Enfin nous parvînmes au dernier niveau, tout en haut de la montagne. A cet étage, il restait une volée de marches qui menait au sommet du volcan, Jerem les monta en courant, souleva la trappe qui donnait sur l’extérieur, se hissa dehors pour jeter un coup d’oeil panoramique, et laissa l’ouverture béante avant de nous rejoindre. Il n’y avait qu’une porte et quand nous l’ouvrîmes, nous sûmes que nous avions touché au but.
Devant nous se trouvait le laboratoire secret du magicien, là où il devait imaginer et concocter ses expérimentations les plus sophistiquées et les plus atroces, celles qu’il faisait sur les êtres vivants, pour atteindre son but ultime, être le maître de l’univers et dominer le temps. Tout le reste ne l’intéressait pas et il l’avait délégué à ses fidèles créatures. Nous entrâmes et Jerem coinça la porte pour qu’elle reste ouverte.
Une partie de la salle était un grand bureau. Des rangées de tables se succédaient, sur lesquelles s’alignaient des claviers et des écrans d’ordinateurs connectés en réseau. Derrière l’un deux, je reconnus avec surprise Tessa, maigre et les yeux rouges, penchée sur son pupitre et tapant comme un automate. D’autres informaticiens étaient disséminés dans la salle, totalement absorbés par leur activité. Ils semblaient tous hagards, lointains, habités par une vision intérieure qui les isolaient dans leur bulle, incapables même de communiquer entre eux. Avais-je été comme eux ? Je me revis pendant un infime instant derrière mon pc chez FinanDev, les yeux rivés sur l’écran sans personne à qui parler pendant des heures, et je chassai aussitôt cette image parasite pour me concentrer sur le présent.
Détournant mon regard de l’espace des développeurs, je le portai vers l’autre partie du laboratoire. Une chaîne de montage pour la production de médicaments tournait en continu et produisait de petites fioles bleues, diverses expériences étaient en cours sur les paillasses devant lesquelles étaient disposés des escabeaux. Des tas de bocaux et de coupes stockés sur des étagères contenaient des avortons et des cadavres de petits animaux. Des carnets couverts de notes et de schémas étaient éparpillés un peu partout, retraçant les résultats des travaux désordonnés du maître des lieux, ou exposant ses idées géniales. Je n’avais pas envie d’en connaître les détails sordides.
Jahangir se tenait devant nous, petit gnome très laid qui essayait de vouloir conquérir le monde. C’était bien lui que nous avions vu dans la chambre des rêves. Il portait une blouse blanche trop grande pour lui, pleine de trous d’acides, et deux souliers pointus dépassaient sous sa robe grise. Son visage semblait avoir été écrasé pour avoir cette forme ronde. Une fine barbe descendait sur son torse, ses mains étaient épaisses et couvertes de bagues précieuses. Il ouvrit la bouche en faisant un horrible rictus, et ses vilaines dents noires apparurent.
-- C’est donc vous qui mettez mon île sens dessus dessous, dit-il en agitant ses doigts crochus, je vous rencontre enfin. Vous êtes les enfants de PJ, je suis enchanté de faire la connaissance de créatures si perspicaces, qui ont su venir à moi, jusque dans mon repaire secret. Vous êtes prisonniers de ma toile désormais. Mais qui se cache derrière vous ? Ah, je vois que vous avez trouvé votre père !
Et le monstre éclata d’un rire sardonique.
-- Tu as fière allure, n’est-ce pas PJ ! reprit-il une fois qu’il fut calmé. Approche, vile créature, orang outan de pacotille ! Viens donc voir ton maître que tu as osé trahir, moi qui avais toute confiance en toi, et toi qui n’a cessé d’abuser de ma bonté comme un vulgaire profiteur.
Nous nous écartâmes, stupéfaits par la révélation du Jahangir, et laissâmes passer Pamphile. Celui-ci s’avança vers le magicien, tête baissée, le corps penché vers l'avant et ses longs bras traînant par terre. Jahangir leva la main et l’agita, rompant l’enchantement. Les traits et le corps du grand singe se métamorphosèrent et il se transforma en l’être le plus méprisable qui soit. Comment aurions-nous pu deviner que PJ se cachait derrière cet animal docile, qui nous avait suppliés de le délivrer et nous suivait depuis ?
