Chapitre 22 : Une huître et un écailler

Par Elly

Le ton mielleux dégoulinant de menaces implicites de la fée leur rappela que Vivienn pouvait à tout moment changer de visage. Et Thalion n’avait pas envie de le découvrit à travers cette « activité alternative ». D’un commun accord silencieux, lui et Camille abandonnèrent leur animosité. Ils prirent une profonde inspiration pour laisser le parfum sucré des fleurs annihiler leur ressentiment. 


  —  Nous apprécions votre prévenance mais lire des poèmes d’amour nous convient parfaitement, s’empressa de refuser poliment Nohan. N’est-ce pas ?
Il lança un regard aussi suppliant qu’accusateur à ses deux colocataires. Thalion acquiesça.
  —  Oui. D’ailleurs, mes talents en matière de poésie font tellement débat que je me dois de lever le mystère…


Pressé d’en finir avec cette humiliation, Thalion lut d’une traite son poème. Il ne s’attendait pas à récolter des applaudissements, néanmoins, le silence obtenu était tout aussi bruyant. Si son égo pouvait encaisser la perplexité de ses amis, les félicitations de Vivienn l’achevèrent.


  —  Je n’avais jamais pensé à voir l’amour de cette façon, c’est très original !
  —  En général, qualifier quelque chose d’original, c’est une forme de politesse pour ne pas dire que c’est nul, traduisit Camille pour le plus grand plaisir de Thalion.
  —  C’est faux, contesta Cally. C’est juste une métaphore inattendue, mais quand on y réfléchi, c’est très profond !
  —  L’honnêteté est primordial en amitié, tu sais ? 


Thalion observa d’un air blasé les deux magériens se disputer sur la qualité de son poème. L’archiviste semblait particulièrement intéressée par leur débat, défendant chacun leur conception de l’art et de l’amitié. Le maudit pivota vers Nohan, resté silencieux jusque-là. 
Le problème avec lui, c’est qu’il n’était pas doué pour mentir. Ses émotions se lisaient sur son visage. On devinait tout de suite ce qu’il pensait. En l’occurrence, l’amusement qu’il tentait vainement de dissimuler était aussi clair que de l’eau de roche.  


  —  Je ne me moque pas ! se justifia-t-il. Je suis juste étonné d’apprendre que tu as une huître à la place du cœur… Ça fait de moi un écailler ?


Il ne put retenir son hilarité en croisant le regard noir de Thalion. On ne pouvait pas le laisser tranquille, lui et son huître ?


  —  Puisque que ça te fait rire, fais-nous écouter ton poème. Moi aussi j’ai envie de me marrer, rétorqua-t-il avec mauvaise humeur. 


Camille et Cally cessèrent leur querelle pour l’écouter. L’attention qui se porta soudainement sur lui mit Nohan mal à l’aise. Vivienn lui adressa un petit signe d’encouragement. N’ayant d’autre choix que de passer, il se racla la gorge et prit son courage à deux mains. Lorsqu’il finit, Vivienn le complimenta allégrement.


  —  C’est un très joli poème ! Doux et apaisant, mon petit cœur fond !


Content que son poème soit validé, Nohan se tourna vers Thalion, le visage rayonnant.


  —  Je ne te vois pas beaucoup rire. Se pourrait-il que tu aies apprécié mon texte ? le nargua-t-il.
  —  C’est trop niais pour que j’en rigole, bougonna-t-il. 
  —  Quelle mauvaise foi ! le reprit Cally. T’en fais pas, Nohan, ton texte est parfait.
  —  Ouais, presque autant que le mien, conclut Camille.


Thalion roula des yeux, exaspéré par l’arrogance de son colocataire. Il s’attarda sur Vivienn qui les regardait comme une maman fière de ses enfants. Une vision plutôt étrange.


  —  Donc… nos poèmes vous ont plu ? la questionna le maudit.


Elle acquiesça vivement L’expression qu’elle arborait lui rappelait celle d’un enfant content d’avoir eu sa glace. Emportée par l’enthousiasme, elle pirouetta dans les airs tout en vantant les mérites de leurs efforts.


  —  Et comment ! Je suis sûr que Dame Louvia les a aussi entendus et est absolument ravie. On sent que vous y avez mis toute votre âme, je ne pouvais pas rêver mieux !
Les magériens poussèrent un soupir de soulagement, content d’avoir accompli leur tâche. 


