Chapitre 20

Par maanu

Le plafond du tunnel était bas. Héléna n’avait qu’à se pencher légèrement pour ne pas se cogner la tête, mais Julienne devait se courber davantage, et Ivan était obligé de se casser les reins pour avancer. Il y avait tout autour d’eux une forte odeur d’humidité et ils ne voyaient quasiment rien ; mais hormis quelques courbes légères de temps à autres, le tunnel semblait suivre un tracé rectiligne, et Ivan, en tête, se contentait d’aller tout droit pour les guider. Héléna le suivait de près, et se retournait régulièrement pour vérifier que Julienne était encore là. Il faut dire que cette dernière marchait plus lentement, avec l’air un peu hagard de celle qui se demande ce qu’elle fabrique dans un souterrain à suivre un inconnu, et Héléna craignait qu’elle ne fasse demi-tour.

    J’ai entendu plusieurs fois Julienne me raconter ce qu’elle a ressenti à cet instant. D’après ce qu’elle m’a dit, de tous les évènements étranges qu’elle a vécus par la suite, c’est celui-ci qui lui a fait la plus forte impression. Peut-être parce que ce n’était que le premier d’une longue série, et qu’elle s’est, d’une certaine façon, habituée à l’incongruité dans les semaines, mois et années qui ont suivi. Mais aussi parce qu’elle avait elle-même beaucoup de mal, alors qu’elle tâtonnait dans le noir ces murs glacés et humides, à mettre un nom sur ce qu’elle ressentait. Elle était partagée - « déchirée », même, a-t-elle dit – entre la confiance absolue qu’elle accordait à Monsieur Gérard depuis qu’elle était enfant, et la certitude que rien de ce qu’il lui avait dit ne pouvait être vrai.

    Le lecteur delsaïen, pour bien comprendre ce que Julienne Lamarre et Stéphane D’Elsa ont vécu ce jour-là, doit imaginer que toute leur vie durant, ayant grandi dans le Là-Bas[1], on leur a inculqué que les histoires de magie et de sorcières n’étaient que des contes pour enfants, sans une once de véracité. De simples choses telles qu’un sort de dissimulation ou une Bien-Aimable, qui sont pour nous quotidiennes et évidentes, étaient pour elles totalement inédites, et même un peu effrayantes. Nous ne devons pas les juger craintives, incultes ou étroites d’esprit pour cela. Elles ne partageaient tout simplement pas notre culture, qu’elles ont depuis appris à comprendre.

    Quoi qu’il en soit, Julienne, à l’instant que je suis en train de vous décrire, ne savait pas pourquoi elle continuait à avancer, alors que sa raison lui hurlait que tout ceci était stupide, qu’elle devait faire demi-tour et rentrer chez elle avant que sa mère ne s’inquiète. Elle s’est très souvent demandé, depuis, si elle ne l’a pas fait parce qu’elle savait qu’Ivan lui aurait aussitôt couru après pour la forcer à le suivre, ou plutôt parce qu’au fond d’elle sa confiance en Monsieur Gérard était encore intacte, comme elle devait toujours le rester.

 

    Leur marche à travers le tunnel dura plusieurs minutes, peut-être une quinzaine. Puis Ivan s’arrêta soudain, et leur fit signe de la main de s’immobiliser un instant. Il s’avança d’un pas, le nez en l’air, puis leur dit d’approcher. Il attrapa en premier les barreaux métalliques de l’échelle qu’il avait aperçue, mais qu’elles-mêmes, plus éloignées que lui, n’avaient pas vue dans l’obscurité.

    Ivan grimpa, agile, et poussa avec un grognement sur l’étroite ouverture ronde, qui se souleva en grinçant. Il leur fit de nouveau signe, cette fois pour leur dire de le suivre, et le haut de son corps disparut en un éclair dans le trou de lumière qui s’était ouvert au-dessus de leurs têtes. Héléna s’agrippa aussitôt à l’échelle, tout comme Julienne après elle, malgré son attelle et malgré les doutes qui continuaient à lui entortiller l’esprit.

    Elles retrouvèrent leur guide au milieu d’une clairière qui perçait les bois. Julienne ne reconnaissait pas l’endroit, et ne pensait pas s’être jamais aventurée dans ce coin. Elle devina, comme leur longue marche le lui avait déjà indiqué, qu’ils s’étaient éloignés du domaine. Ils apercevaient une petite route, à quelques rangées d’arbres de là, et Ivan, dès qu’il eut refermé la petite trappe derrière elles et l’eut recouverte de plusieurs épaisses brassées de feuilles mortes et de bouts de bois, les fit avancer jusqu’à cette route. Il leur sembla qu’il ne voulait pas s’attarder dans les bois. Pourtant, il parut nerveux lorsqu’ils eurent émergé de leur abri, et ne cessait de regarder en tous sens, sur le qui-vive. Il les exhorta plusieurs fois à avancer plus vite, ce qui inquiéta Héléna et agaça Julienne. Il parlait beaucoup, pour les rassurer elles, mais surtout lui-même.

    « Tout est prêt, leur répétait-il d’une voix hachée par l’impatience et la marche. Monsieur Gérard s’est occupé de tout. Il a prévenu tout le monde, et quelqu’un nous attend. »

    Cette dernière affirmation intriguait Julienne. Elle se demandait combien de personnes Monsieur Gérard avait réussi à embarquer dans son délire.

