je m'impatiente.
"Pressons, je vous en conjure ! Que fait-on ?
-Jure d'accomplir cette mission qui t'es désormais principale, devenir mon successeur afin qu'enfin je m'endorme à tout jamais. En échange, tu vivras sans le cœur que tu as perdu si stupidement. Tu mourras en revanche, soit de vieillesse, soit de maladresse au combat. Échoue, détourne-toi de notre objectif, et ce sera comme si ce laps de vie que je t'offre n'aura jamais eu lieu."
Mon attention est soudain distraite. Quelque chose d'impensable se produit.
Victoire se relève. Des impacts ensanglantés de gravier sur son visage ainsi que son oreille gauche déchiquetée font couler de petites gerbes de sang.
J'ai l'impression de l'entendre d'ici.
« Hé ! Gros porc ! C'est pas fini ! » Il hurle. Il se remet en garde. La douleur l'a rendu insensible. C'est la première fois de sa vie qu'il doit ressentir une telle chose. Je prédis déjà l'issue de cet ahan, mais ne reste pas moins fier du téméraire. Même les soldats s'écartent, une lueur de respect et surtout d'incrédulité s'éveille en eux. Bien sûr, il se fait dominer tout du long, un chassé du commandant rapide malgré son poids l'atteint aux côtes, il tombe.
« Je sais bien que je ne suis pas aussi fort que tout le monde. Au moins je mourrai en... en ayant tout donné ! »
À nouveau debout, essoufflé il est à bout. Il baisse les bras et se prépare à hurler ses dernières paroles.
Je me tourne vers Mak Ouye. Ma déclaration est solennelle.
"Je le jure.
-Fantastique, quittons cet endroit maudit ! Mais avant de partir, ton corps me semble prêt pour recevoir un ardent petit bonus...
Qu'il en soit ainsi, Oustraligondi !" prononce-t-il en roulant le r. On eût dit qu'il parlait un langage ancien.
Mes yeux s'alourdissent à ses mots. Mais hé ! Je suis le plus fort ! Seule ma volonté commande à mes paupières !
Je lutte, je lutte.
Devant moi, de juteux moutons sautent une barrière.
○○○
"Zip, je sais que tu m'entends ! Je suis désolé, je ne fais pas le poids contre lui ! Où que tu sois, sache que- "
D'un prompt mouvement, le cruel épéiste ordonne à son fer de couper la parole et la gorge de son opposant. Ce dernier l'esquive par miracle, à moins que ce ne soit le bourreau qui ignore l'art de viser ? Il se reprend, vise la trachée, mais ne fauche derechef que l'air, qui apporte une senteur de brûlé. Le voici, son problème. Il bouge sans se mouvoir, c'est la terre qui le fait s'émouvoir. Autour tout le monde chahute dans le même tableau.
De la voûte céleste au plancher des vaches, un tourbillon de flammes cracha un mortel panache. Ce faisceau lumineux, avertissement des dieux, punissait d'une immense douleur quiconque touchait sa mortelle ganache. Un observateur froid, et qui eût deviné de l'origine du spectacle l'endroit, eût avisé un singulier initiateur : un corps abandonné qui, l'espace d'un instant, récupéra ses couleurs.
On avait beau braver la chaleur, lever le regard, le cylindre enflammé s'élevait à s'en tordre le cou. La moitié de l'armée, les restes des soldats évaporés dans cette danse embrasée ne furent jamais retrouvés, ni le cadavre de Jean Lou.
Même la pétulance du commandant ne put rivaliser avec l'ardeur enchantée, si bien qu'il porta mains à son visage, reculant. Supposant un phénomène volcanique, il remarqua bien vite que ce feu n'avait rien de normal. À bien y regarder, les villageois vaincus et entravés de chaînes, au-delà de la terreur, ne semblaient en aucun cas affectés par le brasier nouveau. Leurs fers auraient au moins dû leur arracher des cris de souffrances avec de telles brûlures ! Des gerbes de flammes s'en prenaient aux arbres, buissons, qui au lieu de partir en fumée demeuraient ardents. Les intrus venus de Grousserac, eux, suaient tout leur soûl. Les plus proches du phénomène lâchèrent leurs armes bouillantes, ôtèrent leurs défenses avec hâte, s'enfuirent. Plus aucun doute.
Ce feu s'orientait.
Il s'orientait vers l'envahisseur.