  —  Alors, vous allez nous aider ? s’enquit timidement Nohan. 


La fée sourit. Elle se posa délicatement au sol. À genoux sur le tapis d’herbe, elle frôla du bout des doigts le gazon. Quand elle commença à fredonner, des notes cristallines et des sons de clochettes s’échappant de sa bouche, la prairie s’anima. L’herbe ondula au rythme de son chant, comme si un courant d’air la faisait danser, et les hautes fleurs se balancèrent, bercées par les mélodies. Eux-mêmes étaient envoutés par les sonorités éthérées qui parvenaient à leurs oreilles. Thalion avait l’impression d’entendre le chant d’une sirène. 
Ils auraient pu rester debout à écouter cette voix ensorcelante pendant des heures si l’archiviste n’avait pas cessé au moment où une fleur germa aux pieds de Thalion. Elle poussa jusqu’à sa cheville avant que son éclosion ne dévoile sept pétales noirs. Vivienn la cueillit et la lui tendit.


  —  À chaque pétale arraché, tu pourras demander l’information que tu souhaites sur l’Enfant Sanglant, expliqua-t-elle. 


Thalion saisit la tige verte entre ses doigts, le cœur battant dans sa poitrine. Il contempla la corolle noire similaire à une couronne de plumes de corbeaux. Le pollen qui constituait le centre était aussi étincelant que des paillettes d’or. Était-ce de la poussière de fée ? 
Ses amis observèrent la plante qui détenait tous les secrets sur ce mystérieux ennemi. Thalion ne parvenait à réaliser qu’il avait entre les mains le moyen de découvrir son histoire et ses faiblesses. 


  —  Merci d’avoir honoré votre part du marché ! l’encensa Nohan.


Les lèvres argentées de Vivienn s’étirèrent, mais ses prunelles émeraudes étaient voilés par la tristesse, et ses oreilles étaient légèrement incurvées vers le bas. Elle qui n’avait cessé de voleter gaiement autour d’eux, ses ailes transparentes demeuraient immobiles dans son dos, comme si elle avait perdu l’énergie nécessaire pour les agiter.
Soucieuse pour la créature, Cally l’interrogea :


  —  Tout va bien… ?
  —  Oui, oui. C’est juste que… maintenant que vous avez eu ce que vous cherchiez, vous allez repartir. Moi, je vais de nouveau me retrouver seul. J’étais si contente d’avoir un peu de compagnie… Ça faisait longtemps que je ne m’étais pas amusée comme ça. 


Thalion eut un pincement au cœur en la voyant se triturer les doigts en se mordillant la lèvre. Puis il se rappela qu’elle était une fée. Qu’elle pouvait manipuler sans scrupule et devenir mauvaise en un claquement de doigts. Plus ils restaient, plus ils s’exposaient à des risques. Même si son affliction paraissait sincère, ils ne pouvaient pas s’y fier.


  —  Au moins, on vous laisse un bon souvenir, tenta-t-il de la réconforter.


En parallèle, il lança un regard à ses amis, leur signifiant qu’il était temps de partir. Bien plus sensible que lui, Nohan et Cally firent la moue, embêtés de laisser Vivienn dans cet état. Cette dernière renifla, l’air larmoyant.


  —  Oui, confirma-t-elle avec un faible sourire. J’y repenserais souvent pendant les prochains siècles. Merci. 


Thalion détourna le regard, sentant sa volonté faiblir. Le poids de la culpabilité comprimait sa poitrine, à moins que ce soit l’air aromatique qui lui donnait le sentiment d’étouffer. Depuis quand éprouvait-il autant de compassion pour une fée qu’il connaissait à peine ? Il avait l’impression que ses mots et son attitude l’atteignaient plus qu’ils ne le devraient, comme si ses défenses étaient baissées malgré lui. 
Son anxiété sonna l’alerte. Il était trop calme. Cette situation devrait lui provoquer une répulsion, une panique qui le pousserait à fuir, comme c’était le cas lorsqu’il s’attachait à quelqu’un, lui donnant la possibilité de l’atteindre. Dépossédé de son armure qui semblait avoir disparu, il était vulnérable face à une créature capable de le blesser rien qu’avec des mots. Malgré cette perspective alarmante, il se sentait apaisé, ce qui n’était absolument pas normal. 
Thalion comprit qu’ils feraient mieux de déguerpir d’ici.


