Il s’agissait en premier lieu d’inspecter les centres les plus proches de Beacon Hill. Le groupe s’était séparé en petites unités qui se tiendraient informés par com en cas de besoin. Il y avait eu un léger débat concernant l’intégration de Chris Renton, qui, Ezekiel l’apprit, était venu à la place de sa supérieure. Se traîner un larbin n’enchantait guère la majorité des New Lights, à commencer par le vieil et glacial Ezra. Abigail avait été sur le point de se déclarer volontaire lorsqu’Ezekiel, mû par un désir de se démarquer – peut-être Eve apprécierait-elle son dévouement – dit qu’il prendrait Chris avec lui. La femme de la brigade, qui s’était présentée sous le nom de Lyon, leur emboîterait le pas.
Ezekiel avait voulu passer mentalement en revue les critères d’inspection, mais il avait un mal fou à se concentrer. La neige tombait doucement et le froid rendait l’air opaque. Les réverbères masquaient les étoiles, autrement brillantes comme de l’acier. Derrière le New Light, Lyon et Chris marchaient sans mot dire. Ezekiel s’était une ou deux fois retourné vers eux ; ils gardaient une souveraine distance avec lui et l’un avec l’autre.
Cet engourdissement qui lui prenait le cerveau… il secoua la tête, mais rien n’y fit.
Berkeley Street, derrière le Public garden, était une large rue dégagée, plutôt agréable, aux bâtiments anciens et modernes – larges cubes de briques, gratte-ciels, immeubles en verre - qui se côtoyaient. Le centre d’euthanasie occupait le rez-de-chaussée et les premiers étages d’une de ces structures en verre. Rien ne permettait de deviner ce qui avait cours derrière ces parois teintées, qui renvoyaient l’orange et le blanc de la rue sous la neige. Rien, hormis un symbole noir gravé dans le verre : la lettre h dans un cercle, barrée d’une croix. Mais c’était discret, et il fallait connaître la signification de ce signe.
Tout semblait normal. Tout ? Ezekiel avait les yeux secs et mal au crâne. Il ferma et rouvrit plusieurs fois les paupières. Des images d’objets affûtés et brillants le hantaient, se superposant à la réalité. Il inspira l’air frais qui lui brûla les poumons.
Le New Light porta le com à ses lèvres, hésitant.
Aucune parole ne lui venait à l’esprit, alors il laissa retomber son bras. D’un geste, il indiqua aux deux autres qu’il partait faire le tour du bâtiment. Cette façade-là n’avait rien à montrer, mais les autres…
Ezekiel tourna au coin. Rien.
— Mr Ezekiel ? Qu’est-ce que vous faites ?
C’était Lyon, affublée de son casque qu’elle avait mis dès sa sortie de l’hôtel de ville. Par précaution, elle touchait la crosse de son pistolet électrique.
— Je… commença-t-il, pour se rendre compte que les mots ne lui venaient toujours pas.
Ces images… il avait d’abord cru à des lames de couteaux mais, il le comprenait maintenant, c’étaient des aiguilles.
— Je trouve qu’il y a quelque chose de bizarre, marmonna-t-il.
— Excusez-moi de vous poser la question, mais vous sentez-vous dans votre état normal ?
Il répondit par un grognement. Pour qui se prenait-elle ? D’ailleurs, pourquoi tout le monde croyait-il mieux savoir ce qui était bon pour lui ?
— Si vous ne me croyez pas, c’est votre problème, murmura-t-il avec mauvaise humeur. Je vous dis que quelque chose ne va pas.
Chris les avait suivis, mais se tenait un peu à l’écart. Ezekiel se désintéressa du bâtiment pour se tourner vers l’assistant à l’expression solennelle, le teint un peu plus blanc que de raison.
— Que se passe-t-il ? interrogea Chris, plissant les yeux comme s’il redoutait de prendre un coup.
— Mr Ezekiel nous fait…
Lyon s’interrompit. Qu’allait-elle dire ? Une crise de paranoïa ?