Ce n’était plus l’homme dominateur qui méprisait sa famille et ses employés qui se dressait devant nous, mais un être minable et humilié. Sa peau était terne, ses cheveux avaient blanchis et il était voûté, il semblait avoir vieilli de plusieurs années, lui qui rêvait de rajeunir.
Magnus avait expliqué que PJ avait été rapatrié sur l’île sur l’ordre de Jahangir. J’essayai de comprendre comment PJ en était arrivé là. Quand il avait imaginé que nous le mènerions à la pimpiostrelle, PJ avait simulé sa fuite avec Ferdinand, sans en référer à son maître. C’est à ce moment là qu’il avait dû cesser d’amuser Jahangir, il était devenu beaucoup trop dissident et incontrôlable. Le magicien l’avait alors condamné à revenir sur l’île sous le contrôle de Trevor. PJ avait été emprisonné à son arrivée et soumis à la volonté de son maître pour expier ses fautes. Jahangir avait probablement imaginé qu’il n’y avait rien de plus avilissant que d’être transformé en un animal sauvage, de se trouver privé de liberté dans une cage et de patauger dans ses propres excréments.
-- Il est temps pour toi de payer tes trahisons, pousuivait Jahangir, tu t’es cru plus fort que ton maître, mais tu t’es mépris. Tu vas mourir PJ, devant tes enfants. Je t’avais créé à partir d’un morceau de moi-même, tu étais ma plus belle réussite, mon alter ego, un autre moi-même. PJ, ça veut dire Prince Jahangir. Tu étais mon ambassadeur dans le monde, tu aurais pu devenir le plus grand, mais tu as choisi de te moquer de moi. Alors tu n’as plus aucune raison d’exister.
Nous entendîmes un gémissement de douleur dans le dos de Jahangir, et le magicien rugit de rage.
-- Tais-toi, vile personnage, vociféra-t-il.
PJ leva une dernière fois les yeux vers son mentor, il implorait sans parler la pitié du magicien, mais Jahangir pointa son doigt vers celui qui fut Pamphile et le foudroya d’un sort mortel. PJ s’écroula à terre et roula sur lui-même avant de devenir fumée et de disparaître tout à fait. Je ne sais pas ce qu’éprouvèrent en cet instant Vincent, Astrid et Alma, mais aucun d’entre eux ne dit mot ni ne bougea. Jahangir s’écarta et derrière lui nous vîmes un être grotesque, c’était ce qui restait de Ferdinand. Il était assis sur une chaise roulante et ne se ressemblait plus. Son visage et son corps avaient doublé de volume, ses cheveux jadis ras avaient poussé et tombaient de chaque côté de sa tête, ils étaient sales et collés sur ses tempes et ses joues, ses yeux ne voyaient plus, sa bouche avait presque disparu dans les replis de sa peau, ses mains et ses pieds nus étaient déformés, tordus, décharnés.
-- Voici ma créature, celui que j’appelais mon ami, Nessuno, poursuivit le magicien, en qui je croyais plus qu’en moi-même, je l’avais façonné de mes mains, et je lui ai tout donné. Et il a cru lui aussi qu’on peut me désobéir sans être puni. Il va apprendre aujourd’hui qu’il n’en est rien. Il avait choisi de se vouer corps et âme à PJ et d’oublier qui est son véritable maître. Je lui avais donné une dernière chance de se racheter en lui ordonnant de ramener ici ce traître de PJ pour le soumettre, et il a enfin compris qu’il ne pouvait plus me désobéir, il a simulé un départ précipité de PJ de cette villa prétentieuse, qui a rendu folle de rage cette idiote d’Iga, elle n’avait pas compris que l’ordre venait de moi, elle a cru s’être fait berner. Décidément j’étais entouré d’imbéciles, comment pouvais-je m’appuyer sur de pareils abrutis pour mener à bien mes nobles desseins ?