  —  De rien. Bon, on y va, lança-t-il avec autant de conviction que possible. 


Il tourna le dos à l’archiviste toujours à terre, mais Nohan le retint par le bras. 


  —  Attends… rien ne presse… 
  —  Nohan,  on doit partir. Maintenant. On ne sait pas combien de temps s’est écoulé hors de ce lieu. Et puis… quelque chose ne tourne rond, ajouta Thalion à voix basse.
  —  Tu vois toujours le mal partout, s’agaça son ami. 
  —  Oui, poursuit Cally. Ce n’est pas quelques minutes de plus ici qui va changer quoi que ce soit. En plus, on ne risque rien, là, contrairement aux couloirs pleins de créatures…


Thalion aurait voulu lui expliquer ce qui ne tournait pas rond, la raison de sa méfiance, mais lui-même peinait à mettre le doigt dessus. Son inquiétude s’estompait, comme si on la gommait pour en effacer les traits, au point de ne plus trouver de sens à ses contours flous. Il sentait le désir de rester tenir compagnie à Vivienn s’insinuer dans son cœur à l’image du parfum sucré des fleurs qui s’infiltrait dans ses narines. 


  —  On ne peut pas… On doit rentrer… bafouilla-t-il en serrant la tige de la fleur dans sa main.
  —  T’es vraiment sans-cœur, Corvus, déclara Camille avec dureté. On peut me reprocher beaucoup de choses, mais moi, je n’ai jamais abandonné une fille en pleurs derrière moi.


Et tu voudrais une médaille pour ça ? Voilà ce que Thalion aurait aimé rétorquer, mais il en était incapable. Il déglutit plusieurs fois, comme pour obliger les mots à sortir de sa bouche, mais quelque chose en lui résistait. Au fond, que risquaient-ils à sécher les larmes de Vivienn en profitant de cet endroit paradisiaque ? Il n’avait pas été si détendu depuis la trahison d’Eris. Les fleurs colorées qui les surplombaient ne demandaient qu’à être admirées, et l’ombre de l’arbre incitait à s’y prélasser sans se soucier de rien. La douce chaleur des rayons de soleil illusoires l’invitait à se coucher sur l’herbe satiné et à se laisser bercer par la brise. Pourquoi s’obstinait-il dans sa méfiance ? Pourquoi partir de cet espace qui effaçait ses angoisses ?


  —  Bon sang, tu étais si bien parti ! ronchonna Apocryphos. Résiste, mortel ! Ne te laisse pas avoir par les fragrances de sa magie ! 


Thalion avait complètement oublié l’Immortel. « Les fragrances de sa magie » ? Parlait-il de ces doux effluves qui caressait son odorat ? Le maudit n’avait jamais senti une odeur aussi lénifiante. Ici, il ne risquait pas d’avoir d’insomnie ou de cauchemar.
En percevant l’hésitation de Thalion, Vivienn bondit dans les airs, comme revigorée par l’espoir. Les prunelles pétillantes et les ailes frétillantes, elle saisit les mains gantées de l’adolescent, l’air implorant.


  —  Si vous restez avec moi, je vous promets que vous ne manquerez de rien ! Même si c’est juste quelques minutes, ça me comblera de joie. Après, si vous voulez passer le reste de votre vie avec moi, je ne vous en empêcherai pas...


Thalion sentit autour de lui le regard persistant de ses amis qui n’attendaient qu’une seule confirmation de sa part. Ses yeux noisette s’attardèrent sur les doigts fins de l’archiviste. D’ordinaire, il aurait rejeté ce contact, mais il n’en avait pas la force. La seule chose à laquelle il pensait, la seule chose qu’il souhaitait, était de rester ici. Pour toujours. Avec elle.


