Jeanne est installée sur l’estrade. Elle s’exprime avec cette nonchalance qui l’a caractérise tant. Elle acquière la sympathie du public en deux répliques. Les rires s’élèvent, et s’alternent par des grognements de mécontentement lorsqu’elle aborde le sujet du viol conjugal.
J’admire son courage. Soumise toute son existence, elle a attendu d’être octogénaire pour être libre. Son époux vit en maison de retraite et en aucune façon elle souhaite le rejoindre. « Pourquoi faire ? Par sens du devoir ? »
Jeanne a rencontré les Amazones par hasard et elle les quittera : « les deux pieds devant, comme Viviane » :
« Des quelques années qu’il me reste, je les consacre à mes enfants et mes petits-enfants. Je les aime et ils me le rendent. Quand à ma place, elle est auprès de mes amies. Merci à Manie, d’avoir créé le Domaine. Sans toi, je n’aurais rencontré ni Martine, ni Simone, ni Juliette, ni Anne-Sophie.
Je n’aurais pas non plus eu la chance de partager mon expérience avec les jeunettes. Celles qui sont de passage ! Enfin, même si j’ai un gros doute te concernant, Hélène ! (rires du public). Hélène, Sarah, Christelle et Noëlie. Mes petites puces, poursuivez votre chemin. Je vous souhaite d’accéder à votre bonheur.
Merci à toutes d’être là pour moi. Vive les Amazones ! ».
Des applaudissements en cascade. Jeanne est digne et épanouie. Comme quoi, il n’y a pas d’âge pour être heureux.
Mes larmes coulent abondamment. Un mélange d’émotions et d’angoisses. Je m’avance vers l’estrade, Rémi ne lâche pas ma main. Peut-être a-t-il peur que je m’échappe ? Ou peut-être apprécie-t-il autant que moi la chaleur de nos doigts enlacés ?
Avant de les dénouer, il me glisse à l’oreille « Tu ne seras jamais plus seule ».
Le silence.
Les regards du public sont braqués sur moi. Hélène me tend le micro avec un sourire d’encouragement. C’est le moment d’évaluer si le programme thérapeutique de M. Morel et Mme Grandin est efficace ; et si Lisa, Jeff et Yassim sont des professionnels compétents.
Je me concentre et visualise une bulle de protection. Rien ne peut m’atteindre. Puis, je cale ma respiration sur un rythme lent et profond.
« Je m’appelle Noëlie. J’ai 28 ans et il y a deux ans encore, j’étais une femme équilibrée, ambitieuse et qui avait confiance en elle.
Mon éducation a été traditionnelle. Mes parents m’ont élevé dans l’entraide et l’empathie. Ils m’ont appris à croire en mes rêves et à mettre en place les stratégies nécessaires pour les réaliser.
J’ai fait de brillantes études et ai excellé dans deux masters : un en management, l’autre en finance. Malgré mes compétences et mes projections, j’ai été recrutée dans une entreprise de transport en tant que responsable des ressources humaines. Je visais un poste d’analyste financier. J’étais jeune et novice, je devais faire mes preuves avant de parvenir à mon objectif.
C’est du moins ce que je pensais avant l’embauche de Mister C, fraichement débarqué de nulle part et qui a obtenu le poste que je convoitais. Incompréhensible ! Quatre années d’ancienneté, des évaluations excellentes et un investissement reconnu. Lorsque j’ai demandé des explications à mes employeurs, j’ai obtenu des réponses évasives et incohérentes. J’étais encore naïve à cette époque pour ne pas réaliser que l’unique raison de mon éviction était ma condition de femme.
Pourtant, le sexisme ordinaire, je l’ai côtoyé tous les jours dans un milieu professionnel majoritairement masculin.
Les remarques déplacées de Mister C ont commencé rapidement après son arrivée. D’abord insidieuses. Sur mon physique : « tes cheveux donnent envie de les caresser » ou sur mes tenues : « si tu déboutonnes ta chemise, ils signent le contrat sans négociation ».
Mister C était mon supérieur, mais je me suis défendue. Enfin… j’ai supporté ses agissements jusqu’au soir de trop. Après des avances insistantes, il a tenté de m’embrasser de force.
Je l’ai dénoncé sans délai au PDG qui « devait s’en occuper ».
Dès lors, Mister C était constamment sur mon dos. La qualité de mon travail est miraculeusement devenue médiocre. J’ai même été convoquée par mon employeur qui m’a demandé « de me ressaisir » malgré le contexte de la situation. Mon moral en a pris un coup et je me suis finalement confiée à mes collègues. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque j’ai compris que la plupart d’entre eux avait conscience des attitudes déplacées et persécutrices de Mister C. Pourtant, ils ont pris le parti de laisser faire. On appelle cette attitude du sexisme passif et je précise que fermer les yeux, rend les personnes complices des auteurs.
Vous avez compris que je parle de harcèlement sexuel.
Si j’ai été affectée par le silence de mes collègues, j’ai en revanche été bouleversée d’apprendre que d’autres consœurs en étaient victimes. Elles ont choisi l’anonymat, ce qui ne m’a pas empêché, sans trahir leurs identités, d’en référer à ma hiérarchie. Mes relations avec mes employeurs se sont fortement dégradées après cela.
Mister C a poursuivi en toute impunité son harcèlement, jusqu’à la dénonciation d’une autre femme à visage découvert : Laura.
Laura était une jeune-femme de 21 ans, timide et fragile. C’était la secrétaire joviale et serviable de l’entreprise. Mister C est de ses personnalités qui savent manier l’art de la manipulation. Après avoir exercé une forte pression psychologique sur elle, il l’a contrainte à des rapports sexuels. Je tiens à rappeler qu’user de son statut de pouvoir pour obtenir des faveurs sexuelles même sans violence physique, est un viol !
Au commissariat, deux plaintes ont été déposées, celle de Laura pour viol et la mienne pour harcèlement.
Elles ont eu l’effet d’une bombe au sein de la société. De victimes auprès des agents de police, nous passions à coupables par nos employeurs et nos collègues. Laura ne l’a pas supporté et a fait une grave dépression. J’ai assisté à sa décente aux enfers, impuissante. La pression devenait insupportable, j’ai démissionné. Le monde à l’envers !
Il y a deux ans, le 22 mars, Laura a mis fin à ses jours. Encore aujourd’hui, je culpabilise de son suicide. Je sais que ce n’est pas rationnel, que je ne suis pas responsable, mais c’est plus fort que moi !
Le 6 avril prochain s’ouvre le procès à la Cour d’Assises de Mister C. Je suis Partie Civile et appelée à témoigner.
Si Aujourd’hui j’ose prendre le micro, ce n’est pas uniquement pour Laura ou pour moi. C’est pour les victimes, mais aussi pour avertir les témoins silencieux. Qu’il s’agisse de sexisme, ordinaire ou passif, d’harcèlement sexuel, d’agression ou de viol, dans le milieu du travail, dans la sphère publique, privée ou autre. Il faut cesser de se taire et oser dénoncer.
Et s’il vous plait ! Remettons les choses dans l’ordre et incriminons les coupables plutôt que les victimes.
Merci de m’avoir écoutée ».
- HACHE-TAG MIE-TOUT ! Hurle Jeanne à la fin de mon discours.
C est bouleversant car ce qu on lit, est malheureusement le lot de personnes... Et ça C est émouvant, dur... Bravo d avoir aborde ce sujet... si brillamment.
J espère qu'à la fin de ton Roman ... Mister C sera reconnu coupable.