Chapitre 2 partie 1 : Comment l'oubli prend fin

Par Sabi

Dix ans plus tard

La sonnerie du téléphone le sortit brusquement du sommeil dans lequel il était plongé. Un moment désorienté, les souvenirs de sa vie présente lui revinrent tout aussi rapidement.

D’une main tâtonnante, le jeune homme de vingt-cinq ans finit par éteindre l’alarme et se lever. Il avait la bouche pâteuse. L’air sentait le renfermé.

Arrivant dans la salle de bains, son reflet lui renvoya l’image d’un homme mal rasé, les yeux encore ensommeillés, les cheveux bruns tout emmêlés par la nuit passée.

Une nouvelle journée commençait, semblable à la précédente. Ulrich Stern soupira. La perspective du travail qui l’attendait au bureau ne l’enthousiasmait guère. Jetant un coup d’oeil par la fenêtre, la nuit noire ne fit que l’enfoncer davantage dans la morosité. C’était le mois de décembre, à six heure du matin.

Luttant contre l’envie d’aller se recoucher, ses pas l’acheminèrent vers la cafetière. Dans ces conditions, seul le café se révélait un allié sûr. Histoire de ne pas aller au boulot le ventre vide, le jeune homme se sortit deux biscottes, un peu de beurre et de la confiture de framboise. Hier, ça avait été du miel. Il alternait.

Après une douche rapide et vêtu de sa chemise blanche, pantalon noir avec la cravate assortie, Ulrich quitta son appartement, la mallette à la main. 

 

Son père avait installé son entreprise dans la banlieue parisienne. Il lui fallait environ vingt minutes en RER pour y parvenir. Cela faisait maintenant deux ans qu’il y travaillait. Mais Ulrich n’aimait pas trop y songer. Il préférait regarder dans le vide chaque fois qu’il prenait sa rame, tracer sa route sur le pavé des trottoirs, s’asseoir à son bureau du deuxième étage, gérer les bons de commande des clients, manger un en-cas à midi, se remettre aux factures des réseaux de distribution des diodes que l’entreprise familiale produisait. Chaque année, les coûts de production en Chine augmentaient. Les Indonésiens seraient bientôt plus rentables d’ici quelques années, ainsi le prévoyait-il. Mais l’employé qu’il était se gardait bien d’exprimer son avis devant son paternel. Le soir venu, il quittait les locaux pour se rendre une fois tous les deux jours à l’association des sports de combat près de chez lui. Après, il rentrait le plus souvent, et se couchait après s’être calé une heure ou deux devant la télévision.

 

Le week-end, cependant, les choses étaient un peu différentes. Ulrich allaient en boîte le soir. Les filles le trouvaient beau garçon, alors il n’était pas rare qu’il passât la nuit chez une inconnue d’un soir, et d’un soir seulement. Il faut dire que le beau brun ne cherchait pas les relations approfondies. Et si on lui en avait demandé la raison, lui-même aurait bien été en peine de répondre.

À force de fréquenter les mêmes endroits cependant, certains visages avaient commencé à se répéter. Les vigiles, notamment, le reconnaissaient. Il en voyait certains à l’association des sports de combat. Parfois, ils le faisaient passer en VIP. 

Le reste consistait en des habitués et habituées des dance-floors. Ils lui souriaient, l’invitaient. Ulrich pour sa part se joignait à eux, trinquait, discutait, dansait un peu, parfois se soûlait. Puis il rentrait.

 

Tout cela aurait pu continuer encore longtemps, indéfiniment même. Ulrich s’était créé une vie quotidienne, une boucle, à laquelle il s’était habitué, dont il se satisfaisait même. Probablement car cela remplissait une fonction capitale dans sa vie ; fonction vitale qu’il maintenait dissimulée à son regard pour plus de confort personnel.

Mais comme toute chose en ce monde, ce manège eut une fin. Cela débuta par un concours de circonstances tout à fait hasardeux.

Au détour d’une rue qu’il empruntait pour se rendre au Lidl du quartier, il rencontra Nicolas Poliakoff.

