Je ne sais pas quelle pulsion m’a fait me lever à l’aube. J’étais seule dans le gîte, du moins, je le supposais, je n’avais croisé personne la veille en allant me coucher. À moitié réveillée, j’ai préparé mon déjeuner dans la cuisine et j’ai réfléchi à mes plans pour la journée. J’avais dans l’idée de continuer mon chemin vers le fond de la vallée avant de revenir au point de rendez-vous. Je ne m’attendais plus à retrouver la trace de Carole ici. Le simple fait de n’avoir croisé personne avait réduit à néant tout espoir d’en apprendre davantage.
Je suis partie dans la brume fraîche avec l’envie de passer avant tout une bonne journée. Après tout, c’étaient aussi mes vacances. C’était ce que je me disais pour me convaincre, néanmoins mon esprit restait hanté par Carole.
Le jour s’est doucement levé et j’ai pris le temps d’observer les belles couleurs qui surgissaient les unes après les autres, donnant des teintes inhabituelles aux arbres et aux pierres, comme si je découvrais un nouveau monde. Je ne me sentais plus oppressée par les montagnes beaucoup plus hautes qu’à Sainte-Marie-sur-Dragonne, mue par une nouvelle certitude, celle que Carole était capable de m’attendre quelque part, au bout du chemin qui se déroulait sous mes pieds. Ou alors était-ce ce besoin maladif de bouger, ne pas rester sur place pour retarder le moment où je craquerais et rentrerais à la maison bredouille et malheureuse.
Presque tous les sentiments que j’avais éprouvés depuis le début de mon épopée s’étaient estompés - seule une peur étrange subsistait. J’avais peur de ce que j’allais découvrir, mais cette crainte semblait être le moteur qui me faisait avancer sur cette piste accidentée. Je n’avais pas d’autre choix que réussir, il ne me restait plus qu’à continuer malgré tout le trac que je pouvais ressentir.
Au fur et à mesure que la journée avançait, les véritables nuances s’installaient sur le paysage. Le gris-violet des montagnes revenait, le quartz des rochers brillait au soleil. J’ai marché à mon rythme jusque bien après midi, sans voir le temps passer. J’ai fini par m’effondrer sur un imposant caillou sur le bord du chemin, à la sortie d’un pierrier un peu en retrait qui n’était pas visible sur la photographie. Loin en contrebas, les rochers verdissaient en plongeant dans la forêt qui tapissait le creux des montagnes.
Je redoutais le moment où il me faudrait rebrousser chemin. J’avais trouvé cet endroit qui m’avait narguée toutes ces dernières semaines. Il signifiait forcément quelque chose, restait à savoir quoi.
Tandis que je me restaurais, l’esprit préoccupé, à la recherche d’un indice autour de moi, j’ai sursauté en entendant des randonneurs approcher. Des cailloux roulaient le long de la pente, perturbés par le raclement des chaussures. J’ai suivi leur course folle jusqu’en bas du coin de l’œil, un peu effrayée par leur vitesse croissante.
- Bonjour, a lancé une voix hésitante.
C’était une voix féminine, légèrement inquiète, étouffée par le brouillard de coton qui m’enveloppait. J’ai levé mes yeux éblouis du morceau de pain qui gisait dans ma paume, cessant de me demander si j’avais envie de le manger ou non. Le fait était que je n’avais pas été en contact avec quoi que ce soit d’humain depuis qu’Anne m’avait quittée, vingt-quatre heures auparavant.
- Tout va bien ? a insisté l’homme qui accompagnait la dame.
J’ai mollement hoché la tête, la main en visière. J’ai retrouvé le sentiment désagréable d’avoir l’allure de Carole. Les marcheurs se sont approchés avec prudence, me surveillant discrètement, comme s’ils avaient peur que je leur saute à la gorge. Je ne comprenais pas leur réaction. J’avais bien conscience que je ne payais pas de mine, affalée sur mon rocher en lorgnant un trognon de pain, mais ces gens-là n’étaient pas obligés de m’en tenir rigueur à ce point.
- Vous ne devriez pas rester au soleil, ça tape à cette heure, et avec tout ce dénivelé, vous devez avoir eu chaud, a poursuivi la dame en s’arrêtant devant moi.
Elle n’avait pas tort, je transpirais à grosses gouttes. Ces gens s’inquiétaient pour moi, je ne savais pas pourquoi, mais il m’a semblé naturel de les rassurer en faisant un peu d’humour.
- Une chance que je ne sois pas venue en vélo, ai-je plaisanté en souriant.
Je n’aurais pas pu avoir une remarque plus déplacée, à en juger par le regard mal à l’aise qu’ils ont échangé après ma boutade. J’ai réfléchi à toute vitesse sur ce qui avait pu causer ce trouble, sans comprendre.
- C’est la première fois que vous venez ici ? a repris l’homme avec un ton qui se voulait dégagé.
- Oui. C’est vraiment superbe, un endroit paradisiaque. Je me demande pourquoi je n’ai croisé personne, cette vallée mériterait d’être plus connue.
