Chapitre 2 - La rencontre

Par Ema
Notes de l’auteur : Et voici un deuxième chapitre ! Hâte de lire vos commentaires pour améliorer cette première version.

TW : violences physiques et psychologiques

Philie regardait ses mains. Blanches comme les lys du Jardin, de longs doigts, des petites cicatrices ci et là, avec des ongles courts et propres. Elle était assise sur le rebord en bois du lit, dont l'énorme matelas mou portait encore l'empreinte de son petit corps. Un soupir lui échappa. Tous ses os lui faisaient souffrir le martyre. Son eau avait passé la nuit à courir dans son corps, pressant les articulations entre elles, s'acharnant contre les tissus morts, soudant les ligaments endommagés. Elle n'avait plus la force de faire danser ses doigts. Ses cheveux tombaient mollement dans son dos, reflets de son humeur. Hier, il avait fallu des heures avant qu'un des Chiens se décide enfin à la détacher, après le départ du Frère. Philie avait senti sa chaleur sur sa poitrine nue quand il l'avait porté jusqu'à sa chambre. Elle était tombée immédiatement dans un sommeil sans rêve, épuisée.

Ses doigts s'accrochèrent au bois de lit.

Le Frère s'était concentré sur la destruction de son esprit. Il savait que, même sans eau, ses os, sa peau et ses organes finiraient par se reconstituer et que rien n'y paraîtrait d'ici quelques semaines. Il avait soif de quelque chose de plus permanent, voulait laisser des cicatrices invisibles, de celles qui ne disparaissent jamais. Il lui avait raconté le Début, l'Histoire-qui-ne-doit-pas-s'écouter, et elle avait hurlé. La jeune femme n'avait plus de musique dans la voix. Elle avait vidé ses réserves avec le Glouton et le peu d'eau qui lui restait avait trop à faire. Le Frère avait ensuite ordonné aux Chiens de lécher sa peau, buvant chaque goutte de son corps, ravivant la douleur des ses blessures. Il l'avait tourmenté ainsi, à lui raconter des Histoires sans musique, ses yeux noirs remplis de haine.

Il en voulait à Philie. Il en voulait à sa musique qui lui rappelait celle qu'il avait perdu. Il avait rigolé quand les Chiens avaient commencé à violenter son petit corps cassé. Et il était parti, la laissant attachée, exposée et vidée. 

Elle serra davantage ses doigts contre le bois, jusqu'à ce que ses phalanges deviennent presque translucide. Elle regarda son annulaire gauche. L'angle était improbable. Elle soupira, retient sa respiration et se brisa le doigt. Son cri mourut dans sa gorge. Elle remit l'os en place et laissa son eau faire le reste du travail.

Elle leva yeux vers les poutres du plafond. Des miettes d'or flottaient, Secrets insaisissables qui devaient déjà se propager dans toute l'auberge. Philie soupira encore. La Mère allait être furieuse de tout ce raffut. Les Secrets adoraient la jeune femme. Ils se nourrissaient de ses histoires et révélaient chaque petite chose qu'elle aurait voulu garder cachée. La première altercation avec le Frère avait nourri les Secrets pendant un bon mois. Maintenant, ils duraient à peine quelques heures. C'était devenu trop courant. Mais tant que les gens fermeraient les yeux et garderaient leur langue dans leur bouche, les Secrets continueraient à s'en nourrir. 

Deux coups sec retentirent contre la porte en bois, avant de laisser place au corps imposant de la Mère. Philie soupira et se leva, retenant des cris de douleur quand sa jambe blessée reçut son poids. 

« Philie, Philie, Philie. » L'intéressée gardait les yeux obstinément fixés sur le plancher. Elle voyait les Secrets se laisser tomber du plafond et se précipiter vers la Mère, prêts à se nourrir. 

« Tu n'as rien à dire. » Il n'y avait pas de question dans la voix dure de la femme. Philie n'avait rien à dire, c'était un fait. La Mère savait probablement déjà tout : le gâteau, le Glouton, le Frère. Tout. Elle vit les souliers marrons imposants de sa génitrice s'approcher, jusqu'à se tenir suffisamment proches de ses propres petits pieds nus. Si Philie relevait la tête maintenant, elle savait ce qu'elle verrait : la Mère la surplombant de son bon deux mètres, les bras croisés sur une poitrine proéminente, son crâne rasé protégé par le bonnet brun de l'auberge. Ses yeux noirs la fixeraient avec mépris, un rictus désagréable sur les lèvres.