 

Le jeune adolescent avait grandi, s’était étoffé. Ses cheveux blonds étaient désormais retenus en un catogan. D’une façon générale, l’impression de bêtise qu’il dégageait à l’époque du collège s’était effacée pour laisser place à de la simplicité franche et entière. Nicolas Poliakoff regardait les autres droit dans les yeux, sans arrière-pensée ni fioriture. Ce fut pourquoi lorsqu’il rencontra Ulrich au détour de cette rue le salua-t-il sans détour.

« Tiens, Ulrich, c’est toi ? Qu’est-ce que tu deviens après tout ce temps ?

—Hein, quoi ? »

De son côté, le beau brun n’avait pas remarqué son ancien camarade de classe avant qu’il ne le saluât, trop plongé dans ses pensées ainsi que dans sa routine.

Sans réfléchir, il saisit la main que Nicolas lui tendait, déstabilisé.

« Je disais que ça faisait super longtemps ! Comment ça va ?

—Euh... »

Ulrich plissa les yeux. Quand enfin il reconnut son interlocuteur, il les ouvrit grand au contraire, surpris.

« C’est toi, Nicolas ?

—Eh ouais ! C’est moi ! En chair et en os ! Ça va ? »

Complètement désarçonné par l’inattendu ainsi que par l’enthousiasme de Nicolas, le jeune homme ne put que répondre : « Euh, ben, ouais. »

Nicolas embraya : « Faudrait qu’on se revoie un de ces quatre ! Écoute, je suis un peu pressé, j’ai un rendez-vous. Mais tiens, j’te passe mon numéro de téléphone, et on s’appelle bientôt !

—… OK. »

Et après avoir donné son contact à Ulrich, le jeune blond au catogan s’en alla, le laissant seul, immobile sur le trottoir à le regarder s’éloigner.

 

Le soir-même, le beau brun fut incapable de trouver le sommeil. Après avoir passé une heure à se tourner et se retourner dans son lit, le jeune homme finit par se relever. Il lui fallait quelque chose pour s’endormir, mais quoi ? 

N’ayant jamais souffert plus que ça d’insomnie, il n’avait aucun somnifère à disposition. Alors, il tourna dans son salon, allumant puis éteignant la télévision, s’asseyant pour se relever immédiatement. Quelque chose… Quelque chose… Quelque chose n’allait pas.

Ulrich n’était pas fin psychologue. Pourtant, relier son état à ce qui s’était passé durant la journée sautait aux yeux. Revoir Nicolas avait réveillé une part en lui. Ou plutôt était-il plus adéquat de dire que cette rencontre l’avait forcée à sortir de l’ombre dans laquelle Ulrich la maintenait artificiellement jusqu’à présent.

La boule au ventre que le jeune homme ressentait depuis tout à l’heure ne voulait pas le quitter. Il lui semblait même qu’elle enflait, prenait de plus en plus de place, jusqu’à occuper une partie de sa cage thoracique.

Il ne voulait pas y penser. Mais qu’y avait-il d’autre avec lequel il pouvait s’occuper la tête ? Les diodes de l’entreprise ? Trop fade. La nana qu’il avait rencontrée la semaine dernière ? Il ne se souvenait même pas de son prénom. Toujours Nicolas Poliakoff revenait dans sa tête, souriant comme ce matin. Il l’attendait patiemment. Il n’avait pas autre chose à faire ?

Excédé, Ulrich quitta son appartement. L’air frais de la nuit lui ferait du bien.

Dehors, les lampadaires éclairaient chichement le trottoir. Il faisait frais, en effet. Et malgré tout, Nicolas l’attendait. À tous les angles, à tous les coins de rue, derrière les piliers, dans les ombres des arcades, le beau brun était sûr de le voir apparaître avec son sourire simple qui avait été autrefois très bête…

Il ne voulait pas y penser.

 

De plus en plus agité, le jeune homme trouva refuge dans un petit parc où se trouvaient quelques jeux pour enfant et une balançoire sur laquelle il s’assit. 

Au-dessus de lui, quelques étoiles scintillaient dans le ciel. C’était une nuit sans lune. L’éclairage public formait comme un îlot de lumière au milieu des ténèbres. D’ici, il pouvait le voir venir, et se préparer, se défendre, riposter. Tendu, aux aguets, Ulrich était semblable à une bête traquée par le chasseur. Si quelqu’un était passé par là à ce moment là, il était probable que le jeune homme lui aurait foncé dessus, prêt à en découdre.

