Les quinzaines suivantes passèrent dans un tourbillon d’activité. Imes partageait son temps entre Port Ouest et Port Chasse, aidant tour à tour à la cartographie et à la conception du chariot. La bibliothèque du dortoir de Port Ouest croulait à présent sous les cartes, chacune soigneusement horodatée. Imes était souvent mis à profit pour les transporter d’un port à l’autre, ainsi que divers paquets que s’échangeaient Orelle et Felac, ou les équipes d’armuriers. Un véritable partenariat s’était mis en place entre les deux villages. Meten s’efforçait aussi de joindre ses homologues du flanc est, malgré les trous laissés dans les rangs par l’accident de chasse. Pour la première fois de sa carrière, Orelle envisageait avec émotion une surveillance simultanée des deux flancs.
— Oh hisse ! cria Ureht.
Imes et les autres armuriers tirèrent sur la plaque de métal chaude. Lorsqu’elle fut redressée, leurs collègues armés de marteaux s’affairèrent à courber la seconde extrémité. Dans cette position, le cadre du chariot culminait bien au-dessus de leurs têtes. Même à Port Chasse, on n’avait jamais travaillé sur une armature aussi grande. La forge peinait à contenir leur ambition. Le plus grand bac disponible avait été rempli jusqu’à ras bord, de sorte que lorsqu’ils y plongèrent la plaque, une vague d’eau se répandit sur leurs pieds.
Imes recula, hors d’haleine. Il ôta ses gants et s’essuya le front d’un revers du poignet.
Alors seulement, il aperçut Jebellan à l’ombre d’un paravent. Mav sur une épaule, Pan sur l’autre, le chasseur observait. Ce tableau éveilla une impression de déjà-vu en Imes. Avant qu’il ne puisse la placer, Jebellan secoua la tête à son intention.
— Tu ne peux pas t’en empêcher, hein ? Je tourne le dos cinq minutes et je peux être sûr de te retrouver ici.
Il ne semblait pas en colère. Imes crut même déceler une certaine forme d’affection dans sa voix.
— Désolé, dit-il malgré tout, confus. Je suis en retard ?
Imes jonglait avec tant de tâches que la fin de sa formation avait été indéfiniment reportée. Il s’en voulait, d’autant que cela signifiait que Jebellan se sentait obligé de l’accompagner dans tous ses allers-retours. L’entraînement de Mav se faisait entièrement entre Port Ouest et Port Chasse, ces jours-ci.
Jebellan eut un sourire carnassier.
— Oh, ne te presse pas pour moi. J’apprécie la vue.
Il promena sur Imes un regard appuyé. L’eau avait collé son pantalon à ses jambes et il ne portait pas de tunique sous son tablier. Ses flancs étaient baignés de sueur.
Imes se tétanisa. Jebellan tourna les talons avec désinvolture.
— On y va dès que tu as fini.
Imes força une inspiration à emplir ses poumons figés. Sa langue faisait des nœuds dans sa bouche. Est-ce qu’il avait rêvé ce qui venait de se passer ? Il balaya la pièce du regard, éperdu. Il croisa les yeux taquins de Pirine. Elle remua les sourcils en un geste évocateur, ce qui ne fit que renforcer son trouble.
Lorsqu’il rattrapa Jebellan, qui se faisait équiper près du sas, le chasseur se comporta comme d’habitude. Mais Imes nageait en plein chaos.
Jebellan aimait les femmes… pas vrai ?
Et puis il y avait la vue de Jebellan, un chucret sur chaque épaule… Il se souvenait de ce que cela lui rappelait, à présent : Orelle, portant son chucret et celui de Cléodine partout où elles allaient.
Imes bouillonnait d’embarras, soudain. Peut-être avait-il eu tort de laisser Pan n’en faire qu’à sa tête. Il n’avait pas beaucoup de temps à lui consacrer, en ce moment, et son petit compagnon trouvait en permanence refuge avec Jebellan et Mav.
Ce qui n’expliquait pas la façon dont Jebellan l’avait regardé…
Ce souvenir lui donna terriblement chaud. Il dut se faire violence pour penser à autre chose. Il pourrait s’attarder à loisir sur ce regard plus tard, lorsqu’il serait de retour dans sa chambre au dortoir de Port Ouest.
— Je te trouve bien silencieux, dit Jebellan.
Leur chariot longeait le flanc de l’hôte, le nez pointé vers l’immense plateau que formait la nageoire. Pan malaxait le cuir chevelu d’Imes de ses petites pattes, apparemment inconscient du capharnaüm qui régnait dans la tête de son propriétaire.
