Chapitre 21 : Prière de ne pas réveiller les neunoeils

Par Zephirs

La surprise lui décrocha la mâchoire. Comment le roi des casse-pieds avait-il bien pu ramener son petit popotin dans le quartier général de vampires tueur à gages sans finir en amuse-gueule ?

D’un pas fier et conquérant, Tom Pouce s’avança vers Ashley puis se planta à quelques centimètres de ses chaussures, les mains sur les hanches :

— Je veux mon épée, rends-la-moi.

— Comment tu as fait pour rentrer ?

Le petit bonhomme se dirigea jusqu’aux barreaux, les traversa, revint dans la cellule avant de recommencer l’opération à plusieurs reprises.

— Tu veux bien arrêter de me prendre pour une idiote, fulmina Ashley.

L’œil, devenu moins actif après ce petit temps sans mouvement notable, sursauta. Une lueur rouge de malveillance brillait dans sa pupille unique fixée sur sa cellule.

La porte à barreau s’approcha, les murs aussi. Ne trouvant rien à redire, il retourna dans sa semi-veille, la paupière entrouverte. Néanmoins, la pièce ne récupéra pas sa taille normale, comme pour la punir d’être aussi bruyante.

— Je parle pas de ça, murmura Ashley entre ses dents. Comment tu as fait pour esquiver une bonne centaine de vampires sans te faire repérer ?

— Eh bien…

Il désigna sa taille d’un geste de la main, affublé d’un sourire fier, comme s’il se sentait important pour la première fois de sa vie.

— C’est pas la taille qui compte. Sans oublier que je suis l’incroyable, l’exceptio…

Ashley le prit par l’arrière de son col, la mine peu convaincue par une réponse aussi simpliste :

— Tu crois vraiment que je vais avaler ça ?

Tom Pouce poussa un cri efféminé qui réveilla aussitôt l’œil gardien. Une lumière rouge se diffusa dans leur direction, inspecta chaque centimètre carré de l’endroit, et s’arrêta sur Ashley.

Ashley retint son souffle.

Après un temps, il n’y eut plus rien. La lueur se dissipa, elle se permit aussitôt de respirer.

— Ferme-la maintenant, crétin ! siffla la blondinette le plus silencieusement possible. Tu vas nous faire tuer.

Le minuscule bonhomme hocha énergiquement la tête de haut en bas en plaquant ses mains sur sa bouche.

— J’ai pas fait exprès.

L’œil plissa la paupière avant de retourner, à leur plus grand soulagement, dans sa semi-somnolence.

— Écoute, je veux juste sortir d’ici donc si tu as un moyen d’esquiver les vampires sans trop de difficultés, je suis preneuse.

— Et moi, je veux juste mon épée.

Ashley roula des yeux. Maintenant qu’elle n’avait plus ce fichu cure-dent, il lui devenait utile. Ces satanés suceurs de sang lui avaient confisqué l’intégralité du contenu de ses poches, y comprit la minuscule lame, comme si elle pouvait terrasser un des leurs avec ça.

— Écoute, j’avais ton épée mais ils me l’ont prise. D’ailleurs comment tu sais que c’est moi qui l’avais ?

Tom Pouce, toujours suspendu en l’air, croisa les bras.

— Je suis capable de suivre mon épée grâce à sa signature magique. C’est un sort pas complexe du tout d’abord. Et puis même si je suis pas précis, j’étais sûr que ça ne pouvait être que toi la voleuse. Je l’ai sentie dès que je t’ai v…

Ashley le lança en dehors de sa cellule, au beau milieu du couloir. Comme elle le soupçonnait, le gardien au plafond ne cilla pas.

— Et ça, tu l’expliques comment ?

À peine bafouilla-t-il quelques mots que l’œil s’anima dans sa direction, mais referma immédiatement sa paupière, furieux de s’être réveillé une nouvelle fois pour rien.

Tom Pouce retourna dans la cellule aussi vite que ses petits pas le lui permirent, ses traits tirés dans une grimace de colère.

— Ça va pas ! Si j’avais perdu ma concentration, je serais…

— Ta concentration ? Donc il y avait bien un truc.

Le petit bonhomme se stoppa net, le doigt en l’air.