Philie sentait le poids des reproches jamais formulés sur son dos, la forçant à pencher la tête un peu plus en avant. La Mère lui en voulait pour l'Accident et elle lui en voudrait toute sa vie. À elle aussi, la Souffrance avait tout pris. Philie ferma les yeux, ses paupières se pressant les unes contre les autres, essayant de se rappeler la musique qui courait autrefois dans la voix de la Mère. Elle voulait se rappeler les caresses affectueuses qu'elle lui donnait quand Philie n'était encore qu'une goutte de pluie. Des larmes commençaient à s'accumuler derrière ses paupières serrées. 

« Garde ton eau, tu vas en avoir besoin. » 

Le bruit des pas lourds s'en retournait vers la porte.

« Descends, bonne à rien. Les clients attendent. » Et la porte claqua. Philie se laissa tomber sur le matelas, essayant de calmer son cœur et ses cheveux qui recommençaient à goutter. Une fois ses esprits retrouvés, elle se passa une éponge sur le corps pour nettoyer les aventures du passé, enfila de nouvelles jupes, un corset qu'elle ajusta juste assez pour laisser ses côtes cassées respirer, et des petits chaussons neufs. Et la jeune femme descendit en trottinant à la salle des repas. 

 

 

L'odeur de boisson et de sueur la saisit à la gorge. Les danseuses relevaient leurs jupons plus haut que jamais sur l'accordéon du chansonnier, un vieux Rossignol déplumé, pour le plaisir des yeux vicelards des clients. Les Secrets s'accrochaient fermement au bois des tables, gesticulant gaiement entre les pieds endiablés des danseuses. Les discussions se firent plus basses et les regard mauvais quand Philie traversa la salle, tête basse, jusqu'au bar où elle se saisit d'un plateau et commença à voler de table en table pour ramasser les chopes vides.

Elle les remplit de nouveau du liquide mousseux dont les clients raffolaient et qui aider à tenir la Souffrance à distance. Philie se refusait à toucher à ça. À la découverte de la boisson il y a une cinquantaine d'années, le monde s'était rué dessus, convaincu d'avoir trouvé le remède pour éloigner celle qui ravageait le pays depuis des siècles. Et aujourd'hui pourtant, la Souffrance s'était installée dans les yeux des habitants et elle se repaissait de leurs âmes. Elle se réfugiait au fond de leurs cœurs quand la boisson commençait à couler à flots dans leurs veines, attendant l'ultime minute pour les faire basculer. Un des nombreux tours de passe-passe de l'insidieuse pour se faufiler dans les veines des malheureux.
Philie se déplaçait entre les tables, virevoltant entre les pieds des danseuses et les mains baladeuses des clients. Elle se bouchait les oreilles pour ne pas entendre les propositions graveleuses et gardait les yeux baissés pour que la Mère n'ait pas une chose de plus à lui reprocher.

Un jour, elle y arriverait. Elle partirait. Elle quitterait cet endroit de malheur que la Souffrance avait ravagé. Philie ravala la boule qui s'était formée dans sa gorge. Un jour, elle vivrait pour elle. Elle trouverait la Montagne et y resterait pour l'éternité. La Mère lui avait craché dessus la dernière fois qu'elle avait osé parler de la Montagne. Ici, à l'auberge de la Forêt, on ne prononçait pas le nom de celle qui avait trahi. Elle était considérée comme une paria par ses Frères et Soeurs, les autres Élémentaires. Elle avait averti de l'arrivée de la Souffrance il y a deçà un millénaire et elle avait été bannie pour avoir osé remettre en question l'Ordre-des-choses. Aujourd'hui, c'était davantage une légende qu'on racontait le soir aux enfants qui n'obéissent pas à leur Mère. L'histoire de la Montagne qui s'était dirigée vers les deux soleils couchants, seule avec son baluchon, qui avait fait ses adieux éternels à sa Tribu. Et qui avait disparu dans le Lointain. Assez pour terroriser les enfants et les obliger à respecter l'Ordre-des-choses. Pourtant, certaines histoires racontaient que le Lointain n'était pas une fin, qu'il était plus comme une porte. Une porte qui menait vers un autre espace, un endroit protégé de la Souffrance, où le monde était doux et où la Montagne régnait en souveraine bonne et juste.