La version de l’histoire que racontait Jahangir différait de celle de Magnus, cela avait peu d’importance, car le résultat était identique. Qui avait tort, qui avait raison ? Jahangir vivait dans le monde de l’illusion, pourquoi nous raconter des mensonges, était-ce une ultime perversion ? Il semblait se persuader tout en parlant qu’il détestait Ferdinand, le jugeant indigne de lui et justifiant par là son arrêt de mort.
-- Nessuno n’a pas réussi la mission suprême que je lui avais confiée, poursuivait Jahangir, ramener ici de la pimpiostrelle. Il prétendait qu’en vous suivant, il trouverait cette maudite plante, encore une fois il s’est trompé. Il a monté un scénario stupide et s’est fait agressé pour rien par Horville et Malaquin, ces deux abrutis dont le cerveau est identique à celui d’une moule. Il prétendait que par solidarité vous le secourriez et l’intégreriez à vos recherches, alors qu’à la première occasion vous lui avez faussé compagnie. Ses machinations sont mal ficelées, il s’est fait mener en bateau par vous comme un débutant, et il a même entraîné avec lui Iga et Trevor qui ont perdu leur temps. Nessuno n’est décidément bon à rien. Je l’ai fait ramener sur l’île pour en finir avec lui, je ne peux plus pardonner sa bêtise. A son ultime retour ici, il est devenu un cobaye comme un autre, il ne pouvait plus me trahir car je ne lui faisais plus confiance. J’ai tenté des essais sur lui, je lui ai inoculé l’un de mes traitements, mais ça n’a pas marché, le résultat est un ratage complet, vous le constatez. Il est vrai qu’il a bien changé et qu’il n’a plus l’allure qu’il avait, il est moins sûr de lui maintenant. Tu n’es plus mon ami, Nessuno, je ne te reconnais pas sous ce masque grotesque et je n’ai plus besoin de toi. C’est pourquoi je vais te faire disparaître.
Il se tourna vers nous, le visage déformé par la haine et la férocité.
-- J’avais créé Nessuno pour protéger PJ et le seconder dans toutes ses démarches, c’était la noble mission qu’il devait accomplir pour moi et moi seul. Puisque PJ n’est plus, je suis désormais le seul qui peut prétendre découvrir la formule pour l’immortalité, il me faudra récupérer ses richesses et étendre mon pouvoir en soumettant ceux qui dirigent le monde. Aujourd’hui je détruis Nessuno en même temps que celui qu’il avait choisi de suivre, il n’est plus rien pour moi.
Et joignant le geste à la parole, Jahangir tendit son index alourdi par les bagues vers son ancien émissaire et le pulvérisa. La chaise roulante était désormais vide, Ferdinand s’était évaporé.
-- Et maintenant, à qui le tour ? Je ne vais pas vous laisser repartir, mais ne craignez rien, je pense avoir besoin de vous pour mes futures expériences. Voyez-vous, je souhaite m’orienter vers de nouvelles recherches, toujours dans le domaine médical, et je sais qu’il y a parmi vous des informaticiens de talent. Vous, s’écria-t-il en tendant le doigt d’abord vers moi puis vers Vincent, et vous ! J’ai besoin de développeurs qui sachent récupérer des données médicales sur des patients. Uniquement les nantis, bien évidemment, ce sont les seuls qui ont les moyens de payer, je vais pouvoir les cibler et leur proposer exactement ce qu’ils voudront acheter, anticiper leurs désirs et y répondre à ma façon. Ah, cette nouvelle idée est fantastique, elle m’ouvre plein de possibilités pour l’avenir. C’est Magnus sur qui je vais compter désormais, la seule de mes créatures qui m’est restée fidèle, il vous encadrera. A l’aide de mes ordinateurs puissants, vous élaborerez aussi des formules pour synthétiser la pimpiostrelle, cette plante qui a cessé d’exister mais dont j’ai absolument besoin. Tous les informaticiens qui sont ici sont des incapables. Regardez Tessa, qui travaillait chez FinanDev et m’avait été recommandée par Horville et Malaquin comme une développeuse exceptionnelle, elle ne réussit pas à assembler deux morceaux de code ou à élaborer un algorithme de calcul qui marche. Tous, ils n’arrivent à aucun résultat. Je m’impatiente depuis le temps que j’attends, mais vous allez m’aider je le sens, je le sais.