— Oui, il se pourrait que le grand Tom Pouce utilise des méthodes secrètes grâce à ses talents innés pour…. Arrête ! Repose m…

Sa phrase fut étouffée par l’index d’Ashley alors que le sol s’ébranlait, recouvert par une lueur rouge. Une chaleur désagréable se répandait sous la peau de la jeune femme. Les battements de son cœur, tout comme son souffle, s’arrêtèrent à la vue des murs et du plafond en bonne voie pour l’écrabouiller.

Le bord du lit frappa ses cuisses, le choc la fit tomber sur son matelas. Les barreaux de la porte traversèrent le métal froid du sommier sans difficulté, quand soudainement, tout revint à la normale.

La lueur rouge se résorba vers l’œil, réellement très énervé, puis disparut en même temps que sa paupière se ferma.

— Espèce de… de crétin... ne braille plus ja… Tom ?

Il n’y avait plus rien au bout de ses doigts, pourtant elle y sentait toujours un poids. Les approcher de la faible lumière des torches ne permit pas de le déceler davantage.

— Tom ?

Celui-ci réapparut dans son poing, le visage pâle comme s’il avait eu la peur de sa vie.

— Ce n’est pas un vulgaire neunoeil qui va effrayer ou… ou… ou repérer le talentueux Tom Pouce. Même si pour ça j’ai dû user de tout ce que m’a appris mon grand maître de l’illusion, et utiliser une quantité non-négligeable de…

Ashley le rapprocha de son visage, les deux yeux grands ouverts tel un hiboux :

— Comment t’as fais ça ?

— Je le dirais pas.

Ses sourcils se froncèrent. Elle était agacée de perdre un temps qu’elle pourrait employer à… à ne rien faire. Un soupir las s’échappa d’entre ses lèvres tandis que son dos se courbait.

C’était donc ainsi que sa vie finirait. Emportée par des vampires après qu’ils se soient abreuvés de tous le précieux liquide dans ses veines.

La résilience prenait peu à peu place dans son esprit.

Mourir, oui. Sans tenter de m’évader, hors de question.

— S’il te plaît Tom, si tu veux pas me le dire, d’accord. Mais… je suis la prochaine au menu et ça me branche pas tellement… Tu pourrais m’aider à sortir ou je sais pas, n’importe quoi qui m’évite de finir vidée de mon sang. Je… enfin...

Ashley le déposa au sol avant de s’approcher des barreaux. Son nez passa aux travers alors qu’elle cherchait à contempler son unique porte de sortie. Malheureusement, l’angle ne lui permettait pas d’apercevoir autre chose que les cellules adjacentes à la sienne.

La frustration serra ses doigts autour du métal froid. Elle tenta de les bouger, et ne parvint qu’à produire un bruit métallique insuffisant pour agacer l’œil gardien.

— Si seulement j’avais encore ma dague ou une des maudites fioles de Sam, son flingue ou n’importe quoi…

Tom Pouce ouvrit légèrement la bouche, prêt à déclarer quelques mots. Mots qui se ravisèrent presque aussitôt dans sa gorge. À la place, il avança jusqu’à ses rangers, rangers supérieures par deux fois à sa taille, et les tapota avec compassion :

— Écoute grande cruche, si tu acceptes de m’aider à retrouver mon épée, je t’aide à sortir de ce trou à rat.

— Et comment tu vas faire ça ?

Le petit bonhomme fourra ses mains dans sa poche droite et tira de toutes ses forces. Son visage devint rouge sous l’effort, mais un bout rond et métallique ne tarda pas à en sortir, bien qu’il était trente fois trop grand pour y entrer.

Après une minute entière d’effort, sous les yeux ébahit d’Ashley, Tom Pouce parvint à retirer une grosse clé identique à celle des vampires qui l’avaient enfermés ici.

Ses minuscules bras la tenaient dans un équilibre précaire, à la vertical.

— Je ne suis pas au niveau de Camelius Melbin pour choper des trucs, concéda-t-il d’un ton faussement détaché emprunt à l’effort, mais le malin Tom pouce est largement capable de s’emparer d’une petite…

La petite clé l’emporta vers l’avant et manqua de peu de lui présenter le sol.

— D’une petite...

Son bout rond rencontra le sol avec un tintement métallique, de manière volontaire ou presque, puis il s’appuya sur sa tige. Les dents du passe-partout des vampires le dépassaient de deux bonnes têtes.

— Clé !