Philie posa la dernière chope de son plateau sur une table et, perdue dans ce monde imaginaire en présence d'une grande dame, elle ne se vit pas renverser la moitié de la boisson sur le client en face d'elle. Elle s'empressa de bredouiller des excuses, paniquée à l'idée qu'il s'énerve, qu'il demande réparation ou, pire, que la Mère intervienne. Elle n'entendait plus l'accordéon du chansonnier résonner. Elle n'entendait plus les pieds nus des danseuses taper sur le bois des tables. Elle n'entendait même plus la rumeur couverte des discussions et le bruissements des Secrets dorés qui couraient sur le sol sale. La jeune femme ne sentait que la main du client qui retenait son petit poignet, ses doigts serrés autour de la peau, et ses cheveux qui commençaient à dégouliner dans son dos. Sa musique était muette, encore cassée, et ne lui serait d'aucun secours. Philie essaya de se dégager, tout en continuant à se répandre en excuses. La Mère lui avait interdit de montrer son eau ici. On ne montre pas son eau, quand on est une fille respectable, lui répétait-elle à longueur de journée, entre deux coups de bâton. Ses yeux fouillaient la foule avec frénésie, avec la crainte de voir surgir le Frère et son sourire carnivore, la Mère armé de son bâton et de son air méprisant.

Mais personne ne semblait prêter attention à Philie, à sa détresse et à l'inconnu qui tenait toujours fermement son poignet.

Elle inspira à plein poumons, essaya de retrouver un semblant de contenance et baissa le regard vers le visage de l'inconnu.

Une large capuche recouvrait le visage du voyageur, les ombres dévoilant juste un menton recouvert d'une barbe mal rasée, des lèvres fines découpées par une balafre qui avait mal cicatrisé il y a des années. La main qui tenait son poignet était pourtant étonnamment douce et soignée, et contrastait avec la rudesse de son visage. 

« Je vous prie de me pardonner, seigneur, je vais vous chercher une nouvelle boisson. C'est offert par la maison. 
— Tu. Ne. Bouges. Pas. »

Sa voix sentait le soufre et son souffle était incandescent contre la peau de la jeune fille. Ça ne pouvait pas… Impossible. Un Dragon. Un vrai Dragon. Ici, à l'auberge ? Bordel. Philie sentit ses orteils se recroqueviller de terreur dans ses petits chaussons. Et là, elle les vit.

Ses yeux tout en nuances d'orange et de rouge. Leurs pupilles semblaient être l'endroit où les mondes avaient été engloutis au Début. Ses mèches brunes chaudes caressaient un front dans lequel une multitude de petites pierres rouges carmin étaient incrustées. Philie distinguait des canines entre les lèvres fines.

Elle recommença à bredouiller des excuses ridicules, devenant de plus en plus liquide au fur et à mesure que la marque chaude du Dragon s'imprimer sur sa peau.

Philie n'avait jamais rencontré de Dragon. Ils avaient été relégués au rang de conte, de légende, avec les histoires du Lointain et de la dame Montagne. La Mère lui racontait quand elle était petite, bien avant l'Accident, qu'ils étaient partis s'exiler dans les hautes falaises d'Océan, loin au sud de la contrée. Ils avaient choisi de rester entre eux pour échapper à la Souffrance. Philie en avait seulement vu en peinture, dans les vieux ouvrages que la Mère dissimulait dans sa chambre. Les majestueux Dragons, ceux que rien ne peut éteindre, nés du mariage des deux soleils. La jeune femme avait passé des heures à faire courir ses doigts sur le papier, à suivre le contour des ailes puissantes et majestueuses, à regarder leurs yeux brûlants. Elle avait rêvé de transformer sa colère et sa passion en feu, comme son peuple eût transformé leurs peurs et leur tristesse en torrent. Elle avait imaginé ce que ça faisait de vivre libre au-dessus des nuages, d'évoluer en harmonie avec sa Tribu, sans que la Souffrance ait ravagé leur foyer.

Mais que faisait celui-ci si loin de terres du sud ? 

La main du Dragon continuait à chauffer le poignet de Philie mais ses doigts relâchèrent imperceptiblement la pression exercée sur sa peau. 
« Ne bouge pas. S'il te plaît. Ton parfum leur cache le mien. »
Philie tourna la tête. Les Chiens avaient cessé de ricaner et tenaient leur nez affûté en l'air, les narines palpitant à chaque inspiration. La jeune femme savait qu'ils triaient les odeurs. Elle les avait vu faire des milliards de fois, quand ils partaient en chasse. En tombant, la boisson s'était évaporée au contact de la chaleur et avait révélé l'odeur de soufre du Dragon.

Philie se pencha un peu plus vers l'homme, pour éponger la boisson qui imbibait la table, ses longs cheveux se répandant autour d'elle. Pendant qu'elle ramassait les dégâts, elle jeta un coup d'œil entre deux mèches de cheveux pour observer la réaction des Chiens.