Jahangir se frottait presque les mains de joie en exposant son plan diabolique, et son sourire d’autosatisfaction était presque plus atroce que son rictus de méchanceté.
-- Nous ne sommes pas venus pour vous servir, dit froidement Vincent sans révéler que Magnus n’existait plus, nous sommes là pour vous exterminer.
-- Ne recommencez pas, hurla le gnome, et la bave lui sortait de la bouche, on m’a déjà dit cela une fois il y a bien longtemps, et il n’est pas question que je me laisse faire à nouveau. Vous avez bien failli me leurrer, mais vous ne vaincrez pas. Vous avez déjà détruit ma chambre à rêves, le refuge où j’allais quand j’avais besoin de raviver ma haine contre ceux qui n’ont songé qu’à me détruire. Quand j’étais de retour de ce lieu sacré, ma puissance était accrue, je devenais invincible.
-- Même les méchants ont besoin de rêver, murmura Vincent.
-- Tout ce que j’ai construit patiemment depuis des siècles, poursuivit Jahangir sans écouter, cette technologie que nous maîtrisons désormais, vous ne pensez qu’à réduire à néant mon oeuvre avec des artifices hors d'âge, cet oiseau cruel et cet arbre monstrueux.
A ces mots, nous entendîmes un craquement sinistre qui résonna dans toute la falaise, fit trembler les parois et brisa toutes les vitres. Jahangir regarda autour de lui, méfiant et circonspect.
-- Qu’avez-vous fait, vermines ? siffla-t-il entre ses horribles dents noires, Quoique vous essayiez, vous n’empêcherez pas Jahangir de devenir Jagannath, le Seigneur de l’Univers.
Sa mégalomanie le rendait ridicule. Si l’instant n’avait pas été tragique, nous aurions pu éclater de rire à le voir se démener comme un diablotin enragé. Mais il ne tarda pas à se calmer et son regard devint froid comme celui d’un serpent.
Il se redressa de toute la hauteur de son petit corps et tendit ses mains vers nous, les doigts en avant. Il n’eut pas le temps d’incanter qu’Astrid, Alma et moi avions déjà créé un bouclier protecteur autour de nous avec les rameaux de l’arbre. Le sort de mort rebondit sur la surface défensive et vint frapper Jahangir par ricochet, ce qui décupla sa colère. L’affreux gnome s’agitait comme un démon et tentait de nous atteindre par ses maléfices. Fou de rage, il se tourna vers le pool d’informaticiens et envoya sur chacun d’eux un puissant sort de feu. Ils se consumèrent comme des fêtus de paille. Ainsi finit ma collègue Tessa à qui je n’avais jamais reparlé. Tout le matériel se mit à brûler, des flammes s’élevèrent bientôt autour des bureaux et une fumée noire toxique et malodorante se répandit et vint jusqu’à nous.
Entourés de nuées sombres, nous étions seuls contre Jahangir désormais, et il se déchaîna contre nous. A chaque fois qu’il pensait avoir percé le bouclier protecteur avec ses sortilèges, nous le regénérions et il étouffait de rage, sa grosse tête ronde était rouge comme une tomate gonflée de sang, prête à exploser. Il essayait toutes les sortes de magies, le feu, l’acide, les nuées, le poison, la glace, nous étions bombardés de gouttelettes destructrices dont certaines parvenaient à franchir notre enveloppe protectrice. Alma courait de l’un à l’autre et soignait nos brûlures avec un peu d’onguent à la pimpiostrelle. Nous ne pouvions attaquer Jahangir avec nos pauvres fléchettes empoisonnées, nous attendions que la magie de l’arbre se déploie. Quand son attention baissait, Astrid et moi en profitions pour lancer nos rameaux vers lui. Petit à petit nos branches enchantées et le pouvoir des arbres dans le cratère faisaient diminuer la puissance de la magie maléfique de Jahangir, ses incantations portaient moins, il faiblissait. Bientôt il ne parvint plus à attaquer le bouclier, la portée de ses sorts était minimisée, il s’épuisait à lancer ses incantations sans nous atteindre. Alors il poussa un hurlement de rage qui aurait pu réveiller un mort, se transforma instantanément en fumée opaque et s’enfuit par la porte ouverte.