Malgré cette grande avancée, Ashley ne parvenait pas à imaginer un plan d’évasion qui ne finirait pas inéluctablement par une armée de vampires à leurs trousses suivi d’une mort douloureuse.

— Si je sors de la cellule, l’œil va le voir.

— Si le neunoeil reste au dodo, il ne verra rien du tout. C’est un plan infaillible !

Son air enthousiaste donnait la désagréable impression à Ashley que son petit sauveur avait l’habitude de côtoyer les ennuis. Un point l’inquiétant autant que l’intriguait sa survie jusqu’ici.

— Bien sûr, j’ai juste à espérer qu’aucun bruit ne le réveille pendant que je traverse le couloir et ouvre une porte vieille de Mathusalem.

— Un jeu d’enfant !

L’agitation sur une de ses rangers attira l’attention d’Ashley. Tom Pouce la grimpait, aidé par la clé, et avait presque atteint son pantalon. Finalement, il l’attrapa et en tira un bout comme s’il souhaitait embarquer de manière plus confortable ou au moins stable.

Ashley le chargea sur son épaule après plusieurs secondes d’insistance, s’emparant de la clé par la même occasion, pas très emballée d’avoir un passager.

Un coup d’œil au plafond plus tard, son bras passait à travers les barreaux afin d’insérer la clé dans la serrure. Clic. Le métal couina sans que le gardien ne réagisse. Sa paupière resta close, tressaillant par moment.

C’est parti.

Lentement, la porte s’écarta jusqu’à laisser une ouverture suffisante pour se faufiler au-dehors. Une goutte de sueur coula de son front alors qu’un grincement subtil ponctuait sa fermeture.

Au plafond, rien ne changea. L’œil gardien dormait toujours quand des profondeurs des geôles jaillit un gémissement.

Ashley retint sa respiration. Pas un battement de cils, aucun mouvement. Leur fréquence soutenue devait l’ennuyer à un tel point que l’œil n’y faisait plus attention.

Contrairement à ses souvenirs, la porte en fer forgé ne se trouvait plus à quelques enjambées, mais à une vingtaine de mètres. Maudire intérieurement cette sorcellerie ne la fit pas s’approcher.

Les cellules adjacentes ne comportaient plus personne, ce qui était une bonne nouvelle. Ashley n’avait aucune idée de comment réagiraient les captifs des vampires s’ils la voyaient se faire la malle.

Elle avança sur la pointe des pieds, ses doigts serrés sur la grosse clé. Chaque pas l’approchait un peu plus de son seul échappatoire. Tom Pouce, assit sur son épaule, tentait vainement de faire comme si tout allait se passer sans accroc.

Sa porteuse se figea, et faillit l’envoyer dans le vide. Une jeune femme étalée sur le dos respirait faiblement dans l’un des blocs sur la gauche. Son cou nu dévoilait des dizaines de morsures. Certaines à peines cicatrisées, d’autres encore fraîches. Originaires d’un autre âge, ses courtes manches gonflées exhibaient des bras parsemés de points uniques semblables à des piqûres. Ashley ne pouvait pas se détacher de cette vision d’horreur, son futur en cas de nouvelle incarcération.

Ces monstres avaient ponctionné ses veines autant que possible sans la moindre pitié.

Elle déglutit. Une petite voix à l’intérieur de sa tête l’intimait de déverrouiller la cellule et de l’aider à fuir. Puis Tom Pouce tira ses cheveux, et d’un mouvement de tête indiqua la porte du menton avec insistance.

Ashley hésita, il tira plus fort.

Ses rangers l’entraînèrent plus loin, même si ses songes restèrent sur la pauvre captive. Une autre voix prit le dessus en à peine quelques secondes.

Sauves-toi d’abord avant de songer à sauver les autres. L’œil menaçant au-dessus de sa tête semblait lui donner raison.

Enfin, son salut se dressa face à elle.

Ashley fit un bond en arrière lorsqu’elle s’aperçut que sur sa droite, dans une cellule plus sombre que les autres, un vieil homme possédant une longue barbe blanche arrivant jusqu’à ses genoux demeurait immobile, allongé sur le côté à même le sol, les mains devant ses yeux. Il comportait des marques similaires à celles de la femme. Cependant, plus nombreuses.

