Chapitre 2 - Le foyer

Par Seol

Le vrombissement du moteur déchira la quiétude du petit quartier pavillonnaire.

Dans la voiture, le silence grésillait d’une chanson qui avait à peine eu le temps d’être à la mode. Sioba se pelotonnait dans l’odeur de vieux biscuit du siège passager. Après son malaise, ses jambes la soutenaient à peine et son père l’avait aidée à s’installer. Mais ensuite, la douleur de sa crise s’était envolée, ne laissant en vestige que du coton dans son cerveau, le regard dans le vide et un creux à l’estomac. La sensation qu’une brise légère continuait de souffler joyeusement sur sa nuque la poursuivait, douce, réconfortante. Dangereuse.

Du haut de son long dos droit, Agfavé se contraignait à rester concentré sur la route. Ses yeux dérivaient sans cesse vers sa fille et de longues inspirations lui permettaient à peine de contenir les mots qui lui brûlaient les lèvres. Cependant, l’esprit trop embrumé, Sioba ne remarqua pas son comportement.

Ils se garèrent finalement devant une petite maison au toit d’ardoise, symétriquement identique à ses voisines. Le rythme des portières ouvertes puis rabattues emplit l’air humide et salé qui imprégnait constamment cette zone. En écho leur parvint le bruit, plus distingué, de la porte d’entrée.

— Patate ! appela une voix brillante.

L’instant suivant, l’horizon de Sioba se réduisit à une crinière rousse au parfum fleuri. Manon, la seule personne au monde capable de claquer une porte délicatement.

Sioba ferma les yeux, inspira et rendit son étreinte à sa sœur, réciproquement nommée « Patate ».

— Que s’est-il passé ? s’exclama Manon en s’éloignant de Sioba juste ce qu’il fallait pour l’examiner. Agfavé est parti tellement vite après le coup de téléphone du collège ! Tu vas bien ?

— Laisse-la respirer, Manon. Elle a besoin d’aller se reposer. D’être au calme, appuya Agfavé.

Manon le regarda de haut, véritable performance vu la bonne trentaine de centimètres qui les séparaient. Elle lâcha sa sœur et se posta en face de lui en rejetant gracieusement ses épaules vers l’arrière.

— Je ne serais pas si inquiète si tu m’avais laissée t’accompagner, lui reprocha-t-elle. Je ne suis pas dupe, j’ai bien vu comme tu étais affolé.

Sioba cessa de les écouter tandis qu’ils se dirigèrent vers la maison. Ils se chamaillaient souvent à son propos. D’habitude, elle se refermait, spectatrice impuissante d’une discussion la concernant mais à laquelle elle n’avait pas voix. Elle se rongeait alors les ongles avec une virulence redoublée : non seulement ils n’avaient pas confiance dans sa capacité à s’occuper d’elle-même, mais en plus le fait que ça la tourmente autant leur donnait raison. A cet instant, cependant, son état second lui permettait d’enfin rester détachée. Tout lui glissait dessus. D’ailleurs, elle s’était déchaussée et avait rangé ses affaires au portemanteau sans une fois être tentée de se grignoter un doigt.

— N’est-ce pas Patate ?

Manon l’avait interpellée mais Sioba n’avait aucune idée de ce dont elle parlait.

— Oui, ça confirme bien ce que je pensais, souffla Manon en secouant sa masse rousse, faussement désabusé. Ce n’est pas de calme dont tu as besoin, ajouta-t-elle avec un sourire lumineux. Tu vois ou je veux en venir ?

Sioba sourit à son tour. Elle voyait très bien. Parfois, ce n’était pas si désagréable de laisser les autres décider pour soi.

 

 

La table basse du salon disparaissait sous des montagnes de perles, fils en tous genres et petite quincaillerie. Bien que terriblement séduisant avec sa marée de plaids et de coussins, Manon et Sioba avait délaissé le canapé au profit du tapis juste devant. A la télévision, la famille Bennet se débattaient avec leur condition sociale sous les yeux inattentifs des deux sœurs. Orgueil et préjugés avait si souvent accompagné leurs séances de travaux manuels qu’elles réussissaient à en suivre l’intrigue malgré une attention fluctuante.

Agfavé avait longtemps hésité à se faire remplacer pour rester avec elles mais était finalement parti trimballer son anxiété à l’hôpital où il travaillait. Un long débat avec les filles l’avait amené à se rendre à l’évidence : avec Manon, Sioba était entre de bonnes mains.