Traversant le bouclier, nous nous précipitâmes derrière lui, Vincent en tête, tandis que le laboratoire s’embrasait. Le feu créait des appels d’air brûlant et les murs autour de nous se craquelaient sous l’effet de la chaleur. Empêtré dans la magie des arbres qui avait envahi l’espace, Jahangir n’arrivait pas à maintenir sa forme de fumée et ne cessait de relancer son sort de métamorphose, il était mi gnome mi volute noire et poussait des cris de rage tandis que nous escaladions derrière lui le dernier escalier vers le sommet du volcan. Et là, cessant de lutter contre la magie de l’arbre, il retrouva son corps d’homoncule et se mit à courir sur la crête qui faisait le tour du cratère. Tout à coup il s’arrêta, se tourna un instant vers nous et pointant un doigt, lança un dernier sort inconnu qui frappa Vincent à la poitrine, puis se jeta dans le vide sous sa forme de fumée.
Stupéfaits, nous le regardâmes tomber en tourbillonnant au pied du volcan, il était redevenu gnome sous le pouvoir grandissant des arbres. Il chuta lourdement dans la forêt en bas du précipice en heurtant les rochers et roula sous le couvert de la canopée où il disparut à nos yeux. Houang Ti surgit tout à coup, tombant du ciel, il voleta quelques instants puis plongea vers le précipice, à la poursuite de Jahangir. Cependant autour de nous, le feu progressait et des bruits inquiétants de fissures se multipliaient. Dans le cratère, les trois arbres étaient devenus si énormes et si lourds qu’ils faisaient craquer le sol sous leur poids. Dans peu de temps, tout s’écroulerait.
-- Fuyons, hurlais-je, sinon nous serons ensevelis sous la montagne. Descendons, nous prendrons la jeep pour aller plus vite, tout va disparaître.
Empruntant les escaliers qui étaient encore praticables, nous vîmes surgir autour de nous toutes sortes de créatures qui s’enfuyaient comme nous devant le danger, des gnomes, des animaux, des gardes, toute l’armée de Jahangir qui avait semblé invisible se matérialisait et cherchait à survivre. Une foule en panique courait et volait au-dessus des marches, certains tombaient la tête la première et étaient écrasés sans pitié par les suivants. Les parois se lézardaient autour de nous, nous entendions les murs et les planchers des étages supérieurs se désagréger, tout l’édifice se détruisait au-dessus de nos têtes. Nous nous faufilions au milieu des fuyards, dévalant les escaliers les uns après les autres, accélérant encore notre course à chaque palier.
Enfin, après une course effrénée, nous sortîmes à bout de souffle du bâtiment et parvînmes à la jeep. Elle n’avait pas bougé, car c’est moi qui avait la clé de contact. Mais alors que nous allions grimper à bord, Trevor surgit devant le capot de la voiture, il débouchait de la galerie obscure, une arme à la main pointée vers nous. Il avançait tout droit sans réfléchir, menaçant, l’air hagard, ses yeux jetaient des éclairs de folie. Arrivé tout contre la jeep, il essaya de bondir vers moi pour me bloquer, mais Jerem qui n’avait pas ralenti son élan grimpa sur le marchepied et sauta sur lui. Ils roulèrent par terre en se cognant. En deux enjambées, Vincent rejoignit Jerem et tira des fléchettes empoisonnées dans les jambes de Trevor qui se tordit de douleur et se mit à hurler.