Tout son être tremblait alors que de faibles murmures à peine audibles s’échappaient de sa bouche dans une boucle sans fin :

— Si je ne peux pas le voir, il ne peut pas me voir. Si je ne peux pas le voir, il ne peut pas me voir…

Les doigts d’Ashley tremblèrent jusqu’à la serrure. La clé racla ses bords une première fois, une seconde fois, puis s’y inséra. Après deux tours, un déclic se fit entendre.

Craintive de s’être fait repérer, elle se tourna au même moment que Tom Pouce, à quatre pattes sur son épaule, vers l’homme pour ne plus le lâcher du regard.

Rien, ses murmures poursuivaient leur rengaine.

Ashley posa la main sur la clenche, la tira. Enfin, l’espoir l’illuminait de sa lumière. Elle n’avait plus qu’à retrouver Sam, et s’échapper de cet…

Les gonds grincèrent d’un bruit à réveiller les morts. Dans la cellule à sa droite, l’homme à la barbe s’immobilisa. Ses doigts s’écartèrent de devant ses mirettes, puis ses pupilles se dilatèrent.

— Vous revoilà. Vous revoilà…

Il se redressa. Ses traits se tordirent, plus effrayés que ce qu’ils étaient déjà avant que sa voix ne se répercute en écho :

— Qui êtes-vous ?

Ashley n’eut pas besoin de se retourner pour savoir que l’œil gardien le plus proche venait de se réveiller, l’infâme bruit de sa paupière suffit.

— Ne reste pas plantée là ! murmura et hurla à la fois le petit bonhomme sur son épaule.

Elle retira brutalement la clé de la serrure, traversa le seuil en heurtant la tranche de la porte, puis se figea. Une lumière rouge la transperçait, l’inspectait exactement comme dans sa cellule, lorsqu’un minuscule braillard l’avait énervé en parlant trop fort.

Pourtant, quelque chose différait. Une étrange sensation refroidissait l’arrière de ses cuisses, son dos, sa nuque, son crâne... À vrai dire, tout l’arrière de son corps.

— Ne bouge pas, ne bouge pas, murmura Tom Pouce au comble de l’effort.

Mais sa voix fut à peine perceptible face à celle de l’homme enfermé qui criait comme s’il venait de voir un fantôme :

— Elle a disparu ! Elle a disparu !

La lumière rouge quitta Ashley pour se focaliser sur le prisonnier à la longue barbe blanche. Sans un avertissement, la porte l’expulsa vers le sol en se refermant.

Il ne l’avait pas vu, elle en était sûre.

Devant-elle, une petite boule de fumée roula sur plusieurs dizaines de centimètres. Un coup d’œil à son épaule lui fit comprendre que c’était Tom Pouce.

— Tom ?

Encore fumant, le petit bonhomme s’appuya sur ses avant-bras avant de retomber aussitôt le nez sur le sol. Peu importe ce qu’il venait de faire, et même s’il venait de la sauver, ça ne lui avait pas réussi.

— Ça va ! affirma-t-il le doigt en l’air, toujours étalé sur le sol. Tom Pouce va bien, il s’en sort toujours ! Il a juste un peu surévalué ses capacités à manipuler le Filtre. Tom Pouce revient très vite après une petite sieste.

Ashley rampa jusqu’à lui, la bouche légèrement entrouverte. Elle n’arrivait pas à déterminer si elle était impressionnée par son espèce de tour de magie, ou étonnée d’être encore en vie. En tout cas, sa seule certitude portait sur l’arrière de son corps : il était redevenu normal.

Du bout des doigts, elle le fit pivoter sur le flanc.

— Au milieu d’un couloir où des vampires risque d’arriver d’un moment à l’autre ?

Ashley eut un brusque soubresaut.

— Attends voir, au milieu d’un couloir ?

Aux dernières nouvelles, cette porte menait à un interminable escalier sous-terre éclairé par des torches, pas à un couloir bordé de peintures et de grandes fenêtres entourées de rideaux rouges.

Ashley scruta les armures sombres, les buffets contre les murs. Les bougies, chandelles et autres chandeliers éclairaient avec trop peu d’assiduité pour ôter le doute sur la présence d’une entité.

— Tom ?

Le minuscule mais vaillant bonhomme répondit par une série de ronflements avant qu’il ne soit emporté par sa main pendant qu’elle se relevait. Finalement, il n’était pas si casse-pieds que le disait Sam. Et puis, il l’avait sauvé. Elle ne pouvait pas le laisser se faire piétiner par le premier vampire passant par là.