Elles ne partageaient aucun gène et Sioba l’enviait parfois ; Manon, plus âgée de trois ans, était grande, élancée. Ses yeux étincelants rehaussaient le nacre de son visage. Elle brillait, tant physiquement que mentalement. Elle avançait dans le monde avec la grâce de ceux à qui tout réussissait. Au contraire, Sioba avait souvent l’impression de se démener pour ne pas se noyer. Elle bûchait autant qu’elle le pouvait pour obtenir des résultats moyens – sauf en musique et sport, véritables échappatoires. Ses yeux lui semblaient ternes sur sa peau brune, son corps pataud. Même quand elles s’adonnaient ensemble à une de leurs activités favorites, la confection de bracelets brésiliens, les nœuds irréguliers aux couleurs discutables de Sioba ne souffraient pas la comparaison avec le véritable chef-d’œuvre de coton que réalisait Manon.

Mais leur lien était fort. Leur complicité avait vu le jour dès leur première rencontre, dans le restaurant dans lequel Yann, le père de Manon, et Agfavé avaient décidé de les emmener pour les présenter. Un silence tendu avait suivi l’entrée, jusqu’à ce qu’un homme à la table voisine s’exclame tapageusement : « Ces patates sont transcendantalement exquiiiiiises », déclenchant chez Manon puis Sioba un fou rire incontrôlé, aggravé par une déclaration d’Alain qui, tout sourire, avait affirmé qu’il « en connaissait d’autres, des patates exquises ». Leur hilarité absurde et inexplicable, telle que seules deux sœurs pouvaient comprendre, avait duré encore et encore. Les larmes aux yeux, elles avaient fini par se calmer et, d’un regard, sans avoir besoin de mots, avaient su qu’elles seraient toujours là l’une pour l’autre.

C’est pourquoi, quand le film et les bracelets touchèrent à leur fin, Sioba finit par se confier :

— Dis Patate, c’est trop bizarre ce qu’il s’est passé aujourd’hui.

— Ce pourquoi le collège a appelé Agfavé ? demanda Manon sans quitter son ouvrage des yeux par-dessus ses fines lunettes rondes.

Plus tôt elle n’avait pas insisté, sachant que Sioba viendrait vers elle quand elle en aurait besoin.

— Oui. Il y a eu une sorte de tempête dans la classe.

— Dans la classe ?

— Je te jure, vraiment dedans. Elle a tout ravagé.

— Tu as été blessée ? Ça t’a choqué ?

— C’est pas vraiment ça, hésita Sioba. Je crois … Je crois que c’était de ma faute.

— Ta faute ? Manon posa ses fils sur ses genoux et se tourna vers sa sœur. Comment une tempête peut-être ta faute ?

— Je ne sais pas, mais toutes les fenêtres étaient fermées. Et même, tu sais comment elles sont. Comme on peut les ouvrir que par le haut, elles ne laissent presque pas passer d’air. Et puis il y a que notre classe qui a été touchée.

— D’accord, c’est bizarre. Mais je ne vois pas en quoi ce serait ta faute.

Les souvenirs de la journée défilèrent dans l’esprit de Sioba.

— Déjà, je pense qu’on peut classer cette journée dans « nulle ». Tu sais, quand il ne se passe rien de vraiment grave – enfin, sauf la tempête à la fin – mais plein de petits trucs pénibles qui font qu’à la fin, t’en peux plus ?

Manon acquiesça en recommençant à ajouter des nœuds à son bracelet. Tout le monde avait déjà expérimenté cette sensation.

— C’est ce qu’il s’est passé pour moi aujourd’hui, continua Sioba.

— Tu veux me raconter ?

— Déjà, il y a cet imbécile de Brad toujours à faire ses remarques contre Anatole et moi. Ensuite les filles qui se sont moquées de ma tâche de naissance dans les vestiaires … Ah, et je sais que ce n’est pas grave mais quand même, un nouveau prof a voulu prononcer mon prénom en entier et ça a fait rire toute la classe quand il s’est trompé. En même temps, quelle idée a eu mon père de m’appeler Siobalibhashuodènéou !

— Tu as conscience que tu parles de quelqu’un qui s’appelle Agfavé ?

Sioba se figea un instant pour réfléchir, haussa les sourcils puis les épaules, jugeant le raisonnement de sa sœur d’une grande logique. Elle reprit son récit :

—Et puis, à chaque fois qu’il se passait ce genre de trucs, j’avais de plus en plus mal à la tête. Comme si tout s’accumulait à ma crise, avec à la fin Brad qui a continué de me harceler en anglais. C’est comme si ça avait été la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase.

— C’est à ce moment qu’il y a eu la tempête ? C’est pour ça que tu penses que c’est de ta faute ? Tu sais que c’est forcément une coïncidence et que personne au monde n’a le pouvoir de déclencher des tempêtes ?