Ils avaient tous remis leurs nez aiguisé dans leurs chopes, sauf leur chef. Il tournait la tête, scannant l'ensemble des clients présents à l'auberge. Il avait senti le Dragon et le cherchait. Philie sentit de l'eau couler dans son dos. La panique commençait à la gagner. Elle réfléchissait, vite, ses yeux cherchant désespèrement un échappatoire. Si les Chiens trouvaient le Dragon, ça ne serait pas beau à voir. Les Mythes n'étaient pas les bienvenus sur les terres de la Forêt. Ni dans aucune contrée connue d'ailleurs. C'était de leur faute si la Souffrance était arrivée, après tout. Philie en savait quelque chose. Elle se redressa pour tirer sur les jupons de la danseuse la plus proche.

C'était une mignonne Vipère, qui s'enroulait autour des clients et leur sifflait des mots doux dans le creux de l'oreille. Sa robe verte décolletée, striée de noir et de brun, châtoyait sous les lumières jaunes sales de la salle. Elle tourna ses yeux verts pailletés d'or, fendus par cette pupille verticale qui mettait toujours Philie mal à l'aise. La Vipère sourit, dévoilant ses petites canines et sa langue pointue. 
« Ce seigneur voudrait une danse, dit Philie d'une voix autoritaire en pointant du doigt le Dragon, toujours caché sous sa capuche, qui s'enfonça davantage dans son siège. 
— Mais avec plaizzzzir. »

La vipère marcha vers eux, ses pas glissant sur le sol, avec ses hanches qui ondulaient sans effort. Philie soupira. Les Vipères étaient sournoises mais terriblement envoûtantes. Sans elles, l'auberge n'aurait plus de clients. La jeune femme recula d'un pas, pour laisser tout le loisir à la Vipère de s'enrouler sensuellement autour du Dragon.

Dragon qui ne semblait pas très à l'aise, par ailleurs. Ses doigts étaient crispés sur les bras de son siège, le visage baissé et Philie devinait une sorte de rictus écoeuré inscrit sur ses lèvres. Elle tourna légèrement la tête. Le chef des Chiens regardait la scène. Elle se figea et sa respiration s'accéléra suffisamment pour transformer la pointe de ses cheveux en liquide. Elle le vit froncer les sourcils, faire palpiter une nouvelle fois ses narines. Philie croisa très fort les doigts dans son dos.

À ce moment-là, une dangereuse Manthe arriva devant le chef des Chiens. Elle fit courir ses doigts autour du cou du limier. Un sourire béat se peignit aussitôt sur son visage, sa langue légèrement sortie sur le côté et il commença à haleter. Philie expira bruyamment et secoua la tête, écoeurée, en détournant le regard. Elle ne préférait pas imaginer ça. 

« Merci ma belle, le seigneur a eu ce qu'il voulait, » dit-elle en poussant légèrement la Vipère pour prendre la main du Dragon. Philie glissa une perle nacrée dans la main de la Vipère, qui les regarda tour à tour, laissa glisser sa langue fourchue entre ses lèvres et hocha la tête d'un air entendu, avant de repartir en quête d'un client à charmer. 

« Suis-moi, » ordonna Philie au Dragon en le tirant par la main. Sa paume chaude faisait de la vapeur contre la main humide de la jeune fille. Elle se dirigea vers une petite porte, à l'opposé de la porte principale, vérifia une dernière fois que le Chien était toujours occupé et que la Mère avait toujours le nez dans sa boisson. Quand elle fut certaine qu'ils ne seraient pas suivis, elle franchit la porte dérobée, le Dragon sur ses talons. 

 


 


« Qu'est-ce que tu fais ici ? Les Mythes ne sont pas les bienvenus dans le coin. »

Philie se tenait les bras croisés face au Dragon. Elle les avait menés droit vers les Écuries. Ils y seraient tranquilles un moment ; la soirée ne faisait que commencer à l'auberge et en général, les clients finissaient endormis dans leur vomi sur les tables tard dans la nuit.