La blondinette ramena les mèches devant son front sur le côté de son visage.

Sam…

Elle devait le retrouver. Ses pupilles inspectèrent un côté et l’autre du couloir sans savoir par où commencer, quand un étrange sentiment la saisit. Les personnes sur les peintures étaient différentes, les fenêtres ne donnaient plus sur les rebords d’un impressionnant pic bordé d’un mur d’enceinte, mais sur des groupes d’arbres penchés sur le flanc d’une montagne. L’ambiance artificiellement obscurcie ne les rendait pas très sympathiques.

Sa curiosité s’attarda sur le portrait d’une très jeune demoiselle à la chevelure noir et aux yeux aussi sanglants que ceux des autres membres de la famille Bàthory. L’air innocent à son visage la rendaient incroyablement attendrissante dans sa robe sombre d’un autre temps.

Un bruit survint. Une porte était apparu sur sa droite.

Qu’est-ce que…

Tout bougeait continuellement de place comme si les murs eux même n’étaient pas fixés à une position définie. Les lustres, les bougies aussi se déplaçaient d’un endroit à l’autre. Ce fut à ce moment qu’Ashley aperçu le terrible œil, gardien de la prison des vampires, parfaitement fondu dans le plafond.

Fort heureusement, sa paupière était profondément verrouillée dans un sommeil imperturbable.

Ce manoir… il est… vivant.

Les peintures changèrent, les cadres rétrécirent, s’agrandirent. Leurs occupants se transformèrent, puis tout redevint immobile comme si rien ne s’était passé.

À sa plus grande surprise, la jeune Bàthory et son innocence étaient toujours là, sur le mur, juste à côté de la porte nouvellement apparu. Peut-être un signe de bon augure, dans tous les cas…

Il faut bien commencer par quelque part.

La clenche s’abattit, la porte s’écarta avec toute la délicatesse dont elle pouvait faire preuve.

Il n’y avait pas un mouvement, pas une étrangeté, juste un autre couloir.

Ashley s’y faufila avant de clore l’endroit d’où elle venait avec cette même délicatesse. Ses doigts firent tampons pour éviter tout bruit sourd qui aurait pu éveiller par mégarde un des affreux œils camouflé au plafond.

Cette manœuvre entraîna Tom Pouce vers le vide. Heureusement, le petit bonhomme eut assez d’esprit et de force pour s’accrocher au pouce d’Ashley :

— Repose-moi sur ton épaule, j’étais bien. Très bi…

Il se rendormit, suspendu dans le vide tel un paresseux.

Non sans un sourire, qui s’effaça presque aussitôt, elle le plaça conformément à sa demande.

Dans un réflexe de survie, ses petits bras saisirent la lanière sur son épaule sans pour autant le tirer de ses rêves. Ashley, dans une brève pensée, ne put s’empêcher de remarquer que le visage paisible de son nouveau compagnon, quelque peu noircit par sa presque combustion, comportait la même innocence que celle de la jeune vampire dans le tableau.

Ce court moment suffit au couloir pour changer de disposition. À présent, des rangées d’étagères remplient de livres la cernaient, parfaitement alignées.

De petits pas étouffés par la moquette au sol parvenaient à ses oreilles, tout comme ceux bien plus lourd qui l’accompagnaient.

— Mademoiselle, vous ne pouvez… objecta une voix grave et ferme.

— Silence ! s’écria une autre aiguë et sans réplique.

Ashley se précipita à l’angle d’une des bibliothèques, presqu’autant préoccupée par l’œil au milieu du plafond, imperturbable dans sa somnolence, que par la petite fille aux cheveux noirs qui lui tournait le dos, suivit de près par un colosse en costume noir. Son crâne, tel un roc, était entièrement lisse et reflétait la lueur des bougies des lustres au-dessus de leurs têtes.

— Mademoiselle, reprit le colosse en posant délicatement son bras sur l’épaule de la petite vampire.

Elle s’arrêta.

— Retire ton bras. Tout de suite.

Son ton était froid et menaçant. Sa tête pivota vers l’homme pour regarder avec dédain le nœud de papillon violet autour de son cou.

— Sinon, je t’arrache la tête.