Sans attendre, je sautai derrière le volant. Alma et Astrid prirent place derrière moi. Laissant Trevor qui se contorsionnait, Jerem et Vincent bondirent à leur tour dans l’habitable, d’autres créatures s’accrochèrent comme elles pouvaient sur toutes les aspérités de la carrosserie, tandis que je lançai le moteur et démarrai la voiture précipitamment. Elle plongea aussitôt dans le tunnel tandis que j’allumai les phares. Dans le rétroviseur, je vis Trevor, fou furieux, se relever et se précipiter derrière nous. Il tira sur les pneus de la jeep et réussit à en atteindre un qui explosa. Sous le choc, la roue crevée déséquilibra le véhicule et je perdis le contrôle du tout terrain pendant quelques instants. La voiture fit une embardée, dérapa, fonça vers le rocher, et s’encastra brutalement dans la pierre. J’appuyai sur l’accélérateur à fond en marche arrière et tournai le volant désespérement dans l’autre sens pour redresser les roues. L’avant qui était enfoncé s’éjecta du mur sous la puissance du moteur et je changeai aussitôt la vitesse, la voiture bondit vers l’avant Devant nous les animaux et les créatures couraient au hasard, désorientés et affolés par la lumière brutale. Je klaxonnais pour qu’ils s’écartent et nous laissent passer, la jeep roulait en trombe sur trois roues, l’aile gauche complètement déformée.
-- Une bifurcation devant ! m’écriai-je, droite ou gauche ?
-- Gauche, répondit Vincent.
Il était assis à côté de moi, son téléphone dans sa main, cherchant les points lumineux des capteurs qu’il avait dû déposer pour se repérer, et se frottant l’épaule avec la main, là où le sort de Jahangir l’avait atteint. Malgré l’adrénaline dans mes veines qui me faisait conduire comme une dingue dans le boyau tordu, je sentis un frisson glacial parcourir mon dos, quel mal lui avait fait le dernier sort lancé par Jahangir ? Sans hésitation, je suivis l’instruction de Vincent.
-- C’est la bonne direction, hurlai-je en reconnaissant les lieux, nous arrivons au labo d’Iga.
Nous avions dépassé les fuyards, Trevor était loin derrière et nous étions désormais seuls dans la galerie. Nous savions qu’elle se terminait en cul de sac à l’emplacement où se trouvait auparavant la centrale géothermique. Je devais arrêter la jeep à la porte de l’antre du saurien, seule issue de secours du volcan encore possible. Loin derrière nous, c’était la cacophonie, nous percevions des bruits épouvantables, un chaos indescriptible, des hurlements, des chocs sourds, nous sentions la chaleur du feu qui progressait inexorablement. Je stoppai la jeep devant la porte de la salle et nous sautâmes à terre, nous précipitant vers la porte. Jerem donna un coup d’épaule et le battant s’ouvrit. Quand nous eûmes tous pénétré, nous refermâmes derrière nous pour ralentir la progression de l’incendie, puis courûmes vers l’entrée du couloir secret. Quelques instants plus tard, nous étions dans le tunnel, presque arrivés dans la caverne, et nous débouchâmes enfin à l’air libre.
-- Je pars à la recherche de Jahangir m’écriai-je, suivez cette pente, elle remonte vers l’ancien héliport.
Et je m’élançai au dessus de la canopée, explorant les fourrés au pieds des arbres pour trouver la trace du magicien. Je le découvris à moitié assommé, disloqué et étalé sous un buisson. Il sortait de sa torpeur, et se redressa avec difficulté. Il commença à se déplacer, en rampant à moitié, il errait, il semblait perdu, il tentait d’atteindre le haut de la pente, tombant tous les trois pas mais se relevant à chaque fois, plus déterminé que jamais, mû par sa haine. Au dessus des arbres, Houang Ti suivait le monstre de son vol saccadé, ne le perdant jamais de vue malgré la frondaison. Jahangir avait de l’avance sur nous, mais il était lent. Malgré ses difficultés, il atteignit le sommet de la côte et poursuivit sa route en direction des galeries qui menaient vers la tour et le port. Il connaissait le chemin, il devait gagner le débarcadère pour s’enfuir par la mer. Après quelques hésitations pour trouver l’entrée, Jahangir arriva devant le tunnel et s’y engouffra.
Je retournai vers mes compagnons. Nous avancions au milieu de la végétation dense, nous frayant un chemin jusqu’à l’héliport puis vers la galerie. Je voyais Vincent porter fréquemment sa main vers son épaule et frotter sa poitrine comme pour soulager une douleur persistante. Il semblait être fatigué, il marchait plus lentement que les autres et se laissait souvent distancer avant de rejoindre le groupe qui ralentissait pour l’attendre.