« Alors ? Qu'est-ce que tu fais là ?! 
— Tu es bien là, toi. » Philie ouvrit la bouche puis la ferma. Que répondre à ça? Elle serra ses petits poings, ses ongles courts éraflant la peau fragile de ses paumes. 
« Ça n'est pas pareil. J'ai grandi ici. La Mère est la propriétaire. »

Le Dragon la scrutait, elle le sentait. Elle se sentait toute petite face à lui. Il n'était pourtant pas bien grand, il devait faire une tête de moins que le Frère. Philie commença à se dandiner : le regard d'automne du Dragon la mettait mal à l'aise.
« Alors ?! 
— Une question contre une question. » Sa voix était aussi chaude que sa peau et son ton légèrement rieur. Il se moquait d'elle et il n'avait pas l'air d'être conscient du pétrin dans lequel il avait mis les pieds. Il fallait qu'il s'en aille. Mais Philie n'avait plus de musique dans sa voix pour le moment et elle parierait cinq perles nacrée qu'il était plus fort qu'elle physiquement. 
« D'accord. Qu'est-ce que tu fais dans la Forêt ? 
— Je suis à la recherche de quelqu'un. Et toi ? Qu'est-ce qu'une Sirène fait si loin de l'Océan ? » demanda-t-il en penchant la tête. Il se moquait vraiment d'elle. 
« La Mère et le Frère m'ont amené ici quand je n'étais encore qu'une goutte de pluie. Je ne sais pas pourquoi ils sont partis. Qui est-ce que tu cherches ? » demanda-t-elle. La curiosité la démangeait mais il fallait faire vite. 
« Qui plutôt. Une Dryade. Elle s'appelle Fira. Tu sais où je peux la trouver ? »

Philie recula, et manqua de tomber à les fesses contre terre à cause d'un seau en bois posé là. Son visage se ferma. Il mentait.

C'était impossible.

Une Dryade. Dans cette partie de la contrée. Avec un nom en plus ! Pourquoi elle n'en avait jamais entendu parler ? Mais elle lui avait menti, il avait très bien pu lui mentir en retour. Aussi choisit-elle cette fois d'opter pour un peu de Vérité.
« Il n'y a pas d'autres Mythes que moi dans les environs. La Souffrance a tout ravagé, elle a emporté les noms de tous les gens que je connais. Je suis la seule qu'elle n'a pas dépossédé. J'ai arpenté les bois, exploré chaque arbre, parlé à toutes les fleurs, et les feuilles ont épongé mes larmes quand j'ai compris que j'étais la seule à y avoir échappé. »

Philie termina sa tirade, reprenant son souffle, sentant un peu de son énergie s'échapper pour nourrir la Vérité qui prenait vie entre eux. La jeune Sirène se tenait le dos droit, fière, autant que lui permettaient ses côtes cassées qui se rappelaient à son bon souvenir. Elle avait hérité de tellement de coups de bâtons et d'humiliation pour s'être échappée toutes ces fois. Parce qu'il fallait qu'il y ait quelqu'un d'autre. Elle ne pouvait pas être la seule à avoir réchappé de l'Accident. Philies'en était voulu tous les jours qui avaient suivi, tous les huit-mille-trois-cents-quatre-vingt-seize jours qui avaient suivi cette journée de malheur. 

Le Dragon observait la bulle chatoyante qui avait grandi entre eux. Il posa un doigt dessus et sourit. Les Vérités étaient des petits êtres très agréables. Calmes, elles se cachaient souvent derrière l'agitation des Secrets. Mais c'était des êtres magnifiques et purs. On en voyait peu depuis les dernières décennies, depuis l'arrivée de la Souffrance.

Le Dragon porta son regard sur Philie. Ses yeux s'étaient adoucis, propageant la chaleur des feux de cheminés et des chocolats chauds en hiver. Sa tête était légèrement penchée, ce qui avait fait glisser sa large capuche et offrait à la lueur des étoiles la beauté des Dragons. Les rubis incrustés dans son front reflétaient le chatoiement des astres. Il en avait cinq plus grosses que les autres, petites éparpillées. Elles étaient positionnées en flèche, la pointe dirigée vers son nez d'aigle. Ses cheveux chocolat les effleuraient avec légèreté et sa coupe ébouriffée laissait quelques mèches descendre dans son le haut de son dos. Une mèche plus longue se balançait sur sa poitrine, mélange de brins de tissus tressés avec agilité et de pierres accrochées. Des breloques de bronze ciselées représentaient des motifs anciens.

C'était de la vieille Magie, celle du Début, celle qui agissait bien avant l'Ordre-des-choses.

Philie sentit son cœur accélérer et elle ne put empêcher la peur de se ruer dans ses veines, faisant bouillir son eau. La Magie était bien pire que le Lointain et la dame Montagne. Elle était bannie, interdite, tabou ici. Les personnes qui en utilisaient, Mythes ou Naturels, étaient chassés, capturés, torturés, et dépecés sur la place publique. Ils ne connaissaient pas le bonheur de la mort rapide du Glouton. 