Ashley, légèrement décalée, crispa ses doigts sur l’étagère collée à elle. C’était la petite fille du tableau. Elle reconnaissait son visage, sauf que ses traits, dépossédés de son innocence, inspiraient une dureté qu’aucune jeune demoiselle ne devrait posséder.

— Vous avez beaucoup trop fréquenté votre tante, mademoiselle. Mon travail d’intendant ne me permet pas de vous laisser approcher un prisonnier de catégorie Z. Et puis, votre père me l’a doublement interdit.

Malgré son imposante carrure, des tressaillements presque imperceptibles parcouraient le corps de l’intendant. Les deux vampires, immobiles, se regardaient sans ciller. Un silence de mort régnait dans la bibliothèque.

Soudainement, il y eut comme un courant d’air. Pourtant, aucun des deux ne bougea. Du moins, c’est ce que cru Ashley jusqu’à ce que l’homme au nœud de papillon violet ne tombe à genoux et que sa tête roule sur le sol. Le reste de sa personne s’écrasa dans un bruit étouffé par la moquette.

— Très bien, je n’irai pas le voir.

Des gouttes rouges coulèrent des ongles de la petite vampire alors que ses yeux fixaient encore ceux de son intendant baignant dans son propre sang. Après quoi, la jeune Bàthory s’éloigna jusqu’à disparaître dans les tréfonds de la bibliothèque.

Surprise et horrifiée, Ashley avait reculé et manqué de peu de heurter les livres dans son dos.

C’est pas vrai, c’est pas vrai…

La respiration d’Ashley s’accentuait, des sueurs froides coulaient le long de son dos. Elle n’avait même pas vu son bras bouger. Sa vitesse et sa force devaient être telles qu’un combat contre ce genre de monstre ne laissait qu’une issue : la mort.

Il y eut un nouveau bruit. Sur sa droite était apparut, entre deux étagères, une autre porte.

Elle se précipita à sa poignée. Un désir pressant de fuir cette pièce la submergeait. Certains vampires des tableaux étaient terrifiants, mais Ashley n’aurait jamais pensé qu’une forme aussi innocente pourrait l’effrayer autant.

La précipitation éclipsa sa prudence. Ashley s’immisça à l’intérieur sans même regarder où l’ouverture la menait. La porte se ferma. Il fallait qu’elle trouve Sam au plus vite. Plus le temps passait, plus les chances que des vampires lui tombent dessus augmentaient. Ils devaient être des centaines, voir des milliers dans ce gigantesque manoir. Nul doute qu’il en existait des pires que la petite fille.

Des pires comme cette Jess...

Un bruissement d’ailes aiguisa son ouïe. La salle obscure ne lui permettait pas de voir distinctement ce qui produit ce son, mais une vague idée se dessinait dans sa tête. Lentement, même si Ashley savait déjà ce qu’elle y trouverait, son menton s’éleva : une véritable armée de chauve-souris en pleine sieste se tenait suspendue beaucoup trop près de ses cheveux à son goût.

Son cœur cessa de battre. Certains changeaient de perchoir pour en prendre un autre plus à leur convenance, un peu plus loin. D’autres grinçaient dans leur sommeil. Ils ne semblaient pas l’avoir repéré.

Un faible grognement émana de son épaule. La jeune femme sentit sa poitrine bondir, son rythme cardiaque explosa. Par réflexe, sa main enveloppa Tom Pouce en entier jusqu’à étouffer tout son émanant de sa personne.

La masse au plafond ne fondit pas sur les deux intrus, ne chercha pas à alerter tout le manoir de leur présence.

Ashley se mordit les lèvres. Son sang battait si vite dans ses veines qu’il lui faisait mal. Sans le moindre mouvement brusque, elle chercha à tâtons la poignée de porte dans son dos. Malgré son insistance, le vide se présentait toujours sous ses doigts, quand un bruissement au-dessus de sa tête la figea.

Rien. Juste une chauve-souris changeant de place.

Enfin.

Tel un chat, Ashley s’exfiltra par l’ouverture et la clos. Ses jambes la lâchèrent, elle s’effondra dans un soupir de soulagement. Maintenant, plus rien ne comptait à part retrouver Sam et partir de cet endroit. Au diable pouvait bien aller cette pauvre épée de Tom Pouce.

Subitement, une vive douleur transperça son majeur.

Tom Pouce !