Jebellan et Imes passaient parfois des trajets entiers sans échanger un mot. Jebellan ne semblait pas s’offenser de ces silences, qu’Imes trouvait personnellement confortables. Pourquoi Jebellan changeait-il d’avis, tout à coup ? Était-ce une pointe de circonspection dans sa question ? Ou bien Imes s’imaginait-il maintenant des sous-entendus partout ?
Il détourna la tête. Il ressentit un soulagement disproportionné lorsqu’il put répondre :
— Charognard.
— Sérieux ? s’indigna Jebellan.
Il se hissa sur le garde-corps pour couler un œil par-dessus Imes. Il poussa un juron.
Ils continuèrent d’avancer tout en surveillant la créature. Elle ondulait sans but. Un second charognard sortit de son ombre, tout aussi oisif.
Le chariot était presque hors de portée lorsqu’ils virèrent. Jebellan jura encore.
— On est repérés, dit-il, lugubre.
Il arrêta le chariot. Il était inutile d’espérer prendre de vitesse un charognard.
Imes quitta le véhicule et dégaina son épée. Deux, ce n’était pas si catastrophique. Il pouvait en distraire un pendant que Jebellan se battait avec l’autre. Peut-être même qu’il parviendrait aujourd’hui à tuer un charognard sans détruire son armure. Pan raffermit sa prise, déterminé à faire lui aussi de son mieux.
À présent que le combat était inévitable, Imes s’était attendu à ce que Jebellan se jette sur l’ennemi. Lorsque cela ne se produisit pas, il se tourna vers lui.
Mav avait disparu. Sa queue cachait toujours la bouche de Jebellan, mais elle s’était réfugiée dans son dos, laissant ses cheveux pâles exposés aux couleurs du grand vide comme une toile vierge. Dans une pantomime muette, Jebellan lutta pour la repêcher d’entre ses omoplates. Quand il y parvint, les yeux de la chucrette étaient immenses. Elle tremblait, et les caresses de Jebellan firent peu de choses pour la calmer.
C’était les premiers charognards qu’elle voyait. Or, son espèce savait d’instinct qu’il s’agissait de prédateurs.
Imes ressentit un élan de compassion pour la petite créature. Elle était encore moins prête que lui.
Il rengaina et s’approcha de Jebellan. Il l’attrapa par l’épaule.
— Retiens ta respiration, dit-il.
Mav transmettait-elle au moins toujours ses mots ? Jebellan lui coula un regard oblique sans répondre. Il ne protesta pas lorsqu’Imes lui prit Mav des mains. Une poussée suffit à Pan, qui sauta de la tête d’Imes à celle de Jebellan comme s’il faisait ça tous les jours. Imes écarta doucement la queue de Mav du visage de Jebellan et l’appliqua sur le sien. Après un instant de confusion, elle la scella correctement. Son oxygène n’avait pas tout à fait le même parfum que celui de Pan. À l’odeur de sa fourrure se mêlait celle de Jebellan.
— Je te laisse faire tout le travail, dit Imes.
Il s’écarta d’une poussée des chevilles. Jebellan eut un salut sarcastique. Il brandit son épée et se porta à la rencontre des charognards.
Imes resta à bonne distance du combat. Il garda Mav dans ses bras et s’assura qu’elle regardait. Il fallait qu’elle comprenne qu’elle n’était pas en danger tant que Jebellan était là.
L’un des charognards s’écarta de Jebellan pour se porter vers une proie moins remuante. Mav se crispa. Son oxygène se coupa.
Imes ne chercha pas à dégainer. Il attendit que le charognard soit presque sur lui et l’évita d’une pirouette.
La créature fit demi-tour. Imes filait déjà vers Jebellan, qui enfonçait sa lame dans le gosier du premier charognard. Imes dépassa le cadavre qui s’éteignait. Quand l’autre charognard tenta de le suivre, Jebellan attrapa sa queue au passage et planta son épée entre les plaques de chitine. Le charognard ouvrit la gueule, choqué par la douleur, et fit volte-face.
Imes reprit de la distance. Il tapota avec insistance la queue de Mav. L’oxygène revint. Il inspira goulûment.
Sans doute Mav se détendit-elle, car Pan transmit à Imes une série de sons aléatoires. Puis la voix de Jebellan s’éleva.
— Toujours vivants, vous deux ?
Il en avait fini avec le deuxième charognard.
— Vivants et entiers, dit Imes.
Ils dérivèrent l’un vers l’autre. Mav se propulsa vers Jebellan dès qu’ils furent assez proches. Dans sa surprise, Imes faillit plaquer un gant couvert de sang d’hôte sur sa bouche soudain nue.