  —  Ah, les humains… Leur faiblesse m’exaspère… 


Les magériens sursautèrent en entendant cette voix claire et autoritaire. Avant d’avoir pu mettre un nom dessus, une bourrasque les enveloppa. Leurs vêtements fouettèrent l’air et leurs cheveux dansèrent autour de leurs visages. La rafale disparut, laissant comme seule trace de son passage une chevelure en pagaille. Thalion comprit son utilité lorsqu’il ne sentit plus ce délicieux parfum à chaque respiration. Un sentiment de manque creusa sa poitrine, jusqu’à ce que sa bulle de béatitude vole en éclat. Son rythme cardiaque s’accéléra à mesure que son esprit enlisé dans cet arôme caramélisé se libérait de son emprise La peur et l’anxiété annihilés lui revinrent tel un boomerang. Resté sourd à son inquiétude précédemment, son corps ne réagissait que maintenant. Thalion dégagea violemment ses mains que tenaient encore Vivienn et s’empressa de s’éloigner d’elle, le visage crispé par l’hostilité. Ses amis l’imitèrent, hébétés par ce soudain retour à la réalité.
Comprenant qu’elle n’avait plus d’influence sur eux, Vivienn abandonna tout faux semblant. Ses traits se durcirent, un rictus carnassier ourla ses fines lèvres et l’éclat émeraude de son regard scintillant se transforma en une lueur dangereuse, comme celle d’une flamme prête à tout brûler. 
Elle retourna auprès de son arbre en ricanant. Appuyée contre celui-ci, elle fixa la nouvelle venue en penchant la tête sur le côté, les bras croisés. 


  —  Tu m’agaces, Ellën. Si tu n’étais pas intervenue, j’aurais eu une compagnie plus intéressante que la tienne ou celle de M. Cowen pour les prochaines années.


Les magériens observèrent avec effroi la dénommée Ellën qui sortit de l’ombre des fleurs. Avec ses yeux de saphir et son teint nacré, ils reconnurent immédiatement Mme Luciphella. Habituellement retenue par une coiffure plus ou moins sophistiquée, sa longue chevelure aussi éclatante qu’un soleil était relâchée, ondulant autour d’elle comme un halo de lumière. Elle avait toujours ressemblé à une jeune femme malgré son âge, mais décoiffée et habillée d’une simple robe de nuit à manche longue, elle avait l’apparence d’une adolescente tout droit sortie d’un rêve. Sauf que son apparition s’approchait plus d’un cauchemar pour les quatre adolescents. Si son expression ne trahissait pas la moindre colère, Thalion devina au coup d’œil qu’elle lui lança, la fureur qui bouillonnait derrière ce masque d’indifférence. 


  —  Tu sais pertinemment pourquoi personne d’autre que nous ne venons ici, contra l’elfe avec froideur. Tu cherches à retenir quiconque pénètre dans ton antre avec ta magie.
  —  On a subi un sort ? marmonna Cally en fronçant les sourcils.
  —  Le parfum sucré, ce n’était pas celui des fleurs, c’était celui de sa magie, comprit Thalion, las.
  —  Non seulement on s’est fait droguer, mais en plus on s’est fait cramer par la proviseur adjointe, râla Camille.


Cally et Nohan prirent un air penaud, n’osant lever les yeux vers Mme Luciphella. Thalion soupira. Il n’avait pas imaginé que les capacités de l’archiviste se manifesteraient par une odeur qui ôtait tout envie de partir, rendant l’esprit et le cœur aussi malléables que de l’argile. Ce qu’elle avait voulu leur extorquer, ce n’était pas seulement des poèmes, c’était leur temps.
Vivienn fit la moue.


  —  Je ne supporte pas la solitude… Vous venez rarement, et uniquement pour récupérer des informations sur les élèves. 
  —  Les archives ne devraient pas servir à autre chose qu’à un but administratif, affirma sèchement l’elfe. Ce n’est pas un lieu pour des élèves immatures qui seraient tentés de faire des demandes imprudentes et incapables de comprendre le piège qui se referme sur eux.
  —  Je n’allais pas les garder éternellement avec moi, se défendit-elle. Je sais que la vie humaine est courte.
  —  Le dernier professeur à avoir mis les pieds ici malgré l’interdiction est resté vingt-cinq ans avec toi. 


Cette révélation pétrifia les apprentis magériens. Nul doute que la proviseure adjointe avait éventé cette information à leur intention. Thalion eut la chair de poule en imaginant subir une conséquence aussi lourde pour une visite dans les archives.
Vivienn sourit, l’air rêveuse.