Le sang de chaque soldat bouillonna. Un puissant cor de guerre retentit, sans qu'on ne vit le musicien, comme l'annonce de la fin des temps.
Quelque chose au dedans de ce feu les regardait. Deux yeux rouges, perçants dans les flammes, qui communiquaient une intention.
"J'arrive."
La colonne s'évapora brusquement dans un bruit de tonnerre, laissant apercevoir un tas de cendres au sommet duquel se tenait une silhouette.
Les yeux d'Ubarite s'écarquillèrent, ses traits se crispèrent. Face à ce qui se tenait devant lui, sa question retentit à travers le champ silencé.
"Qu-qu'es-tu donc ?!"
Un homme, visage vers le ciel, nouveau né déjà bien grand, baissa la tête et le regard pour atterrir dans les yeux de son interlocuteur. À son corps développé, à ses yeux pénétrants s'ajoutait une nouvelle couleur de pupille, plus orangée que le crépuscule flamboyant s'harmonisant, petit à petit, avec l'océan au sel singulier. Cette sueur sinuant suintait le long de ce sanctuaire montagneux, et semblait augmentée de quelque source venue d'ailleurs, suc des dieux. Sa longue chevelure, intouchable, imitait la flamme d'une torche humaine que porterait un géant. Au cœur de son torse trônait une entaille nervurée, dernière vie avant la partie terminée. Par miracle, ses braies se trouvèrent indemnes.
Sur ordre hurlé du commandant, les soldats foncèrent sur l'apparition.
"Hors de mon chemin."
Le flamboyant dégaina. Ayant tournoyé sur un pied d'une vitesse à forer le sol, sa lame sembla s'allonger en un cerceau de feu, qui balaya de toutes parts les attaquants. Certains s'assommèrent sur les troncs indifférents. Les compagnons des infortunés, affolés, cessèrent l'assaut pour porter assistance à leurs camarades projetés. Ils trouvèrent des hommes inertes, les plaies déjà cautérisées.
La butte cendrée, sous cette tornade, s'enfuit en une danse funèbre rejoindre les étoiles.
Rien que l'idée de s'approcher devint objet de terreur. Il ne s'agissait pas d'une lame, mais du fléau au feu grégeois. Ce dernier possédait un cerveau : il avait, de son cerceau, épargné chaque villageois.
L'homme-feu s'avança pieds nu. Ubarite consterné haussa le ton.
"Je peux te refaire le portrait autant de fois qu'il le faudra ! Il prit un sourire moqueur avant de poursuivre. D'ailleurs, je constate que ton nez a conservé les stigmates de mon intervention."
Mais avant de pouvoir mettre la main au fourreau ou débiter une autre réplique, le commandant se retrouva en un éclair nez à nez avec son opposant, qui vint à lui comme la foudre punit celui ayant choisi la forêt pour se protéger. Pas le temps de contempler cette mâchoire carrée et ces tâches de rousseur, il fallait reculer !
C'était au tour du nouveau persécuteur de se moquer.
"Qu'as-tu, beau parleur ? Les rôles auraient-ils permutés ?"
Le commandant refusait de l'admettre, mais la vitesse déployée par les jambes de son adversaire dépassait tous les prodiges dont il avait été témoin, peut-être même ceux du déserteur de la veille. Il ne put s'échapper, la gorge maintenue par une poigne tout aussi extraordinaire. Ses membres s'engourdirent subitement, il lâcha son estoc.
"Je reviendrais, articula-t-il en souffrant. Vous ne comprenez pas... Vous n'avez aucune chance. Près de l'Oeil, nous sommes invincibles.
-Silence ! Tu as attenté à mon visage, et tu connais la Loi ! Oeil pour oeil...
Il arma son poing enflammé, lâcha la gorge de sa victime qui n'eut pas le temps de réagir. Le visage écrasé par le coup, on vit Ubarite impuissant décoller de plusieurs mètres, atterrissant plus loin, sur la route empruntée naguère par l'armée confiante.
...Nez pour nez !"
Mais le guerrier de feu n'eut pas le temps de se réjouir de sa flamboyante victoire.
Autour de lui, l'ennemi vaincu comme les villageois sauvés in extremis le dévisagèrent tel un monstre relâché prêt à se défouler sur le commun des mortels. Pire, ses anciens alliés le couvrèrent d'opprobre : ils préféraient rejoindre la cité, plutôt que de rejouer cette bataille en sa compagnie. On le hua. Tout était de sa faute. Derrière, le village allait se consumer pour de bon.