— Dis donc ! s’exclama Jebellan. Mav, non ! Ça ne se fait pas.
Il poussa en hâte Pan vers Imes. Le chucret gifla presque Imes avec sa queue. Il vibra de trilles mécontents, un regard noir posé sur Mav qui se ratatina sous leurs réprimandes.
Imes toussa, pas fâché de retrouver un partenaire fiable.
— Allons-nous-en avant que les cadavres en attirent d’autres.
Jebellan mena le chemin vers le chariot, bougon.
— Ça aurait pu mieux se passer, cette histoire.
Imes eut un discret sourire. Le perfectionnisme de Jebellan lui était familier.
— Je pense que ça ne s’est pas trop mal déroulé.
— Évidemment, railla Jebellan. L’improvisation et toi, c’est une grande histoire d’amour.
Imes cilla, surpris par cette remarque. Mais Jebellan n’ajouta rien de plus.
— Allez, amène-toi, dit-il en s’emparant des commandes du véhicule.
Le soir tombait lorsqu’ils quittèrent le hangar de Port Ouest. Jebellan tenait un Pan trempé à bout de bras.
— Ça ne s’arrange vraiment pas, toi, dit-il.
Pan avait été intenable sous la douche, encore plus de coutume. Imes soupçonnait qu’il avait volontairement détourné l’attention de Jebellan pour l’empêcher de remarquer la nervosité de son propriétaire. Un vague sourire flottait sur ses lèvres.
Sentant la vague d’affection qu’il lui adressa, Pan roucoula. Il ébroua vigoureusement sa queue, éclaboussant Jebellan, qui protesta et le jeta à Imes comme une chaussette malodorante. Un rare éclat de rire s’échappa de la poitrine d’Imes.
Jebellan se figea soudain. Ses yeux s’étrécirent. Imes pivota pour suivre son regard. Son sourire retomba.
— Papa.
Sidon était assis sur un rocher près de l’entrée du hangar, une pipe à la main. Il fumait rarement. Depuis combien de temps attendait-il ? Il renversa sa pipe et en tapota le bol contre son siège. Il écrasa les cendres d’un coup de talon et se leva.
— Bonsoir, Imes. J’espérais pouvoir te parler.
Il fixa sur Jebellan le même froncement de sourcils que celui-ci lui témoignait. Jebellan croisa les bras et ne fit pas mine de bouger. L’effet fut quelque peu gâché quand Mav jaillit du hangar et buta dans ses chevilles, surprise de le trouver immobile.
Avant qu’Imes puisse décider comment gérer la situation, un groupe d’armuriers quitta le dortoir des chasseurs dans un brouhaha de voix. Ils les contournèrent, saluant Jebellan avec courtoisie et Imes avec une chaleur qu’il leur retourna volontiers. Seul Navien salua Sidon, et encore le fit-il du bout des lèvres.
À peine eurent-ils disparu dans les grottes qu’Orelle surgit. Avisant Imes, elle se précipita vers lui. Imes s’efforça d’ignorer qu’elle portait un chucret sur chaque épaule.
— Tu as vu Cléodine ? demanda-t-elle.
Il secoua la tête.
— Où est-ce qu’elle est encore partie ? déplora-t-elle. Et jamais elle ne prend Bes avec elle. Comment veut-elle qu’on la contacte ?
Elle fit mine de repartir aussi vite qu’elle était arrivée. Imes l’attrapa par le coude.
— Orelle, respire. Calme-toi. Inspire… expire.
Depuis que les rangs de ses aides s’étaient démultipliés, Orelle galopait d’une tâche à l’autre, submergée par l’enthousiasme. Cléodine devait constamment la rappeler à l’ordre. Elle hocha vivement la tête.
— Oui oui. On respire… Je respire.
Elle s’en alla d’une démarche qui suggérait qu’elle se mettrait à courir dès que cette conversation s’effacerait de sa mémoire, remplacée par un millier de pensées plus intéressantes. Jebellan sourit dans son dos, amusé.
— Tu… tu t’entends bien avec ta… ta belle-mère, je vois, dit Sidon.
Il semblait désarçonné. Jebellan reporta son attention sur lui, lugubre. Imes en fut navré. Il poussa Jebellan du coude. Jebellan le scruta quelques secondes. Finalement, il soupira et les laissa seuls.
Sidon le regarda s’éloigner avec une expression mi-figue mi-raisin.
— Je n’aime guère les airs que se donne ce jeune homme, confia-t-il à Imes. Il ne s’est toujours pas excusé devant Laomeht, sais-tu ? Tant de fierté dans une personne, ce n’est pas bon, pas bon du tout.