Ashley desserra son poing en prenant conscience qu’elle avait oublié que son petit compagnon s’y tenait. Ce dernier, les yeux presque en dehors de leurs orbites, reprit difficilement sa respiration.

— Désolée, chuchota Ashley avec sincérité.

— Grande cruche, tu m’as pris pour une boule anti-st…

Il se retrouva une nouvelle fois étouffé.

L’œil. Au beau milieu du couloir dans lequel ils avaient atterri, il y en avait un juste au-dessus de leurs têtes. La paupière à demi-close, il était aussi inactif que les autres croisés depuis leur évasion des entrailles souterraines du manoir.

— J’ai dit que j’étais désolée. Il faut qu’on retrouve Sam, tu n’as pas une idée ? Et par pitié, chuchote.

Ses doigts relâchèrent la pression, une mauvaise idée si elle souhaitait qu’il garde le silence.

— Les neunoeils dans les pièces sont pas du tout sensible comparé à ceux dans la prison. Et puis toute leur attention doit être fixée sur le Chasseur. On a juste à faire gaffe aux vampires et surtout ne pas penser à eux.

Ashley fronça les sourcils.

— Comment ça ne pas penser à eux ?

— C’est un manoir vivant, tout le monde sait qu’ils lissent dans les pensées ! Ils s’en servent pour capturer les intrus ou les prisonniers qui tentent de prendre la poudre d’escampette. Il y a que les hôtes qui peuvent contrôler ce bidule, mais le majestueux Tom Pouce sait comment influencer très légèrement cette baraque grâce à ses pouvoirs et ses connaissances phénoménales !

Alors que sa tête se penchait sur le côté, une furieuse envie de lui rappeler que ses cheveux étaient encore noircis par sa presque combustion saisit Ashley. Cependant, elle songea que dire une telle chose à son sauveur n’était peut-être pas très correct.

— Très bien, comment fait-on un tel miracle ô grand et puissant Tom Pouce ? surjoua-t-elle en jetant un coup d’œil de part et d’autre du couloir.

Il ne révéla aucune différence avec les autres, si ce n’était l’agencement du mobilier, le paysage au-dehors et les scènes dans les tableaux.

Si une patrouille arrive…

Ashley se ressaisit immédiatement. Rien que ces quelques pensées pouvaient rameuter des vampires, en admettant que Tom disait vrai.

— Il faut que tu penses à un souvenir marquant avec le Chasseur.

— C’est tout ?

De tels souvenirs, ce n’était pas ce qui lui manquait. Ashley le posa sur son épaule, prête à repartir. Avant qu’elle ne fasse un pas, il lui donna une tape sur l’oreille.

— Aie ! Mais ça va pas, qu’est-ce qu’il te prend ?

— J’ai pas fini, brailla-t-il fièrement comme si être pris au sérieux était la meilleure des choses au monde. Ça c’est que la première étape. Après, il faut que le souvenir soit assez fort pour que tu ressentes l’émotion du moment.

Ashley hocha la tête. Elle n’avait qu’à penser à…

— Une dernière chose, il faut que ce souvenir ait un lien avec la peur. Prends en un où il t’a fait flipper au plus haut point, c’est ce que recherche cette vicieuse et vachement fourbe baraque dans notre esprit.

Avec difficulté, elle déglutit.

— Très bien.

Ashley se remit sur ses jambes, puis avança de quelques pas. Des souvenirs où elle avait eu peur en sa compagnie, ce n’était également pas ce qui lui manquait. Il y avait d’abord eu cette gargouille qui avait failli la réduire en charpie, puis le croque-mort à tentacule dont elle ne souhaitait pas savoir ce qu’il comptait lui faire, le dieu serpent géant...

Une porte apparut au milieu du couloir, juste devant son nez.

— C’était très simple, s’emballa la jeune femme en abaissant la poignée.

Ils se retrouvèrent dans une pièce envahie par une odeur de lessive plongée dans le noir. Rapidement, ses genoux cognèrent contre une surface en pierre où reposait de l’eau, d’après ses tâtonnements.

— Alors, je suis pas un expert en Chasseur, mais je ne crois pas qu’il soit là, railla Tom Pouce.

S’il avait pu voir le visage de sa porteuse, Tom Pouce aurait probablement fui son épaule de peur d’atterrir dans l’eau.

Cette fois-ci, Ashley prit son temps. L’obscurité de la laverie l’aidait à se concentrer.