— Écoutez, je vais voir à l’intérieur. Suivez-moi si ça vous chante, dit-il.
Il retourna à l’entrée avec l’impression de ne pas bien toucher terre, comme sous l’emprise de l’alcool. Il entendait Lyon et Renton chuchoter derrière lui, et croyait entendre des reproches ou des moqueries à son encontre.
Observant une dernière pause, l’oreille tendue pour déceler le moindre signe anormal – qui ne venait pas - il apposa sa main sur le capteur et déverrouilla la porte.
À ses premiers pas, les lumières s’allumèrent pour les accueillir. Ezekiel jura tout bas. Il aurait dû penser à désactiver le déclenchement automatique, mais ses tempes le faisaient trop souffrir et il n’avait plus les idées claires. La rue noire qui s’était étalée sur le mur de verre comme un tableau peint se brouilla sous les orbes lumineux. La nuit était partie, Boston avait disparu ; place à la mort silencieuse et désinfectée.
Ce n’était pas la première fois qu’Ezekiel entrait dans un centre. Il avait dû s’y présenter plusieurs fois comme les autres New Lights. Celui-là, il ne le connaissait pas, mais tous les centres se ressemblaient : même ambiance à la fois légère et pesante, même atmosphère de fin imminente, cachée sous un masque de fausse pudeur plus obscène que respectueuse. Tout cela, il en était conscient ; mais c’était le prix à payer.
Le couloir était interminable. Lyon le suivait à la trace, tout près. Sur la porte blanche devant eux, s’étalait ce qui semblait être un gribouillis rouge. Ils furent bientôt assez près pour le décrypter : Assassins en lettres grossières. La peinture avait coulé et en renforçait le côté morbide.
— Ah. Vous voyez, j’avais raison, commenta Ezekiel à voix basse.
Lyon se débarrassa de son casque et jaugea le mot avec sévérité.
— Il faudrait peut-être contacter…
Soudain, un bruit d’objet brisé et un juron leur parvinrent de derrière la porte suivante.
— Mon Dieu, paniqua Chris. Il y a quelqu’un ici, il faut appeler des renforts.
— Calmez-vous et taisez-vous.
Lyon saisit à l’intérieur de sa veste un com à l’allure curieuse.
— Je lance une alerte à l’anomalie. Maintenant il faut identifier la source du problème, si problème il y a. Ce n’est peut-être rien, mais s’il doit m’arriver quelque chose, ne prenez pas de risques inconsidérés.
— Il ne vous arrivera rien, répliqua le New Light entre ses dents.
Lyon lui adressa une œillade superbement méprisante. Ce n’était pas l’heure, ni le lieu, pour un débat.
— Allez-y, conclut-il à voix basse avec un geste dédaigneux de la main.
Chris n’en menait visiblement pas large, et hocha la tête pour approuver les paroles d’Ezekiel. Ce dernier porta le com à sa bouche pour la deuxième fois de la soirée.
— Bruits suspects dans le centre, Berkeley Street. Allons voir.
Un grésillement ténu s’échappa de l’appareil. Par précaution, il désactiva la communication ; mieux valait ne pas faire trop de bruit. Lyon, après avoir attiré son regard, lui donna son casque.
— Gardez-moi ça.
Cela déplut à Ezekiel, mais il n’allait pas la contredire. Il l’observa avancer à pas de loups jusqu’à la porte. Les bruits s’étaient brièvement interrompus, mais ils reprirent au moment où elle posait les doigts sur le panneau. Ezekiel avait la sensation de la voir de très loin.
Il mit un temps à comprendre ce qu’elle lui voulait. Agacé, il la rejoignit en tanguant légèrement.
Elle lui montra le capteur. Bien sûr, elle n’était pas enregistrée dans la base.
Avant de le laisser faire quoi que ce soit elle lui saisit le poignet et lui fit signe de rester effacé sur le côté. Elle-même se rangea de l’autre côté de la porte.
Il débloqua le passage. Le même son d’aspiration que pour l’entrée se fit entendre. Il y eut un déferlement de lumière blanche qui, à ce moment, sembla surnaturel.