Une vilaine émotion saisit Imes à la gorge comme un prédateur qui y aurait refermé ses mâchoires.
— Tu es sûr que tu ne lui en veux pas plutôt d’avoir dénoncé ton mensonge ?
Il détourna aussitôt les yeux, incapable d’affronter la peine qu’il avait allumée sur le visage de son père. Il se concentra sur Pan, pressant sa fourrure pour en retirer autant d’eau que possible. Le chucret gigota, heureux de ce massage impromptu.
Sidon s’éclaircit la gorge. Il changea de sujet.
— Il y a de l’activité, ici. Je ne savais pas… Je suis un peu surpris.
— Tu viens rarement par ici. Il y a toujours de l’activité au hangar.
Imes ne voyait pas l’intérêt de le mettre dans la confidence de leurs nouvelles fonctions.
— Certes, dit Sidon. Mais c’est que… Après l’accident, je pensais…
Pour le coup, Imes releva la tête.
— Tu pensais ?
Sidon se frotta la nuque. Une ride barrait son front.
— Eh bien, tu sais bien ! On a perdu Abidelle. Et tous ces chasseurs des autres ports.
Imes songea à souligner que Jebellan avait aussi perdu son chucret, mais renonça. Il était peu probable que cela change l’opinion que Sidon avait de lui.
— Enfin, ça me semble être un signal assez clair, dit Sidon quand il resta silencieux.
Il fallut à Imes un délai atrocement long pour comprendre ce qu’il essayait de sous-entendre. Ses mains se raidirent dans la fourrure de Pan.
— Tu t’attendais… quoi, à ce qu’on cesse toutes les chasses ?
Devant le ton de sa voix, Sidon amorça un geste pacificateur.
— Eh bien, pas nécessairement tout le monde, mais enfin… Le grand vide est dangereux, je l’ai toujours dit… Je suis surpris que vous n’envisagiez pas de prendre un peu vos distances… La famille d’Abidelle fait toujours son deuil, et Zeli est si jeune… Je parlais à sa tante l’autre jour…
— Cette conversation n’a rien à voir avec Zeli, le coupa Imes. C’est moi. Tu t’attendais à ce que moi, je renonce à être chasseur.
Comment avait-il pu oublier ? Sidon avait pourtant été bien moins subtil qu’il se l’imaginait sans doute. Ses appels incessants lorsqu’Imes était sur la route du retour après l’accident, sa patience lors de la Fête du Centième…
— Tu as failli être tué, Imes ! s’écria Sidon. Tu imagines un peu ce que j’ai ressenti ? J’étais terrifié !
« Je, je, je… »
Le sang d’Imes se mit à bouillir. La terreur qu’il avait éprouvée ce jour-là, il s’en souvenait avec une parfaite clarté. La main de Jebellan dans la sienne, l’épouvantable aspiration qui l’avait écartelé sur le chariot, cet instant incandescent où Tau avait glissé et disparut à jamais.
Sidon n’avait rien vu de tout ça. Il n’observait jamais les sorties dans le grand vide. Laomeht avait confirmé que c’était lui qui avait informé leur père de la catastrophe.
Sidon comprit aux épaules raides d’Imes qu’il était sur la mauvaise voie. Il enfouit son visage dans ses mains.
— Écoute, Imes, sois raisonnable… supplia-t-il. Je ne peux pas continuer à vivre comme ça.
Si c’était possible, Imes se crispa encore plus. La culpabilité menaça de l’étrangler. De vieux réflexes cherchèrent à reprendre le dessus. Hoche la tête, feins un sourire, prétends que tout va bien… Mais le deuil était trop frais. L’égoïsme de Sidon était du sel versé sur une blessure à vif.
— Et tu ne t’es jamais demandé si moi, je pouvais me permettre de vivre comme tu l’entendais ?
— Enfin, la vie à la ferme n’est quand même pas une torture ! Tu t’y plaisais très bien…
— Ce n’est pas vrai, le coupa Imes.
Il examina le choc sur le visage de Sidon avec un détachement qui le surprit. Les mots de Jebellan lui revinrent en mémoire.
— Ce n’est pas vrai, répéta-t-il. Et tu en étais parfaitement conscient.
Une lueur de peur traversa les yeux de Sidon. Il secoua la tête.