Ce ne sont que des ingrats. Écoute la boussole de ton coeur : elle te chantait cette vérité depuis longtemps déjà.
Le moqué sursauta. Sans que sa glotte n'eût laissé passer une seule note, quelque chose résonna en lui.
C'est moi. Pardonne mon audace : jusqu'au bout de ton voyage, j'imprimerai en toi ma trace.
"Cela m'est égal, Mak Ouye. Je me disais justement que je n'avais aucun guide pour mener à bien votre mission". Le regard de l'enflammé remarqua deux urgences.
"Victoire ! Il se jeta à son chevet. Debout mon ami ! Laisse moi t'assister !" Il le prit sur son épaule, avant d'aviser un second corps, mis en évidence par la lance plantée dans son dos, comme un chasseur trône sur le gibier qu'il a vaincu.
C'est le téméraire de tout à l'heure. S'il a vraiment trahi les siens, les pugilats ne rythmeront plus son existence, car la solitude désormais s'est liée à son essence.
"C'est juste. Par ailleurs, nous lui sommes redevables." Il le porta en conséquence sur sa seconde épaule, avant de réaliser en y posant l'oeil que son village relevait désormais davantage du feu de forêt que du refuge. Le roux lui-même ignorait s'il était immunisé à un tel braiser. C'est alors qu'une singulière voix l'interpella.
"Monsieur ! Par ici !"
La femme qui venait de l'appeler se trouvait à l'orée de la forêt. Le guerrier se dirigea vers ces douces ténèbres plus confiant qu'à l'accoutumée, désormais capable de s'éclairer en toute circonstance. Très vite, l'étonnement apparut sur ses traits.
"Zip, pourquoi tu m'appelles Monsieur ? Un frisson lui parcourut l'échine alors qu'il prononça ces mots. C'est moi ! C'est Jean Lou !"
Elle écarquilla d'abord les yeux, l'air incrédule. Elle avait vu l'organe qu'on ne devait toucher pourfendu. L'incertitude floutait son regard. Propulsée par l'inconnu à la cicatrice, elle n'avait pas assisté à cette résurrection rocambolesque, tout au plus s'était-elle étonnée en découvrant ce feu qui ne consumait ni les arbres, ni les buissons.
"Non... Je t'ai vu..." Balbutia-t-elle en reculant face au mort-vivant. Elle réfléchit un instant malgré de vertigineux transports et la peur d'être déçue, puis fit un effort pour tenir tête à cette étrangeté.
"Très bien, reprit-elle, dans quel ouvrage trouve-t-on le comte de Pommereuil ?
L'autre fronça les sourcils, vexé.
-À peine nous nous retrouverons et tu me cherches déjà ! Je n'ai que faire de tes références pédantes et obscures, et je te ferai remarquer qu'il existe autant d'interprétations que de lecteurs et que-"
Autant de circonvolutions pour cacher son illettrisme, c'était bien lui. Les yeux émeraudes de la femme cessèrent leur regard dur, se firent une raison tandis que l'autre se perdait en explications.
Quelque chose, ou quelqu'un était allé à l'encontre de la prière de Zip, et le début touchait à sa fin sans que la fin ne marquât un nouveau début.
Elle étreignit son ami retrouvé de toutes ses forces, lui coupant la parole, ce qui constitua ajouté aux deux corps qu'il portait, un supplice pour le revenu. L'esprit en armure n'avait pas menti : Il avait fait revenir Jean Lou.
On se cacha dans la forêt, les deux inconscients furent allongés contre un tronc d'arbre renversé par une mortelle torpeur. Bien sûr, on retira l'épieu planté dans le dos de cet inconnu providentiel, dont on banda la blessure avec un bout du sayon de Zip. Les deux s'y connaissaient, innombrables avaient été les accidents en tout genre dans la forêt du coin, le plus souvent provoqués par un Jean Lou vaniteux tranchant le décor comme un enivré claudiquait. Quant à Victoire, s'il ne saignait plus, son visage troublait désormais par la disparition d'une de ses oreilles.
Une fois les blessés pris en charge, Zip et Jean Lou retournèrent se camoufler à la lisière de la forêt afin d'observer l'évolution de la situation.