Je ne savais pas s’ils étaient seulement de passage ou s’ils vivaient ici de façon permanente. Je n’allais pas tarder à le savoir.
- C’est le lot de toutes les bourgades de montagne, a soupiré l’homme. Je ne sais pas si la vallée bénéficie d’un traitement particulier au vu de ce qui s’est passé, mais non, en effet, il n’y a plus grand monde ici. En ce moment, nous sommes les seuls, les gîtes n’ont pas été loués, même le refuge est à l’abandon.
- J’y ai dormi la nuit dernière. J’étais étonnée qu’il n’y ait personne. Que s’est-il passé pour que tout le monde s’en aille ?
L’homme avait les larmes aux yeux. Je me suis tournée vers la dame, qui a inspiré longuement avant de se tourner vers le pierrier que nous venions de traverser.
- Une avalanche, il y a une dizaine d’années.
Je l’ai regardée sans comprendre.
- Le village a été touché ? C’est pour ça que tout le monde est parti, c’est devenu trop dangereux ?
Les deux randonneurs se sont regardés gravement.
- Il y avait deux jeunes filles à vélo. L’une d’elles a été emportée.
Pour la première fois depuis mon départ de la maison, ce matin de juin où Phil m’avait déposée à la gare avec mon vélo et toutes ses recommandations, je crois que je commençais à comprendre ce qui m’arrivait, ce qui était arrivé à Carole, ce qui nous arrivait à nous qui nous inquiétions tant pour elle. Je descendais la pente du pierrier de la manière la plus calme et la plus tranquille qui soit. Je me rassurais avec la bonne idée que j’avais eue d’avoir laissé mon vélo à Madame Leblois. Ainsi, je ne risquais rien, la montagne n’allait pas m’emporter comme elle avait emporté la cycliste, il y a des années.
D’après le couple de marcheurs, il y avait une stèle un peu plus bas, là où ils avaient retrouvé le vélo. C’était là ma destination. Je ne me rendais pas compte encore que c’était peut-être ce que je recherchais dans cette vallée qui faisait fuir le monde, lui faisait dire que l’endroit était maudit, marqué par la mort d’une jeune fille de dix-neuf ans qui n’avait rien fait d’autre que traverser un pierrier, sa bécane à la main. Je savais que ce n’était pas Carole. Cependant, rien ne disait que cet accident ne lui était pas lié.
J’ai aperçu la pierre tombale un peu plus bas. Je me suis arrêtée bien avant pour adresser une prière au ciel, à Phil, à je ne sais quelle force de la nature qui m’entourait qui pouvait m’aider à soutenir ce que je m’apprêtais à voir. J’ai remonté les bretelles de mon sac, j’ai respiré un bon coup. Il fallait que j’y aille. Je n’avais pas accompli tout ce travail, fait tout ce chemin pour rien.
En arrivant devant, je n’ai pas pu lire les inscriptions immédiatement. J’avais les yeux embués par l’instant, le moment où j’allais peut-être trouver la clé de toute l’histoire, celle qui expliquait un certain nombre de choses que je n’avais pas saisies. Je n’avais pas beaucoup réfléchi à la postérité, au moment où tout serait fini et où je devrais revenir à ma vie d’avant, retrouver mon ancienne moi qui ne reviendrait probablement jamais. Je ne me doutais pas que ma façon de voir les choses pourrait autant être changé par un indice si infime.
Alors j’ai cligné fort des yeux et je me suis forcée à regarder la tombe.
Ici fut retrouvée la bicyclette de Marion Chenal, ensevelie par une avalanche à dix-neuf ans. Soyez prudent.
Il y avait deux jeunes filles à vélo : la deuxième était peut-être Carole. Ça expliquerait bien des choses... C’est triste que cet endroit soit condamné à être quasiment désert à cause d’un tragique accident qui a eu lieu dix ans auparavant. D’habitude, le public n’a pas la mémoire si longue.
Coquilles et remarques :
— J’étais seule dans le gîte, du moins, je le supposais, je n’avais croisé personne la veille en allant me coucher. [J’enlèverais la virgule après « du moins » et je mettrais un point-virgule après « supposais ».]
— avec l’envie de passer avant tout une bonne journée. Après tout [La proximité d’« avant tout » et « après tout » est un peu dérangeante. « D’ailleurs » ou « Du reste » à la place d'« Après tout », peut-être ?]
— J’ai suivi leur course folle jusqu’en bas du coin de l’œil [Je dirais « J’ai suivi du coin de l’œil leur course folle jusqu’en bas ».]
— qui faisait fuir le monde, lui faisait dire que l’endroit était maudit [Pour éviter la répétition de « faisait » : « l’amenait, le poussait à dire », peut-être ?]
— et où je devrais revenir à ma vie d’avant, retrouver mon ancienne moi qui ne reviendrait probablement jamais [Pour éviter d’avoir deux fois le verbe « revenir », je propose « retourner à ma vie d’avant ».]
— que ma façon de voir les choses pourrait autant être changé [changée]