Quand le Chasseur ma fait le plus peur ?

Un souvenir se matérialisa dans son esprit. Le souvenir d’un homme au long manteau gris-noir submergé par une brume bleue se battant tel un diable contre une horreur en pierre. Malgré tout, quelque chose la chiffonnait. Ce n’était pas cette démonstration de pouvoir qui l’effrayait au plus haut point.

Du sable et des débris de pierre remplacèrent le combat contre la gargouille. Une nouvelle fois, ils balayaient son visage, propulsés par le chaos sous ses jambes.

Je suis désolé.

Cette terrible phrase. Elle l’avait tourné et retourné dans son esprit.

Ses doigts glissaient de ceux de son compagnon au visage dur, aux yeux fermés, comme s’il se résignait à faire l’impensable.

Je suis désolé.

Une porte apparut dans son dos en la cognant entre les deux omoplates. Tom Pouce tangua, oscilla d’un côté, puis de l’autre. Ses deux bras moulinaient l’air dans l’espoir de récupérer son équilibre. Ce qu’il parvint en s’accrochant à la lanière olive sur l’épaule d’Ashley.

Cette dernière ne le remarqua pas, trop occupée à s’engouffrer à travers l’ouverture. À peine eut-elle posé un pied à l’intérieur qu’une lame se figea au niveau de sa gorge.

— Oh ! C’est toi.

La voix familière de Sam résonna dans ses oreilles alors qu’elle réalisait que ce qui lui faisait le plus peur chez le Chasseur n’était pas ce qu’il avait fait, mais ce qu’il pouvait faire.

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Edouard PArle
Posté le 17/11/2022
Coucou !
Pour commencer sur ma petite réserve, je trouve qu'entre le fuite d'Ashley et le moment où ils croisent la petite fille vampire c'est un peu long, il ne passe pas forcément grand chose d'intéressant.
Très belle phrase de chute ! Content de voir le duo se reformer (= C'était intéressant de reparler du "je suis désolé", qui était quand même un des chapitres les plus forts en émotion de l'histoire.
La fuite avec Tom Pouce était sympa, le personnage est très drôle. J'ai beaucoup aimé le passage où il dit ne me prends pas pour une boule anti-stress et se fait écraser en plein milieu de sa phrase xD Sa vantardise mal placée fonctionne bien également.
L'idée des neunoils est sympa aussi (=
Le perso de la petite fille vampire est intéressant. J'imagine que si tu as pris le temps de montrer cette scène, c'est qu'on va la revoir. Curieux de découvrir ça...
Mes remarques :
"les deux yeux grands ouverts tel un hiboux :" je pense que tu peux couper le "deux"
"Son nez passa aux travers alors qu’elle cherchait" -> au
"sous les yeux ébahit d’Ashley," -> ébahis
"dans un équilibre précaire, à la vertical." -> verticale
"pas très emballée d’avoir un passager." -> à l'idée d'avoir ?
"L’œil gardien dormait toujours quand des profondeurs des geôles jaillit un gémissement." -> quand un gémissement jaillit des profondeurs des geôles ? "Tom Pouce, assit sur son épaule," -> assis
"lorsqu’un minuscule braillard l’avait énervé en parlant trop fort." -> énervée ?
"Finalement, il n’était pas si casse-pieds que le disait Sam." -> aussi casse-pieds ?
"L’air innocent à son visage la rendaient" -> l'air innocent de son visage la rendait ?
"Une porte était apparu sur sa droite." -> apparue
"sur son épaule sans pour autant le tirer de ses rêves." virgule après épaule ?
"quelque peu noircit par sa presque combustion," -> noirci
"À présent, des rangées d’étagères remplient de livres" -> remplies ?
"Sur sa droite était apparut," -> apparue
"Certains changeaient de perchoir pour en prendre un autre plus à leur convenance, un peu plus loin. D’autres grinçaient dans leur sommeil. Ils" -> certaines et elles ? (chauve-souris)
"ô grand et puissant Tom Pouce ? surjoua-t-elle" -> demanda-t-elle ? (je trouve que la réplique suffit pour comprendre que c'est surjoué)
"contre une surface en pierre où reposait de l’eau, d’après ses tâtonnements." -> une surface en pierre humide ?
"Quand le Chasseur ma fait le plus peur ?" -> m'a
Un plaisir,
A bientôt !
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