  —  Ah, tu parles de Valarius ? Un homme charmant, je n’ai pas vu le temps passé avec lui… Tu aurais pu le sortir de là plus rapidement si tu l’avais voulu.*


Luciphella haussa les épaules.


  —  Les adultes sont responsables de leur bêtise. En revanche, l’académie est responsable des élèves, aussi inconscients soient-ils. 
  —  Pourtant, tu as mis du temps à les retrouver. Pas très professionnel, tout ça… se moqua la fée.


Un léger sourire suffisant apparut sur le visage jusque-là impassible de l’elfe.


  —  Sache que j’ai eu tout le loisir de découvrir leur plume poétique, mais jeune comme tu es, je ne m’attendais pas à ce que tu sois en mesure de repérer ma présence. 


L’atmosphère était électrique. Thalion avait l’impression d’être au milieu d’un champs de mines, sans avoir la possibilité de s’enfuir. À leur agitation, il devina que ses amis partageaient le même sentiment. 
Vivienn renifla avec dédain et s’allongea sur la branche de son arbre, exactement comme à leur arrivée. 


  —  L’arrogance des elfes m’insupporte. Je ne veux plus de vous ici. Partez. 


Thalion n’allait pas se faire prier. Imité par ses compagnons, il se dirigea vers la sortit aux côtés de la proviseure adjointe, la mort dans l’âme. 
Lorsqu’ils eurent traversé le portail, atterrissant dans le couloir du sous-sol, Luciphella se tourna vers eux, l’air grave.


  —  M. Connor, donnez-moi la fleur.


Elle tendit la main vers lui. Thalion serra la plante entre ses doigts. Il n’avait pas envie de céder ce pourquoi ils avaient fourni tant d’efforts. Cependant, il n’était pas en mesure de protester. Il déposa la fleur dans sa paume en ravalant son amertume. 


  —  Savez-vous que les archives sont reliées à celles du Conseil ? les informa-t-elle. Les renseignements sur l’Enfant Sanglant que la fleur vous aurait transmis ne sont ni plus ni moins que des informations puisées dans les archives du Conseil et classées secrètes. Cette fleur étant obtenue illégalement, ce que vous avez fait est du vol de données confidentielles. 


La fleur aux pétales noirs prit feu. Les flammes rongèrent la plante qui se transforma rapidement en tas de cendres. Luciphella laissa les résidus se répandre par terre. Nohan et Cally devinrent blancs comme un linge. Même Camille déglutit en prenant conscience de la gravité de leurs actes. Thalion se contenta de contempler la poudre grise étalée par terre. Les cendres de ses espoirs. De ses chances d’avoir un avantage.


  —  Il serait temps d’accepter que cette affaire ne soit pas de votre ressort, leur intima-t-elle. Des enfants n’ont pas à s’intéresser à un mage noir.
  —  Sauf que je ne peux pas faire autrement ! s’époumona Thalion, le visage déformé par la rage. Vous ne comprenez pas ! Personne ne comprend !


Thalion sentit la rage enfler dans sa poitrine. Il en avait marre d’être réduit à son âge uniquement quand ça arrangeait. Il était trop jeune pour se renseigner sur son dangereux poursuivant, mais pas assez pour ne pas être traité comme un criminel par la société et supporter des incitations à mort. Cette hypocrisie le dégoutait. 
La voix de Luciphella se fit plus douce.


  —  Dans ce cas-là, expliquez-moi. Mais avant tout, essayez de calmer votre colère. Aucun de nous n’a envie de vous voir posséder par les Ombres.


Un rire sans joie s’échappa de sa gorge. Il n’avait même pas le loisir d’exprimer ses émotions comme il le souhaitait. Il ne pouvait pas ne serait-ce que ressentir la colère au risque que celle-ci n’appâte ces entités démoniaques.
Les larmes lui picotèrent les yeux. Il songea à lâcher prise. A hurler à sans casser les cordes vocales. A laisser ses pensées attiser les flammes de sa haine et se libérer de sa fureur plutôt que de sans cesse la refouler. Une main tremblante, celle de Cally, pressa son épaule, lui rappelant qu’il n’était pas seul. À côté de lui, Nohan affichait un air serein et compatissant, comme pour le rassurer. Quant à Camille, il leva le pouce en l’air.