« Tu dois partir. » La jeune Sirène marchait en rond dans les Écuries et triturait ses petites mains dans tous les sens. Sa voix tremblait d'horreur. Elle allait mourir, se faire battre à mort par le Frère et la Mère s'ils les trouvaient ensemble ici. Si quelqu'un apprenait qu'elle avait parlé avec un Dragon, porteur de vieille Magie qui plus est, elle serait une Sirène crucifiée et son eau ne lui serait d'aucun secours. 

« Viens avec moi. Allons chercher Fira ensemble. Tu me guideras et tu m'apprendras ce que je dois savoir sur la contrée de la Forêt. »

Philie se figea. Partir ? Elle tourna lentement la tête vers le Dragon. Il la regardait avec un sourire franc, ses yeux légèrement plissés. Il était fou. Quitter sa maison? Quitter la Mère? Mais pour quoi faire ? 
« Je ne peux pas. » 
Elle dégouttait à grande eau sur le sol. Elle pourrait partir. Partir à la recherche de la dame Montagne. Poursuivre son rêve. Trouver sa place. Enfin être heureuse. Mais quitter la Mère?

Ça voudrait dire abandonner tout espoir que sa génitrice redevienne comme avant. Renoncer à ce qu'elle la serre de nouveau contre elle. Oublier les Histoires racontées avec les petits personnages d'eau qu'elle créait juste pour voir la Philie enfant écarquiller ses grands yeux clairs. Oublier comment c'était de mêler sa musique à la sienne. Et surtout, que se passera-t-il quand le Frère les aura rattrapé ? Parce qu'il les rattrapera, c'était certain. Philie ne s'était pas encore remise de ses blessures, son eau ne serait pas suffisante pour la réparer après cette punition. Elle risquait de perdre sa musique à jamais et de se faire voler son nom par la Souffrance.

Non, c'était trop risqué.

Elle recula, il fallait qu'elle s'éloigne de cet étranger qui venait tout chambouler. Il fallait respecter l'Ordre-des-choses. Sa place était de rester avec ce qui restait de sa Tribu. 
« Tu fuis. »

Elle s'arrêta net. Comment osait-il ? 
« Je ne fuis pas ! Au contraire, j'affronte ce pour quoi je suis là. Je respecte l'Ordre-des-choses. Tu ne me connais pas.
— Non, je veux dire : tu fuis, » répéta-t-il en désignant le sol du doigt. 

Philie suivit le mouvement du regard. Le sol s'était recouvert d'une petite mare, la terre ne pouvant pas absorber la quantité d'eau que Philie produisait. Elle se figea. L'eau coulait en direction du chemin. Il n'y en avait pas assez pour causer des dégâts importants mais assez pour guider n'importe qui jusqu'à eux. Un Chien par exemple.

« Tu dois partir. Tout de suite ! » dit-elle au Dragon en commençant à le pousser. « Va-t-en ! Pars loin, va chercher ton amie et disparaissez ! » Elle hurlait, la panique la faisait déborder. Un mauvais pressentiment emplissait sa poitrine. Un sentiment qu'elle avait ressenti trop souvent et couvrait ses bras de frissons. Philie leva les yeux pour regarder derrière le Dragon et, d'un coup, laissa retomber ses bras le long de son corps, avant de baisser son regard vers le sol. 

« Bah qu'est-ce qu'il se passe? » demanda le Dragon en penchant la tête de côté. « Tu veux venir avec moi finalement? » La Sirène secoua la tête, des larmes dégoulinant sur ses joues et leva ses yeux vers l'homme aux yeux d'automne. Le désespoir suintait par tous les pores de la peau de la jeune femme. 

« Philie, Philie, Philie. » 

Le Dragon se retourna vivement, les breloques de sa tresse se heurtant entre elles. Le Frère les avait trouvés.

 

 

« Philie, Philie, Philie. Qui nous as-tu ramené? »

Le Frère s'était avancé, jusqu'à dominer par sa taille le Dragon. Il le dévisagea de ses yeux sans fond, passant sur les pierres incrustées, ses yeux de feu, pour finalement s'arrêter sur sa tresse. Sa bouche se déforma de fureur.

« Tu as trouvé un des tiens visiblement. » éructa-t-il vers Philie. Le mépris transpirait de tout son être. La jalousie le rendait malade et laissait la Souffrance lui prendre le peu qu'il lui restait. Il n'était plus un Mythe et ne serait jamais un Naturel. Il était une espèce d'entre-deux ; une Âme-en-peine.