Mais le chasseur n’allait pas surgir de l’ombre à la lumière des lampadaires. Il ne jaillirait pas non plus dans son dos. Tout ça pour la simple raison que le chasseur était déjà là. Le chasseur était en lui. Le chasseur, c’était lui.

 

Nicolas affleura de nouveau à la surface de la mémoire d’Ulrich. Cela lui prenait toute sa concentration pour le garder selon l’apparence qu’il avait quelques heures plus tôt. Car il savait. Il savait que s’il y pensait, ce serait fini. N’y avait-il pas un moyen pour qu’il le laissât tranquille ? S’il lui faisait la promesse de l’appeler demain, le danger qu’il représentait s’éloignerait-il ? Ne serait-ce que pour un temps ?

Demain. Demain, il accepterait de voir, de s’occuper de ce qui devait être réglé avec Nicolas. Pour l’heure, le jeune homme ne demandait qu’une chose en échange : qu’on lui permît d’aller au lit et de dormir, de se plonger dans l’oubli gracieux une dernière fois, une dernière nuit.

Mais Nicolas restait là, en face de lui. Il ne bougeait pas, ou ne voulait pas bouger, ce qui revenait au même. Ne pas y penser représentait un effort croissant pour Ulrich. En lui, la boule au ventre avait pris toute sa cage thoracique. Il respirait de manière saccadée, comme s’il venait de courir un marathon. Le mal de tête enflait à chaque battement de coeur.

Un souffle d’air, léger comme une plume, presque imperceptible, se fit sentir sur son visage. Au même moment, comme s’il attendait ce signal, le catogan de Nicolas disparut, ses traits rajeunirent, ses vêtements changèrent d’apparence. Ulrich capitula.

 

Le collège Kadic entourait Nicolas Poliakoff. Des élèves, dont jamais le beau brun n’avait été proche mais dont les visages lui apparaissaient aussi clairement que le jour, circulaient dans la cour de récréation. Les arbres du parc étaient d’un vert éclatant, ce devait être le printemps. Jim sortait de la cantine, un air satisfait sur le visage, suivi de madame Hertz. Suzanne, elle s’appelait Suzanne, il s’en souvenait encore. Le jeune homme repéra Milly et Tamia adossées à un banc, matériel de journalistes prêt, à l’affut de la dernière nouvelle croustillante. Des arcades s’approchaient Sissi et Hervé. Sûrement cherchaient-ils Nicolas.

Ulrich avait peur. Il ne voulait pas être là. Il avait vingt-cinq ans, il n’était plus collégien ! Mais les souvenirs s’enchaînaient comme les grains d’un chapelet, et Nicolas l’accompagnait dans sa visite des bâtiments. Les distributeurs de café furent les derniers à revenir, à tout coup car Ulrich savait bien qui il y trouverait. Mais son gardien psychopompe ne tolérerait pas qu’il s’en fût allé sans y passer.

Et ils étaient bien là.

Il vit d’abord Odd, rageant d’avoir perdu sa pièce pour un café raté. Puis vint Aélita, adossée à un mur. Il y eut ensuite Jérémie, lui aussi collé aux murs aux côtés de la fille aux cheveux roses, les yeux rivés à son ordinateur portable. Ne manquait plus qu’elle.

« Ulrich ! »

Ce dernier était terrorisé. Tout sauf ça, par pitié. C’était elle, la raison pour laquelle il avait vécu dans l’oubli jusqu’à présent. S’il se souvenait, il aurait fait ça pour rien. Pitié ! Mais le regard de Nicolas était inflexible. Tremblant de tous ses membres, Ulrich se retourna.

Des cheveux d’un noir de jais, noir qui se retrouvait presque partout à bien se souvenir, mettant en lumière sa peau plutôt claire et ses yeux blancs au milieu desquelles flottaient deux iris sombres. Ses iris dans lesquels il se noyait souvent. 

Yumi.

 

Assis sur la balançoire d’un square mal éclairé, un jeune homme de vingt-cinq ans pleurait sur dix ans de vie gâchée à fuir des fantômes ; pleurait d’une nostalgie d’autant plus immense qu’elle avait été réprimée durant une décennie ; pleurait d’une joie d’autant plus intense que la longue marche dans le désert de l’oubli était maintenant finie.

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