Derrière nous, la montagne grondait, des flammes gigantesques sortaient du cratère, des jets de gaz crépitaient, et soudain il y eut une énorme explosion, comme un bouchon qui saute, puis les contreforts du volcan s’écroulèrent lentement sur eux-mêmes, venant combler le trou de la cheminée. La hauteur de l’éminence se tassa, faisant trembler les alentours, une onde de choc traversa l’île et tout autour de nous se mit à vaciller. Au sommet de ce qui avait été le volcan se forma un mamelon arrondi qui fut bientôt recouvert par la forêt. Nous jetâmes un dernier regard sur la fin du rêve de Jahangir alors que le calme revenait.
Le volcan avait été englouti, là où il s’élevait majestueusement quelques minutes auparavant ne subsistait plus qu’une colline. Le pouvoir de l’arbre avait absorbé l’énergie du magma, réduisant la montagne de feu à un mamelon boisé. Toute l’infrastructure construite par Jahangir et son armée de séides était anéantie, broyée, l’intérieur du cratère et les galeries souterraines avaient été enterrés sous des millions de mètres cubes de terre et de pierre. Il ne restait rien, aucune preuve de l’existence des machinations de Jahangir n’était plus visible. Émerveillés par la puissance des éléments et la capacité de la nature à se façonner un nouveau destin, nous reprîmes la route qui menait au dédale de galeries, à la poursuite du magicien.
Nous entrâmes dans le boyau sombre. Vincent pilotait notre avancée grâce à la lecture du tracé des capteurs que nous avions posés. Houang Ti ne nous avait pas suivis. Nous nous déplacions sans hésiter en direction du port dans le dédale des tunnels souterrains, quand nous perçûmes devant nous le bruit de quelqu’un qui se traîne par terre. Nous marchâmes avec précaution et virent devant nous un petit cochon sauvage qui essayait de bouger, il était blessé, à moitié carbonisé.
Il avait dû entrer dans le couloir et se perdre dans le labyrinthe, et Jahangir en passant l’avait foudroyé. L’animal sauvage agonisait. Jerem décocha une flèche de son arc pour abréger ses souffrances, la pauvre bête eut un soubresaut et s’immobilisa.
Un peu plus loin nous entendîmes Jahangir qui s’enfuyait, il devait tomber fréquemment ou se cogner contre les parois car des chocs sourds nous parvenaient. Je tendis mon rameau devant, passant en tête pour protéger Vincent qui semblait avoir du mal à marcher. Il me murmurait où aller à chaque bifurcation et nous progressions vers la sortie.
Quand nous arrivâmes à l’extrémité de la galerie, la porte qui donnait sur le quai était ouverte. Devant nous Jahangir se hâtait vers le bateau blanc qui était amarré au ponton.
-- Lamar ! s’écria Jerem, je l’appelle !
Il sortit le coquillage magique accroché autour de son cou et appela le Roi des Mers.
-- J’ai vu l’explosion du volcan, répondit aussitôt Lamar, où êtes-vous ?
-- Dans la baie, à l’ouest, Jahangir essaie de s’enfuir.
-- J’arrive, s’écria Lamar, je suis du mauvais côté de l’île mais je n’en ai que pour quelques instants.
Le pouvoir de l’arbre ralentissait Jahangir qui ne réussissait pas à courir. Il était à mi chemin du débarcadère quand au fond de la baie, Lamar surgit hors des flots sur son char, impérial, tenant son trident à la main et plus impressionnant que jamais. Jahangir atteignit le ponton et se dirigea vers le bateau. Il bondit à bord et détacha la corde d’amarrage. Le bateau se mit à dériver tandis que le gnome tentait vainement de démarrer le moteur.
Les vagues soulevées par Jahangir ramenèrent le bateau blanc vers la plage où nous nous trouvions et l’embarcation vint s’échouer sur les rochers devant nous. Nous tenions nos rameaux droit devant nous, réduisant quasiment les pouvoirs de Jahangir à néant. Il essayait de lancer des sorts mais sa magie était si affaiblie qu’il n’atteignait aucun de nous et Lamar éclata d’un rire tonitruant. Il amena son char contre la coque du bateau et bondit à bord, agile comme un chat, son trident pointé vers le magicien qui recula vers l’arrière du bateau.