— Oui, mais …

Sioba ne savait pas si elle devait aller plus loin, si sa sœur allait elle aussi la prendre pour une folle. Elle prit une grande inspiration.

— Le truc, c’est que j’ai eu un comportement super bizarre. D’abord je ne me rappelais de rien, mais apparemment je chantais au milieu de la tempête avec l’air d’être contente, alors qu’elle était en train de tout détruire et de balancer Brad contre le mur. Et puis après, papa t’a raconté, je crois, que j’ai eu un malaise. C’est parce que tout m’est revenu d’un coup. Et j’ai vraiment eu l’impression … J’ai eu l’impression que le vent me parlait. Et ça a continué après, j’ai l’impression qu’il est toujours un peu avec moi, depuis tout à l’heure. Comme s’il soufflait doucement au fond de moi. Je crois qu’il m’a aidé parce que j’ai voulu faire du mal à Brad.

Sioba avait serré ses paumes contre ses omoplates pour s’empêcher de trop trembler. Elle ne comprenait pas ce qu’il se passait et tout mettre en mot lui donnait envie de pleurer. Manon se rapprocha d’elle et enveloppa ses épaules de ses bras.

— Eh, souffla-t-elle en lui caressant les tempes, ce qu’il s’est passé est dingue. Mais c’était un accident, certainement pas de ton fait. C’est impossible. Le vent a dû s’engouffrer dans la classe d’une façon ou d’une autre. Peut-être que toi aussi tu t’es cognée à un moment et que personne ne s’en est rendu compte. Tu ne te sentais déjà pas bien depuis quelque jour, c’est normal que tu aies des sensations étranges après tout ce qu’il vient de se produire.

Sioba fixait toujours le vide devant elle.

— Mais papa a l’air vraiment très inquiet, dit-elle en retenant un sanglot, je ne l’ai jamais vu aussi agité. Je suis sûre qu’il se passe un truc et qu’il essaie de me cacher quelque chose. Que je suis malade, ou folle, ou je ne sais pas quoi.

— Tu n’es ni malade ni folle. Tu as juste un père extrêmement anxieux envers sa fille. En réalité, cette fois, je le comprends. Tu imagines la peur qu’on a eu en recevant l’appel du collège ? Et puis si vraiment tu penses qu’il ne te dit pas tout, n’hésite pas à lui en parler.

Sioba se balançait doucement d’avant en arrière.

— Patate, regarde-moi, intima Manon en posant une main sur la joue de sa sœur. Tout ça n’est pas ta faute.

— Mais, et le vent …

— Tututut, non. Il s’est passé quelque chose de grave, d’exceptionnel. Tu as été choquée, voire blessée, et c’est tout à fait normal d’avoir des sensations étranges, de ne pas se reconnaître dans ces moments. Tu ne peux pas porter toute la culpabilité du monde sur tes épaules. Ce n’est pas ta faute, martela-t-elle finalement.

Sioba sourit timidement. Manon réussissait toujours à trouver les mots pour l’apaiser. Elle avança pour un câlin que lui rendit sa sœur.

— Merci, Manon, lui glissa-t-elle à l’oreille.

Tout à coup, une mélodie au piano perça leur bulle de confidence. Elles relâchèrent leur étreinte. C’était le générique d’Orgueil et Préjugés.

— Je crois qu’on a raté toute la fin, rit Sioba en séchant une larme fugitive.

Elle se leva et se pencha vers la table basse pour ranger leurs affaires. Le haut de son pyjama glissa en dévoilant un peu du bas de son dos.

— Oh, ta tâche de naissance … commença Manon.

— Qu’est-ce qu’elle a ? paniqua Sioba en se redressant précipitamment.

— Attends, montre-moi ?

Sioba remonta un peu son t-shirt, laissant Manon inspecter l’espèce de gros grain de beauté qu’elle avait juste sous les côtes depuis sa naissance.

— Il me semble qu’elle a grossi. Ce n’est sûrement pas grand-chose, mais tu devrais peut-être le montrer à ton père.

La tension remonta dans la gorge de Sioba.

— T’en fais pas Patate, c’est certainement à cause du stress ! Tends ton bras.

Sioba s’exécuta. Manon enroula le bracelet tout en nuance de bleu et délicatement orné de perles autour de son poignet.

— Fais un vœu pendant que je l’attache, il se réalisera quand le bracelet se cassera.

Sioba sourit à nouveau. Au moment où Manon ferma le nœud, elle souhaita un jour être aussi forte qu’elle.

Un vœu qui s’avèrera utile plus vite que prévu.

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