Rien ne se passa.
Lyon entra rapidement dans la nouvelle salle.
Subitement, ce fut le vacarme. Hurlements brefs et violents ébranlements, coups de feu.
Lyon, la respiration courte, reparut dans l’encadrement.
— Deux gamins paumés, estima-t-elle. Et armés. Ils se sont amusés à fracasser du matériel, d’après ce que je constate. Nous les aurons surpris juste à temps, et ils se seront terrés ici dans l’espoir de nous échapper.
— Ils sont… débuta Chris, plus loin dans le couloir.
— Malheureusement pour eux, ils m’ont menacée. Je vais devoir faire un rapport maintenant, et ce sera toute une procédure. Je n’avais pas besoin de ça.
Ezekiel sortit de sa cachette. Il contempla le carnage. Le corps des deux adolescents reposait sur des esquisses écarlates, comme dessinées à la va-vite au sol par un peintre pressé. Mais ce qui le chagrinait le plus, c’étaient ces cabines au matériel renversé, saccagé, brisé. Il dut fermer les paupières pour maîtriser le grésillement furieux dans son crâne, mais des images acérées vinrent lui blesser le fond des yeux, et il les rouvrit dans un sursaut.
— Il faut vérifier qu’il n’y en ait pas d’autres. Mr Ezekiel, si vous voulez bien m’ouvrir la porte suivante.
Il acquiesça. Le corps crispé, il avança lentement sous le regard de Lyon qu’il sentait pour le moins accusateur. Il espérait au moins qu’elle ne se laisserait pas aller à un autre commentaire sur sa santé.
Même manège que la première fois. Chris s’était carapaté le plus loin possible, Ezekiel et Lyon s’étaient postés de chaque côté de la porte.
À première vue, cette portion du centre était vide.
— Je relance les troupes, déclara Lyon. Mr Ezekiel, sans vouloir vous commander, faites de même avec vos collègues. Qu’ils ne viennent pas, mais qu’ils soient tenus au courant.
— On ne va tout de même pas monter à l’étage ? s’inquiéta Chris qui était devenu gris.
Lyon secoua la tête et essuya de sa manche une giclée de sang sur sa joue.
— Non. Personne ne monte. Je n’ai rien entendu d’autre, selon toute probabilité ils étaient seuls, mais on ne peut jamais savoir. Il serait imprudent de progresser plus avant. Nous allons sortir et attendre les renforts. Allez, dehors.
— Non. Moi, je vais voir.
Elle se tourna vers Ezekiel.
— Mr Ezekiel. J’ai autorité sur la question. C’est un ordre.
— Eh bien, disons que je me fiche de votre autorité et de vos ordres.
D’un pas déterminé, il entra dans la troisième salle.
— Revenez. Je vous interdis !
Par-dessus son épaule, il fit un signe nonchalant de la main.
— Je pourrais vous tirer dessus, vous savez, entendit-il encore.
— Mais vous ne le ferez pas. Un autre rapport… quel ennui. Et vous ne voudriez pas vous mettre mes collègues ou la Gouvernance à dos, croyez-moi.
Ezekiel se retourna, un sourire sinistre aux lèvres, lui fit un coucou ironique – il aperçut même le visage gris cendre de Chris - et enclencha le verrouillage de la porte.
Lyon ne lui avait pas fait l’honneur de réagir à sa moquerie et s’était contentée d’observer la fermeture inéluctable du panneau.
Enfin seul. Ezekiel prit le temps d’enlever son manteau et de le déposer sur la rampe de l’escalier ; il ne faisait pas froid ici. Puis il sortit l’arme logée dans sa ceinture.
— S’il reste des traîtres dans le coin, je vous souhaite bonne chance, claironna-t-il.
Aucune réponse, bien sûr. Il arma son pistolet qui produisit un joli cric.
— Dans ce cas, reprit le New Light, je viens vous chercher.
