Chapitre 2 : L'indien et son amie

- Qu’est-ce que tu fais ? demanda Wolfheim quand il vit sa mère frotter le sol avec une poignée de foin. 

- Je nettoie un peu ici, ça devient une porcherie. Et je n’ai pas de balais, alors j’improvise. 

Le jeune homme soupira, agacé. Il lui prit le foin des main et le noua avec une corde à l’extrémité d’un baton de marche.

- Mais qu’est-ce que tu fais ?! demanda le propriétaire dudit baton, Frank. 

- Tu n’auras qu’à l’enlever quand on sortira, c’est bon. 

L’autre fronça les sourcils, mais ne protesta pas. Assis à dans un coin du refuge, Klein observait posément la scène, le visage sévère comme à son habitude.

Lucy, elle, était près du feu, machônant sas conviction un morceau de viande séchée. Cela faisait un jour qu’elle s’était réveillée, amnésique, à en croire la montre de Klein. Elle commençait tout juste à être fatiguée, sans doute était-ce parce qu’elle avait dormi longtemps. Elle était restée prostrée près du foyer, à discuter avec les membres de l’expédition. La plupart était des marins ou des caravaniers qui connaissaient Klein depuis peu, et qui avaient décidé de se joindre au voyage pour le salaire plutôt élevé qui était promis. 

- Est-ce que… vous croyez à la Maät ? avait soufflé Lucy alors que Klein était dans une autre pièce.

Ils avaient ricanés.

- Pas vraiment non, avait fait Frank. Ces histoires de sorcière… je suis assez sceptique. Si on la trouve, tant mieux pour le chef, mais sinon ce ne sera pas étonnant. Après tout, on est payé quelque soit le résultat de l’expédition, alors pourquoi s’en soucier ?

- Moi je pense qu’elle existe, était soudain intervenu Curtis. Avec l’autre indien et son monstre, comment ne pas y croire ? Vous l’avez vu comme moi. Après ça, on peut tout croire. 

- Il l’a bien dressé, c’est tout, avait répliqué Frank. 

- Qui ça ? avait demandé Lucy qui ne comprenait plus rien à la conversation.

- Ajaruk et son monstre, il…

Frank avait été coupé par Klein qui l’appelait. Le chef de l’expédition le fixait d’un air dur, semblant avoir tout entendu. Frank avait fermé la bouche et s’était détourné de Lucy. Elle avait baissé la tête sous le regard aiguisé de Klein, et n’avait pas insisté.

- Ça va ? demanda Wolfheim en s’asseyant près d’elle. Tu as l’air fatiguée.

- Je le suis, je ne vais pas tarder à aller me coucher. 

- C’est normal, ça fait plus de vingt-quatre heures que tu es réveillée.

Elle hocha distraitement la tête, et puisque qu’elle était toujours curieuse, ne put s’empêcher de poser la question qui la taraudait. 

- Dis, murmura-t-elle en jetant un regard au chef de l’expédition. C’est qui Ajaruk ? 

- Notre guide et interprète, c’est un indien originaire de la région. Il… nous sert de garde aussi.

Il avait lui lancé un coup d’oeil vers son père en prononçant cette dernière phrase. 

- De garde ? 

- Oui… avec… bon, viens.

Il la prit par la main et se dirigea vers la porte qu’il avait emprunté lors de leur rencontre. Au moment de la franchir, il entendit son père prononcer son nom. Il se retourna d’un mouvement vif pour défier Klein sans mot dire, l’air semblait électrique. Au bout d’une éternité, Wolfheim finit par tirer Lucy à sa suite, claquant la porte derrière lui. 

Il descendirent quelques marches creusées dans la neige, dans un tunnel noir comme la nuit. 

- Ce n’est pas une autre pièce du refuge ? 

- Non, le refuge est trop petit, nous avons creusé ce tunnel pour éloigner Oka. 

- Oka ? 

- Tu comprendras.

Pendant qu’il parlait, il avait allumé une lampe à huile. La lumière dorée se répandit sur les parois du tunnel, faisant scintiller doucement les cristaux de neige. Lucy, qui n’était pourtant pas grande, touchait la plafond avec ses cheveux, le boyau n’était pas haut, mais en revanche assez large. Wolfheim, qui faisait presque une tête de plus, marchait courbé. Alors qu’ils s’avançaient, Lucy remarqua des sillons parallèles qui couvraient les murs. Elle réalisa avec un frisson qu’il s’agissait de traces de griffes. 