Il s'avança calmement, dépassant le Dragon pour arriver devant Philie. Il lui caressa la joue pour descendre sur son menton et le tenir fermement entre ses doigts. L'homme vide remonta le visage de Philie vers lui. 

« Quel dommage, un si beau visage. Finir massacré pour avoir introduit un Dragon. Un porteur de vieille Magie, en plus, dit-il avant de cracher par terre deux fois. 
— Je te jure, Frère, je n'ai rien fait, sanglotait-elle. Je lui demandais de s'en aller.,
— Tu ne peux pas t'en empêcher, hein. Nous rappeler ce qu'on est devenus. C'est toi qui aurais dû mourir, sorcière ! » finit-il par hurler.

Il balança une claque dans le visage trempé de Philie, qui entendit plus qu'elle ne sentit son nez se fracturer, avant de tomber par terre, propulsée par l'impact. Elle tint sa joue meurtrie, sentant son eau dégouliner de son nez. Le Frère avança vers elle et lui balança un coup de pied dans ses côtes cassées. Elle siffla de douleur en se recroquevillant sur le sol. Il fallait qu'elle devienne toute petite pour qu'il l'oublie. Et qu'elle ne lui donne pas satisfaction en hurlant. 

« C'est toi qui aurait dû mourir, pas elle, » dit-il avant de lui cracher au visage et de prendre son élan. Philie protégea son visage, dans l'attente du coup qui devait lui exploser le crâne. L'impact ne vint jamais. Elle entrouvrit une paupière, puis deux, pour voir le Dragon qui tenait le Frère par le cou. Ses pieds flottaient un peu au-dessus du sol et son visage était déformé par la colère. Il devenait rouge à vue d'oeil à cause du manque d'oxygène. Le Dragon tournait le dos à Philie mais elle ne percevait aucun signe de fatigue dans le bras de l'homme. Elle se redressa légèrement, passa sa main dans ses cheveux devenus courts. 

« Ne lui fais pas de mal, s'il te plaît, murmura-t-elle, la main devant sa bouche pour empêcher son eau de dégouliner davantage sur le sol.
— Il t'aurait battu à mort et tu le défends ? » s'étonna le Dragon, tournant la tête pour observer Philie du coin de l'œil. 

Elle baissa la tête et murmura : 
« Ils sont ma seule famille. Ma Tribu. Je ne peux pas te laisser faire. Je ne peux pas venir avec toi et les laisser. C’est à cause de moi s’ils sont devenus des Âmes-en-peine. »

Le Dragon soupira et secoua la tête. Il marmonna dans sa barbe quelque chose sur le fait que les Tribus étaient une manigance des Élémentaires, puis desserra d’un coup ses doigts de la gorge du Frère, qui tomba à terre en toussant. Il tenta de se redresser, la rage et la honte d’avoir été traité comme une poupée de chiffon imprimées sur son visage, mais le Dragon posa son index sur le bout de son nez, et il s’arrêta immédiatement, l’air effrayé.

« N’essaie même pas, » lui mumura le Dragon.

Philie l’entendait mais ne voyait rien de l’altercation entre les deux hommes d’où elle était mais ça dû marcher, car le Frère cessa immédiatement de bouger. Le Dragon s’étira en grognant et se retourna vers la jeune femme. Il pencha la tête de côté et étira ses lèvres sur ses canines en une tentative de sourire bizarrement chaleureux. Elle lisait la pitié dans ses yeux et autre chose aussi. Elle imaginait bien ce qu’il voyait, aussi elle ne lui en voulait pas : une pauvre fille couverte de bleus ci et là, le nez cassé, dans des habits détrempés par les larmes qu’elle avait versé. Ses cheveux commençaient doucement à repousser. Elle savait qu’elle n’était pas vraiment jolie et elle s’en fichait. Elle ne cherchait pas à attirer l’attention de quiconque, au contraire. Mais elle ne voulait pas qu’on la prenne en pitié. Elle avait mérité tout ce qui lui arrivait. Tout était de sa faute après tout, la Mère et le Frère lui avaient répété tellement de fois. Elle était une meurtrière. 

« Pars. S’il te plaît, » chuchota-t-elle entre deux gouttes d’eau. 

Le Dragon plia ses genoux jusqu’à ce que son visage se retrouve au même niveau que celui de Philie. Il plaça ses mains de chaque côté de son visage et colla son front contre le sien. 