  —  T’inquiètes, mec. Si besoin, je ferais comme la dernière fois. Enfin, je veux dire, la dernière fois, en… en entraînement, sans aucune magie noire… se corrigea-t-il en se souvenant de la présence de Luciphella, et que celle-ci n’était pas au courant de ce qu’il s’était passé après leur fuite de la Cabane. 


L’elfe fit mine de ne pas avoir entendu.
Thalion n’avait aucune envie de redevenir le punching-ball. Et encore moins que Nohan et Cally le voient dans cet état, à lutter contre sa folie meurtrière. Il se concentra sur sa respiration pour atténuer sa fureur. Il fit le vide dans son esprit pour retirer tout combustible à ce brasier naissant. Peu à peu, son rythme cardiaque ralentit et ses muscles se relâchèrent. 
Lorsqu’il se sentit suffisamment calme pour parler sans s’emporter, il expliqua :


  —  Si je me retrouve confronter à l’Enfant Sanglant, je dois être capable de lui faire face, magiquement parlant certes, mais surtout mentalement. Grâce à Eris, il sait beaucoup de choses sur moi. Trop. Avec les ombres qui me guettent et mes propres sentiments, je marche en permanence sur un fil. En quelque mot, l’Enfant Sanglant pourrait facilement me faire tomber. Il faut que je m’informe sur lui pour rééquilibrer la balance. Surtout si c’est le vrai. S’il est vraiment un corbeau.


  —  Vous avez peur, déduisit Luciphella.


Thalion se braqua. Il avait honte, mais oui, il avait peur. Peur d’être compris par une personne du même signe que lui, qui pourrait facilement abuser de ce lien unique pour le faire chuter dans les ténèbres. Peur d’être faible au point de ne pas pouvoir résister aux paroles d’un mage qui partageait son fardeau. 


  —  Thalion serait stupide de ne pas avoir peur, déclara Nohan. On parle d’un mage noir, éventuellement du premier corbeau. Seuls les monstres comme lui ne seraient pas effrayés.
  —  La peur est essentiel à la survie, ajouta savamment Cally. C’est presque rassurant qu’il la ressente.
  —  Tant que tu ne te chies pas dessus… ricana Camille.


Sa réplique parvint à arracher un rictus à Thalion alors que Nohan et Cally soupirèrent, las de sa vulgarité.


  —  Bref, reprit le maudit. Mieux j’en saurais sur lui, mieux je pourrais me défendre. 


Mme Luciphella le scruta longuement. Thalion se sentit terrassé par la fatigue. Il n’avait pas l’énergie de s’embarrasser du silence et ne rêvait que d’une chose : retrouver son lit. Son cerveau en surchauffe, fatigué de réfléchir et de gérer toutes ses émotions, ne demandait qu’à s’éteindre. 
L’elfe acheva sa réflexion.


  —  Je vais voir ce que je peux faire, M. Connor, mais honnêtement, je doute qu’on vous autorise à en savoir plus. Comme je l’ai dit, ce sont des informations confidentielles. Le Conseil refusera certainement qu’un élève, aussi impliqué soit-il, en sache plus, d’autant que vous n’êtes pas n’importe qui. 
Thalion hocha la tête, comprenant que cette décision n’était pas de son ressort. Même s’il convainquait Berry, le reste de Conseil n’accepterait jamais qu’un corbeau se renseigne sur un mage noir qui pourrait l’influencer. 
La proviseure adjointe leur tourna le dos.


  —  Je vais vous raccompagner à vos dortoirs. 


Cette nouvelle réchauffa le cœur refroidit par la désillusion de Thalion. Il allait pouvoir se perdre dans les draps chauds et épais de son lit et troquer la réalité pour, au mieux, le néant, au pire, un cauchemar. 
Mme Luciphella était un aussi bon guide que Fantômette. D’ailleurs, cette dernière avait prétexté monter la garde uniquement pour déguerpir plus vite si la situation se corsait. En apercevant la proviseure adjointe, elle avait préféré fuir plutôt que de les avertir. C’était comme ça qu’elle voulait obtenir le repos éternel ? Thalion s’en souviendrait.
Tout en talonnant l’elfe dans ce dédale, Thalion essaya de graver dans sa mémoire chaque pierre, chaque racine, qui constituaient les couloirs de ce labyrinthe, sachant qu’il n’aurait plus l’occasion de visiter les sous-sols de l’académie. 