Jeune Jean Lou, mon nom n'est pas inconnu de certains. Aussi, il est impératif que notre accord demeure secret pour le moment. Ne révèle à personne mon retour, ou le contrôle de la situation pourrait nous échapper plus vite que tu ne l'imagines, car les arbres ont des oreilles.
Bien que Jean Lou ne vit rien qui justifiât un tel comportement, lorsque Zip l'interrogea sur la nature du prodige qui l'avait fait revenir, l'autre pensa la duper avec un misérable "Mais enfin ! Il est ÉVIDENT que je contrefaisais le mort !" Son interlocutrice, déjà lassée du retour de cet idiot, soupira.
"Tu sais, si tu ne veux pas me dire comment t'es revenu, je ne t'en veux pas et je m'en moque, pas besoin d'inventer des histoires à dormir debout." Puis, devant l'air vexé d'un Jean Lou qui s'était cru comédien, elle procéda par étape : la priorité était de savoir quoi faire, et où aller. Cette suite, son regard la scrutait au coeur du village infernal.
Le champ de bataille avait été déserté, les villageois emmenés dans une alarmante bonne volonté, ce que ressassait sans cesse Jean Lou dans son esprit.
"Cinquante ans, c'était ce que nous disait la professoresse... Nous n'aurons tenu que cinquante ans. Il n'y a pas si longtemps que j'en entendais quelques-uns se gorger d'orgueil en exaltant leur histoire."
Ne juge pas, jeune inconscient. Une communauté pèse plus lourd qu'un homme, dût-il égaler une montagne.
Jean Lou n'osa répliquer, craignant de créer un nouveau passe temps à Zip, à savoir relever toutes les fois où il parlerait tout seul, ou pire encore de compromettre son allié métaphysique.
Des cris et protestations retentirent, ce qui pour un groupe se voulant discret constituait une menace. Cette voix, ils la connaissaient : leur frêle Victoire appelait au secours. Pour une fois les deux amis trouvèrent que l'alerte se justifiait en découvrant le lieu de repos improvisé transformé en champ de bataille. Leur pauvre ami sanglotait, maintenu par l'autre blessé visiblement remis d'aplomb, qui maintenait une dague trop proche de son cou à son goût.
"Dites ! intervint Zip. Les traits de Victoire s'illuminèrent d'espoir en voyant ses amis arriver. Si vous comptiez nous tuer, il fallait le faire tantôt sur le champ de bataille ! À quoi vous jouez, au juste ?
-Exact, de plus nous sommes quittes, alors inutile de te rembourser par la vie d'un autre. Libère notre ami ! ajouta Jean Lou.
Mais l'inconnu ne baissa pas sa dague.
"Vous m'avez envoyé un assassin ! aboya-t-il. Je vous ai sauvé la mise, et c'est ainsi que vous me remerciez ! Ses yeux livides transmettaient une colère intraitable, et sa cicatrice semblait traduire un avertissement divin.
-Mon bon ami, il y a méprise ! Tu tiens à ta merci Victoire, notre ami plus inoffensif qu'un nourisson ! Le ressuscité souriant tendit sa main et fit un pas tout en adoptant une intonation rassurante. Je me nomme Jean Lou. Mais l'autre ne modifia en rien son attitude, voire se renfrogna. Baisse cette lame te dis-je, tu es en train de le blesser.
Le tranchant débutait sa dégustation charnelle et un filet rouge naquit, ruisselant jusqu'à la tunique de la victime.
-J'ai rien fait, gémit Victoire larmoyant et au nez coulant, je me suis réveillé avant lui, j'ai voulu savoir s'il allait bien, et à peine touché il me saute dessus ! Mais son tortionnaire le secoue violemment, en lui hurlant dans les oreilles.
-Menteur ! Et cette dague, c'était pour faire joli peut être ?! répliqua le balafré en montrant du visage la même arme qu'il pointait sous la gorge de Victoire.
[Il ose jouer les victimes ! Je devrais le saigner sur place ! Sans ces deux-là je l'aurai déjà fait.]
-Attendez ! Vous dites que cette arme n'est pas à vous ? En haussant le ton, Zip pointa vers l'intéressé un doigt accusateur. Sauf que notre ami n'a jamais possédé une arme comme celle-ci ! Qui nous dit que vous n'essayez pas de nous entourlouper pour vous racheter auprès de votre peuple après votre misérable tentative de tout à l'heure ? C'est ce même homme que vous tenez que vous avez échoué à sauver je vous rappelle ! Vous étiez si calme tout à l'heure, qu'est-ce qui vous prend ?"