Il commençait à avoir très mal à la tête, et une sueur glacée recouvrait son front. Il ignora comme il put ces deux facteurs encombrants.
Près de l’escalier, à droite, se trouvaient des sièges en cuir. À gauche un comptoir et, dans le coin, une machine à distribuer des boissons chaudes. Sur un présentoir se trouvaient nettement empilés des gobelets en carton rouge et bleu avec, en leur centre, une étoile blanche.
Ezekiel monta à l’étage qui se trouvait, lui, plongé dans une pénombre aseptisée. De loin en loin, des globes dispensaient un éclairage si étouffé qu’il aurait pu n’être rien. Ezekiel n’entendait plus que sa propre respiration et ses pas. Sous ses pieds le sol avait une résonance de métal creux. Sur le côté gauche, une surface où sa propre image se reflétait informe et monstrueuse ; à droite une série de portes numérotées, hermétiques. D’autres chambres d’euthanasie. Il était déjà entré dans l’une d’elles, une fois, et avait été content de découvrir qu’elle était sobrement équipée. Juste ce qu’il fallait.
— Montrez-vous ne soyez pas timides, chantonna-t-il.
Même en tendant l’oreille, il n’entendait rien. Ezekiel continua son inspection.
L’étage était fait d’un agencement curieux, précis et labyrinthique, de couloirs, tous dotés de portes hermétiques menant à d’autres salles d’exécution douce ; mais pas le moindre signe de vie.
Ezekiel s’arrêta, les bras ballants, au milieu d’un corridor emprunté au moins trois fois. La douleur avait explosé dans son crâne. Le pistolet glissait entre ses doigts transpirants. Il s’accroupit et le posa précautionneusement près de lui, canon vers l’extérieur. Il pressa ses paumes contre ses yeux fermés qui, sous la pression, se recouvrirent d’un voile blanchâtre où éclataient des bouquets de fourmillements sanguins.
Il n’y avait plus personne.
Qu’est-ce qui arrive à Ezechiel ? Tu conserves volontairement le mystère ou il y a un détail d’un précédent chapitre que j’ai oublié ? En tout cas, j’aime bien la manière dont les conditions climatiques font écho au brouillard qui engourdit l’esprit d’Ezechiel.<br /> Les descriptions sont bien faites et on sent qu’Ezechiel et Lyon n’ont pas une relation très cordiale : rivalité entre agences ? Quant à Chris, on se demande un peu à quoi il sert, à part à faire de la figuration.
Coquilles et remarques :
Le groupe s’était séparé en petites unités qui se tiendraient informés [informées]
larges cubes de briques, gratte-ciels, immeubles en verre [« gratte-ciels » est la graphie rectifiée ; en orthographe classique « gratte-ciel » est invariable]
Ils sont… débuta Chris, plus loin dans le couloir [« débuta » n’est pas adéquat ; « amorça » ou « ébaucha », peut-être?]
Il entendait Lyon et Renton chuchoter derrière lui, et croyait entendre des reproches ou des moqueries à son encontre. [Comme les deux verbes ont le même sujet, je ne mettrais pas de virgule avant « et ».]
une surface où sa propre image se reflétait informe et monstrueuse [J’ajouterais une virgule avant « informe ».]
En fait, Ezekiel est drogué, mais peut-être que je fais trop de mystère là où plus de clarté serait bénéfique. Ca rejoint un peu le fait qu'il soit en chamboulement intérieur malgré son apparente force. Mais bon c'est peut-être pas réussi au top xD
Et en effet ! Ezekiel et Lyon s'entendent pas si bien, il y a une lutte de pouvoirs entre la brigade et les New Lights, qui sont censés travailler ensemble mais qui sont un peu en concurrence. Pour Chris, tu as raison, au final, il ne sert pas à grand-chose. Au départ, il devait être un narrateur à part entière, jusqu'à ce que je me rende compte qu'il... ne serait à rien, n'apportait rien. Le fait de le retrouver là doit être un résidu de cette époque, même si j'aurais peut-être mieux fait de m'en séparer tout à fait.