  —  Au fait, comment vous nous avez retrouvé ? demanda Nohan, curieux.
  —  Les surveillants m’ont réveillée à cause de l’agitation des Nyctoplasmes. Ces créatures sont puissantes, mais les créer me fait dormir comme une masse, rouspéta-t-elle.


Ce crapaud géant devait être un de ces « Nyctoplasmes ». Mme Luciphella était donc celle qui pratiquait la magie séléniale. Pas étonnant, il n’y avait qu’un elfe qui avait une vie assez longue pour apprendre à la maîtriser. D’ordinaire, cette espèce se contentait des arts magiques, mais surtout, de la magie élémentaire, leur magie naturelle liée aux éléments : le feu, la terre, l’air, et l’eau. 


  —  Avouez, ça vous bouche un coin qu’on soit parvenu à leur échapper, se vanta Camille.
 —  Sachez que, conformément à mes ordres, les Nyctoplasmes se restreignent face aux élèves. Il ne faudrait pas que les inconscients pris la main dans le sac soient accidentellement tués. De plus, une de mes créatures vous a suivi jusqu’à la porte du sous-sol. Grâce à elle, j’ai pu rapidement retrouver votre trace. Mais doués comme vous êtes, vous l’aviez remarquée, n’est-ce pas ?


Leurs visages moroses répondirent pour eux. Ils s’étaient crus malins, mais au final, ils s’étaient faits avoir sur toute la ligne. Mme Luciphella s’était même amusée à les laisser se débrouiller face à Vivienn, n’intervenant qu’au moment critique pour mieux réduire à néant leurs efforts ensuite. Quelle cruauté. 
L’elfe devina leur pensée. 


  —  Il n’y a aucune honte à s’être fait avoir. Vous êtes des magériens en pleine apprentissage, et le niveau de la sécurité a considérablement augmenté. M. Berry a tout mis en œuvre pour éviter que des élèves se mettent en danger en transgressant les règles et prévenir les risques d’enlèvement.
  —  Rassuré, Corvus ? Eris et l’Enfant Sanglant ne peuvent pas recommencer. Tu vas pouvoir dormir sur tes deux oreilles, le chambra Camille. 
  —  Vu qu’ils ont changé de plan, pas vraiment, grommela-t-il.


Mme Luciphella s’arrêta à quelques mètres de la sortie, si brusquement que Thalion manqua de lui rentrer dedans. 


  —  Comment pouvez-vous le savoir, M. Connor ?


Elle pivota vers lui, dardant son regard inquisiteur sur lui. Il recula, réalisant sa bourde. Mille milliards de gargouilles puantes. Il avait envie de s’exploser le crâne contre le mur.


  —  Je… C’est une intuition, vous savez…


Deux mains s’accrochèrent à ses épaules, l’empêchant de fuir. L’une appartenait à Nohan, l’autre à Cally. Les deux magériens se tenaient juste derrière lui, et Thalion sentit leur colère sourde à la simple pression de leurs mains. 


  —  Une intuition, vraiment ? répéta Cally, sceptique.
  —  Tu ne nous aurais pas caché des choses, par hasard ? le soupçonna Nohan. 


Thalion leva les mains en signe d’apaisement. 


  —  Attendez… Je peux tout vous expliquer.


Mme Luciphella avança pour ouvrir une porte : celle qui les ramenait à l’académie.


  —  Tant mieux, vous allez pouvoir le faire dans mon bureau.
  —  Mais… et mon sommeil ? bafouilla Thalion


Nohan et Cally relâchèrent ses épaules pour le prendre chacun par le bras. Camille, lui, le poussa dans le dos vers la sortie.


  —  Tu t’en passeras, assura-t-il.
  —  Et puis, avec tes insomnies, tu dois avoir l’habitude, compléta Nohan. 


Traîné de force jusqu’au bureau de la proviseur adjointe, Thalion ne songea qu’à une chose sur le chemin de son jugement : la chaleur de son lit qui s’éloignait douloureusement de lui.

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