Le « monstre », pensa-t-elle avec inquiétude. 

Des relents nauséabonds vinrent chatouiller ses narines.

- Ce sont les « toilettes », fit Wolfheim en avisant sa grimace. Nous avons essayé de les éloigner au maximum du refuge, mais l’odeur persiste. 

Lucy hocha la tête. Elle n’avait pas eu envie d’y aller jusqu’à maintenant, mais son corps sembla se réveiller et elle sentit sa vessie se tendre.

Ils arrivèrent à une intersection, là le tunnel se séparait en deux. 

- À droite ce sont les toilettes, indiqua Wolfheim pénétrant dans le boyau de gauche.

Là, une autre musquée les prit. Lucy qui ne la connaissait pas fronça le nez, les relents désagréables s’intensifiaient. Ils finirent par arriver dans une petite grotte creusée dans la neige.

La lumière de la lanterne éclaira le visage d’un homme adossé à une fourrure blanche. Semblable à une statue, il se tenait immobile, mais ses paupières s’ouvrir d’un coup. Lucy frémit devant son regard perçant qui sembla la disséquer. Il avait un visage triangulaire et des pommettes saillantes. Ses yeux bruns en amande semblaient encore plus sévères que ceux de Klein. 

- Bonjour, White Lucy, fit-il d’une voix posée. 

- B… bonjour…

- Asseyez-vous, je vous en prie.

Il lui désigna une fourrure de renne étendue à même le sol.

- Pourquoi es-tu venue me voir, White Lucy ? demanda Ajaruk de sa voix calme.

- J… j’étais curieuse… les autres ont dit que vous aviez… un monstre…

Ajaruk émit un bruit sec et saccadé qui fit sursauter la jeune fille. Elle se rendit compte quand les lèvres de l’indien s’étirèrent qu’il riait. 

- Tu entends ça, Oka, d’après ces messieurs tu es un monstre.

Un grognement se fit entendre, Lucy fouilla la pièce du regard, le coeur soudain emballé. Elle aperçut un mouvement derrière Ajaruk et se rendit compte que ce qu’elle avait prise pour une fourrure était en faite un gigantesque fauve qui levait vers ses petits yeux noirs. Elle retrouva dans sa mémoire le nom de cet animal : un ours polaire.

Effrayée, elle recula. 

- N’aie crainte, fit Ajaruk. Oka sait que tu es une amie. Elle te souhaite la bienvenue.

- T’inquiète pas, la rassura Wolfheim. Elle ne m’a pas mangé moi, alors elle ne risque pas de s’attaquer à une gentille fille comme toi.

- Ah… 

- Oka est Liée à Ajaruk, l’ours blanc est son totem. Il l’a envoyée pour le protéger, expliqua le jeune homme.  

- C’est moi qui me suis attaché à elle, corrigea l’indien avec un sourire. Je venais de perdre ma famille, elle m’a sauvé de la dépression. 

Il caressa tendrement son ourse. Son visage anguleux semblait s’être adouci, et son regard était chaleureux. Lucy se rasséréna. 

- Bonjour, dit-elle à l’animal. 

Bonjour, lui répondit une voix chaude au fin fond de son esprit.

La jeune fille sursauta et fixa l’ourse d’un regard ahuri. Elle jeta un oeil à Wolfheim, mais celui-ci n’avait pas réagit. Ajaruk en revanche s’était mis à fixer intensément Oka. 

- Je crois que nous allons en rester là, il est temps de nourrir Oka, elle n’aime pas manger en présence d’autres humains que moi, fit-il. 

- Très bien, répondit Wolfheim en se levant, je repasserai dans quelques heures. 

Lucy n’avait pas envie de le suivre, mais devant le regard intransigeant d’Ajaruk quitta elle aussi la grotte. 

- La tempête touche à sa fin, lança l’indien juste avant que les ténèbres écartés par la lanternes ne se referment sur lui. 

Lucy vit un sourire de soulagement étiré les lèvres de Wolfheim, pourtant son regard semblait soudain sombre.