À mesure que la femme s'exprimait, l'autre voyait de plus en plus rouge, mais restait pétrifié dans les yeux verts de son interlocutrice comme s'il eût injéré le plus affaiblissant des poisons. Sa blessure le lançait atrocement dans le dos, qui avait cru entamer une phase de repos.
"Montrez nous la dague, je suis sûre qu'il y a méprise. Nous ne vous voulons aucun mal", acheva Zip.
Derrière, Jean Lou se tenait prêt, et derechef la température augmenta. Ses iris se déversèrent sur le blanc des yeux, huile oculaire.
"Aucun mal." Ce simple groupe nominal, couplé à une douce voix dont le ton ne pouvait dissimuler une pointe de désespoir, signe de sincérité, inocula dans l'esprit de notre déserteur un sentiment nouveau, et, naturellement, la peur.
[Et si je me trompais ?]
Le balafré jeta un coup d'oeil au manche qu'il tenait. Il ne reconnut que trop bien ce bois extrait des sombres juglans qui n'existaient que dans la noyeraie de Grousserac et qui contrastait avec la lame triangulaire, gonflée comme un fer de lance.
[Un travail grousseracien, c'est certain. Sauf que ce type n'y a probablement jamais mis les pieds. J'aurais eu tort deux fois en deux jours ? Improbable !]
"On s'est mal compris, femme, répliqua sur un ton dur son opposant masquant sa contrariété. Pour la seconde et dernière fois, ce "peuple" n'est pas le mien. Ensuite, rendre justice, rechercher la vérité, toutes ces grandes prétentions sont pitoyables à mes yeux ; en vérité vous n'imaginez pas la quantité de villages alentour que j'ai massacrés, démolis, sans jamais connaître ni exiger les raisons de mes supérieurs si tant est qu'ils en eussent, sans jamais, dis-je, me demander si j'avais tort d'égorger des paysans ou non, de brûler leurs sèches huttes ou non !
Le cruel de forme marqua une pause, mécontent au fond. Il avait corrigé les regards : un dégoût provoqué par la haine amoindrissait le charisme de son interlocutrice qui ne comprenait que trop tard à qui elle avait affaire. Il acheva.
Tu comprends désormais que me moque de tes arguments, et de tout ce qui sortira de ta bouche. Ton ami paiera ta contumélie et son audace, afin que je puisse réintégrer les rangs."
Rare instant dans la vie de Zip, quelqu'un d'autre que Jean Lou parvenait à la faire sortir de ses gonds. Mais avant même de pouvoir lui hurler que son vrai nom n'était pas "femme" ou de s'inquiéter du sort du pauvre Victoire, une ruée enflammée dépassa le son, du balafré écrasa le menton. L'autre relâcha sa victime, choqué par la précision du coup avant que la douleur ne s'affirmât et s'improvisa une garde, toujours son poignard en main. Zip d'instinct accompagna le roux dans son élan, ordonnant à Victoire de rester derrière elle.
Jean Lou se mit en garde. Toute bienveillance avait disparu en lui.
[Par l'Oeil, d'où sort-il ?! Personne ne m'avait jamais atteint hormis mes anciens supérieurs ! Mais là, risquer un pas en avant signifierait mourir, je le sens.]
L'attaquant agressé ignora son menton et son coeur qui, de toute façon, s'était accéléré quelques minutes plus tôt déjà.
"Des autres tu sembles le plus vif, déclara son opposant. Tu possèdes un savoir qui m'intéresse.
-Tu n'auras rien que des dents en moins, espèce de singe. Mon supérieur s'est déjà chargé de ton nez, à ce que je vois.
-Nomme la carcasse qui te sert d'esquif, hurla Jean Lou, avant que tes côtes je ne blesse !
-Foi de Destin, tu n'auras rien ! Répliqua l'autre, ajustant son ton sur celui du roux.
Soit parce que l'un venait de se compromettre avec une étonnante stupidité, soit parce que l'autre venait de trouver, après toutes ses années, un partenaire à sa hauteur, Zip sourit.
Victoire, qui remarqua la chose, afficha un air outré.