Houang Ti tomba du ciel à cet instant précis, venu de nulle part et il se posa sur le bateau blanc. Coincé entre Lamar qui s’avançait vers lui et Houang Ti qui le menaçait avec son bec, Jahangir resta immobile. Il essayait encore de se métamorphoser mais toutes ses tentatives échouaient, il reprenait sans cesse son corps de gnome très laid.
-- Je ne te crains pas, Jahangir, s’écria Lamar d’une voix triomphante, ta magie ne m’atteint pas, tu n’es pas tout puissant. Cette fois tu vas disparaître pour de bon, tu as fait assez de mal dans mon royaume, c’en est fini pour toi.
Depuis le quai, nous vîmes Lamar enfoncer son trident d’or dans le corps de Jahangir. Une volute noire s’éleva dans le ciel, menaçante et tumultueuse, emportant l’âme vaincue de Jahangir, tandis qu’autour de nous un frémissement se produisit. La faille magique qui dissimulait l’île aux yeux du monde venait d’éclater et de disparaître.
Je me tournai vers mes compagnons et vis avec stupéfaction que Vincent s’était écroulé par terre, il était totalement prostré et recroquevillé sur lui-même. Je hurlai et Alma poussa un gémissement épouvantable en se précipitant vers son frère. Je courus vers lui en même temps et me laissai tomber sur le sol. Nous nous retrouvâmes agenouillées l’une en face de l’autre, devant le corps inanimé de Vincent. Alma se tordait les mains de douleur et j’étais totalement désespérée.
-- Je n’ai plus de pimpiostrelle, je ne peux pas le soigner, pleurait Alma.
-- Vincent, Vincent, balbutiai-je en arrachant sa chemise.
Sous le tissu, on voyait la blessure, la peau et la chair s’étaient nécrosées autour du coeur, Vincent était en train de mourir. Le dernier sort que lui avait lancé Jahangir en haut du volcan avait fait son travail meurtrier pendant notre course poursuite. Le visage de Vincent était exsangue et ses traits creusés par la souffrance, ses mains étaient blanches et inertes.
Lamar leva son trident et jeta le cadavre de Jahangir en pâture aux poissons. Le corps du gnome retomba dans l’eau où il fut avalé aussitôt par l’un requin qui rodait autour de la conque. Le roi des mers sauta à bas de son char et s’approcha de Vincent.
-- Que faire, dit-il ? Il a été empoisonné par la magie de Jahangir.
-- Emmène-nous sur l’île des Gondebaud, dit Alma, là bas il y a de la pimpiostrelle pour le sauver.
Lamar prit Vincent dans ses bras et le porta dans son char, nous montâmes tous à bord avec lui et il lança son quadrige sur les flots. Seul Houang Ti resta sur l’île, perché sur une branche, nous regardant avec ses yeux jaunes et lissant ses plumes avec son bec crochu, comme s’il était indifférent à notre départ.
La conque volait littéralement sur les flots, nous avancions plus vite qu’il n’est possible de le faire, Lamar faisait souffler des vents favorables qui augmentaient notre allure. Nous traversâmes les eaux tropicales, les océans sauvages et les mers glaciales, au milieu des pires tempêtes, toujours sur les crêtes des vagues les plus puissantes, mais c’était trop tard. Vincent ne reprenait pas connaissance, j’avais une peur atroce qu’il expire dans mes bras. Je vérifiais sans cesse sa respiration, cherchant désespérément une idée pour le sauver.
-- Vite, vite ! gémissait Alma à côté de moi en regardant son frère.
-- Et si nous lui donnions une graine de l’arbre de paix ? dis-je, c’est tout ce que nous avons.
Au moment où nous aperçûmes dans le lointain brouillard de l’hiver du nord les silhouettes noires de l’archipel de Sainte-Victoire, je sortis une petite boule noire de l’une de mes poches et la glissai dans la bouche de Vincent.