« Je ne sais pas qui tu es, jolie Sirène. Mais tu ne mérites pas ce qui t’arrive. Quand tu te sentiras de nouveau en danger ou que tu seras prête à t’envoler de cet endroit de malheur, appelle-moi. » 

Il se leva et se dirigea vers l’arrière des écuries, en direction de la noirceur de la Forêt. Philie, étourdie, le regardait partir. Ses pensées s’embrouillaient et se mélangeaient, perturbées par la chaleur du Dragon qui persistait sur son front. Alors qu’il disparaissait dans l’ombre des arbres, Philie lui cria : 

« Et comment je fais pour t’appeler ? Je ne connais même pas ton nom ! »

Il se retourna, prit quelque chose dans la poche de sa cape et le jeta à Philie, qui rattrapa le tout petit objet dans le creux de ses mains. 

« Lance cette perle à terre et crie “Zarò͘s”. Je viendrais. » 

Et il disparut dans la noirceur des arbres. Philie ouvrit ses mains, dans lesquelles reposait une petite perle noire. Une perle d’onyx. Elle expira tout l’air de ses poumons. Les perles d’onyx avaient toutes été confisquées puis supprimées par les Élémentaires au départ de la dame Montagne. Enfin, c’est ce que l’Histoire racontait. C’était arrivé il y a tellement longtemps. Philie ne connaissait que les perles de nacre, qui étaient devenues la monnaie de l’ensemble des contrées et définies comme un symbole de paix entre les Élémentaires et leurs peuples. Elle referma sa paume sur la petite bille et la glissa au fond de la poche de ses jupes longues. Elle tourna la tête et trouva le Frère, l'œil hagard. Si elle ne le connaissait pas aussi bien, elle aurait presque pû penser qu’il était effrayé. Philie passa plusieurs fois sa main devant les yeux de l'homme : les pupilles restaient fixes, presque invisibles au fond des yeux noirs du Frère.

Philie soupira. Elle allait devoir prendre ce poids lourd sur ces épaules et le ramener à l’auberge, puis prier pour ne pas croiser la Mère, sinon celle-ci allait encore dire que c’était de la faute de la jeune femme. Elle fit jouer ses doigts contre sa jupe et inspira profondément. Elle avait reçu une perle d’onyx. Elle avait vu des signes de la vieille Magie. Elle avait appris que d’autres Mythes étaient en vie. Cette pensée fit naître quelque chose au milieu de sa poitrine, comme une sorte de petite flamme bleue. 

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Talharr
Posté le 07/07/2025
Hello,

Chapitre avec beaucoup d'informations. Le tout est quand même bien amené avec le Frère, la Mère, des indices sur ce qu'il s'est passé avant, et beaucoup de questions sur qui est Philie et pourquoi ils s'en prennent à elle de cette façon. Qu'aurait-elle ou pas fait ?
L'arrivée du dragon est chouette et c'est sûrement la seule porte de sortie de Philie.
A voir ce qu'elle va décidée :)

Quelques petites suggestions ou fautes :)

"Elle soupira, retient sa respiration et se brisa le doigt." --> "retint"

"Elle les remplit de nouveau du liquide mousseux dont les clients raffolaient et qui aider à tenir la Souffrance à distance" --> "aidaient"

"Philies'en était voulu" juste l'espace :)

"On en voyait peu depuis les dernières décennies, depuis l'arrivée de la Souffrance." --> peut-être mettre un point après décennies pour plus d'impact.

"chaleur des feux de cheminés" --> "chaleur des feux de cheminée" il me semble.

"Il en avait cinq plus grosses que les autres, petites éparpillées" --> "petites et éparpillées".

"quelques mèches descendre dans son le haut de son dos" --< enlever le "son" avant "le haut".

"Philie l’entendait mais ne voyait rien de l’altercation entre les deux hommes d’où elle était mais ça dû marcher" --> "ça avait dû marcher"

Y aussi quelques phrases où il n'y a pas d'espace entre le point d'interrogation et le mot.

Voilà pour les remarques mais sinon j'espère que la suite arrivera bientôt :)
Ema
Posté le 08/07/2025
Merci beaucoup pour tes retours Talharr et heureuse que ça te plaise!

Oui les espaces dans la ponctuation, c’est normal, je me mélange entre le système Nord-américain où il n’y a pas d’espace -et comme ça que j’écris 100% du temps- et le système français qui favorise les… aérations?

Le chapitre 3 et 4 sont prêts, mais je suis présentement en train de finaliser un prologue et retravailler mon premier chapitre suite à une alpha lecture. J’espère que cette réécriture te plaira!
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