    Leur marche sur la route dura moins longtemps que dans les tunnels. Moins de cinq minutes après qu’ils aient regagné la surface, un bruit qui ressemblait fort à un hennissement retentit devant eux, et Héléna poussa une exclamation stupéfaite. Une femme se tenait là[2], le visage grave, avec dans les mains deux longes, au bout desquelles il y avait deux chevaux harnachés, plus immobiles que des statues. Julienne les reconnut aussitôt.

    « Ils sont à Monsieur Gérard, souffla-t-elle à l’adresse de Héléna, qui se tenait tout près d’elle. Je les ai vus dans son écurie, et dans les prés. »

    Héléna se pencha vers elle à son tour.

    « Et moi je reconnais la femme, lui dit-elle. Elle est venue plusieurs fois à la maison. Une histoire de tableau électrique, je crois. Ça rendait mes parents fous. On n’a jamais eu de problème avec le tableau électrique, mais elle revenait sans arrêt le vérifier. »

    Ivan et la femme s’adressèrent un signe du menton, et la femme tendit les longes à Ivan. Puis elle se tourna vers les filles.

    « Vous savez monter ?

    _Monsieur Gérard m’a appris, répondit aussitôt Julienne.

    _Et ça va aller ? »

    La femme désignait son bras immobilisé.

    Julienne lui adressa une moue qui signifiait qu’il ne devrait pas y avoir trop de problème. Héléna, de son côté, avait un peu pâli.

    « Tu vas monter avec Ivan », lui dit la femme.

    Elle se tourna vers le jeune policier, qui fit un signe du menton pour montrer qu’il n’y voyait pas d’inconvénient. Elle désigna à Julienne l’un des deux chevaux, et lui dit de grimper. Puis elle prit le bras de Héléna, et la mena près du second, sur lequel Ivan avait déjà pris place.

    Il y eut un moment quelque peu laborieux, tandis qu’Ivan et la femme à l’air préoccupé aidaient Héléna à monter. Ils lui recommandèrent de bien s’accrocher à la taille d’Ivan, et Julienne, qui attendait, elle-même déjà juchée, vit bien que Héléna n’était pas très à l’aise avec cette idée.

    « J’ai reçu un message des autres », leur apprit la femme une fois qu’ils furent tous installés.

    Elle sortit de sa poche une missivaile, et la leur montra.

    « Elle est arrivé juste avant vous. Apparemment, les autres arrivent encore à retenir les démons dans la vallée. Mais ils ont des corbeaux avec eux, et certains ont peut-être réussi à s’envoler. Mieux vaut vous dépêcher avant qu’ils ne vous repèrent, et rester à couvert autant que possible. Ne passez pas par les bois, c’est le premier endroit où ils vont vous chercher.

    _C’est ce que je me suis dit aussi, approuva Ivan avec un hochement de tête.

    _Suivez la route, elle contourne les bois. Vous n’aurez besoin de la quitter que pour rejoindre l’abri, puis le lac. Tu sauras te repérer ? »

    Ivan s’empressa d’opiner.

    « Alors allez-y. »

 

[1] Les plus pointilleux d’entre vous pourraient me faire remarquer que Julienne Lamarre avait déjà quatre ans lorsqu’elle est arrivée dans le Là-Bas, et qu’elle avait été familiarisée avec la magie avant ça. Cependant, elle m’a toujours assuré – et je ne vois pas quelle raison elle aurait eue de me mentir à ce sujet – qu’elle n’avait gardé aucun souvenir de sa vie à Delsa avant sa fuite, et qu’elle avait eu beaucoup de mal, plus encore que Stéphane D’Elsa, à accepter que la magie soit réelle.

[2] Julienne Lamarre et Stéphane D’Elsa n’ont jamais su quel était le nom de cette femme. D’après les informations que j’ai pu recueillir sur le réseau que Claude Gérard avait mis en place durant les années qu’il a passées dans le Là-Bas, il est très probable qu’il s’agisse de Muriel Vautier, ancienne officier de la Garde delsaïenne. Il ne semble pas qu’elle soit revenue à Delsa par la suite, et je n’ai pas pu la retrouver lors de mon enquête dans le Là-Bas.

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Baladine
Posté le 28/08/2022
Je résiste difficilement à l'envie de continuer, alors me revoilà ! Super chapitre ! J'ai hâte de découvrir Delsa ! Je ne sais pas pourquoi, il me plait, cet Ivan ! (Il n'y peut-être pas beaucoup de jolis garçons dans ton histoire, d'ailleurs ! ça m'amuse qu'Helena ne se sente pas à l'aise.)
Petites remarques :
- malgré les doutes qui continuaient à lui entortiller l’esprit. => j'aime bien
- Ils apercevaient une petite route, à quelques rangées d’arbres de là, et Ivan, dès qu’il eut refermé la petite trappe => les "petites" sont-elles vraiment utiles ?
- après qu’ils aient regagné la surface => après qu'ils avaient regagné
J'ai lu les notes, et elles m'ont intéressée, cette fois-ci :) Ca donne plus de profondeur à l'espace de la narration, et rappelle qu'il y a deux plans.
maanu
Posté le 02/09/2022
Merci pour ton retour sur les notes (et pour les coquilles) !
Et oui, effectivement, j’ai réalisé en cours d’écriture que j’avais un casting plutôt féminin…
Baladine
Posté le 02/09/2022
Girl power !
maanu
Posté le 02/09/2022
Exactement ;)
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