— Imes, je ne sais pas… enfin… toutes ces histoires de caste, c’est ridicule. Tu dois bien t’en rendre compte ! Ce n’est que billevesées… nous sommes tous égaux…
Le dégoût envahit Imes. Que n’aurait-il donné pour entendre son père prononcer ces hérésies lorsqu’il était enfant ? Pour entendre qu’il pouvait être ce qu’il voulait, qu’importait sa cérémonie de caste ? Mais même à l’époque, il avait su que c’était faux. Il avait vu son père prédire des naissances et des maladies parmi leur troupeau, prophétiser les crues de la rivière et les mouvements des meutes de javons.
Pour parvenir à ses fins, Sidon était même prêt à nier cette vérité fondamentale de son être.
La colère quitta Imes. Une profonde tristesse la remplaça. Jusqu’où cet homme pouvait-il aller par amour par lui ?
— Arrête, Papa.
Sidon referma la bouche.
— J’ai toujours été un chasseur, et je serai un chasseur jusqu’à la fin de ma vie. Toutes tes négociations n’y changeront rien, et je ne veux plus jamais t’entendre essayer.
— Imes… !
— Non. J’ai fait passer tes priorités avant les miennes bien trop longtemps. Tu n’obtiendras plus aucune concession de ma part. Il n’y aura pas de réconciliation. Tu n’es même pas capable d’admettre que tu as eu tort. Je ne te pardonne rien.
Les mots tombèrent comme un couperet. Les yeux de Sidon s’emplirent de larmes. Cette fois, Imes affronta sans frémir la dévastation qu’il créa.
— Mon fils…
Sidon voulut poser une main implorante sur son bras. Imes recula. Il secoua la tête.
— Je ne pourrais jamais te reprocher de ne pas aimer assez, Papa. Mais apprends à aimer mieux.
Il fit volte-face et s’éloigna. Le devant de sa tunique était trempé. Pan resta lové contre sa poitrine sans protester l’étroitesse de son étreinte.
Il n’avait pas fait cent mètres que Jebellan apparut à ses côtés. Imes aurait sans doute dû en concevoir plus de surprise.
Il trouva tout de même la force de s’étonner lorsque Jebellan resta muet. Son inquiétude se traduisait généralement de manière plus agressive.
Ils longèrent la falaise en silence. Imes n’avait pas prêté attention à la direction qu’il prenait, et il n’était pas prêt à faire demi-tour. Il ne voulait pas savoir si Sidon était toujours là où il l’avait laissé. Ils dépassèrent les dernières maisons et atteignirent les collines. Le sentier se mit à grimper. Ils s’enfoncèrent sous les arbres.
Quand les lacets les placèrent hors de vue du village, Imes quitta le chemin. L’herbe et les fleurs sauvages bruissèrent sous ses pieds. Il s’assit à flanc de coteau. Jebellan se laissa tomber près de lui, s’allongea et croisa les mains derrière sa tête. Pan se tortilla. Imes le laissa rejoindre Mav. Machinalement, il pinça sa tunique mouillée et la secoua.
Le jour déclinait. Tout là-haut, on commençait à distinguer les nœuds luminescents les uns des autres. Les ombres s’étendaient aux pieds des collines. Des oiseaux effectuaient un dernier ballet au-dessus des bosquets avant de regagner leurs nids.
Un faible grondement s’éleva dans la quiétude du soir. Imes tourna la tête. Jebellan fronça le nez, mais ne bougea pas. Ses yeux étaient fermés. Le coin des lèvres d’Imes se souleva.
— Tu n’as pas besoin de monter la garde, dit-il. Rentre si tu as faim.
— Je fais encore ce que je veux, grommela-t-il.
Imes expira par le nez.
— Laomeht ne m’avait pas prévenu que tu étais du genre couveur, murmura-t-il.
Jebellan ouvrit un œil menaçant.
— Elle est bien bonne, celle-là. Tu t’es regardé dans un miroir, récemment ?
— Quoi ? dit Imes.
— Rappelle-moi, qui a materné trois chasseurs traumatisés pendant toute une quinzaine ? Qui a rassemblé deux villages entiers en une alliance qui aurait été impossible il y a peu ?
— Ça n’a rien à voir, bredouilla Imes.
Ce n’était pas deux villages entiers, d’ailleurs, mais seulement une partie de leurs chasseurs et une partie de leurs armuriers. Ce n’était pas franchement un consensus. Et quel rapport avec le sujet initial ?
Jebellan s’assit. Des brins d’herbe s’étaient pris dans ses cheveux. Il les secoua avec impatience.
— Tu n’as vraiment aucune idée des miracles que tu es capable d’accomplir quand tu te décides à ouvrir la bouche, s’agaça-t-il. Et pour quelqu’un d’aussi taiseux, tu l’ouvres plus souvent que je l’aurais cru possible. Quand je suis arrivé à Port Ouest, on était deux à connaître la vérité sur l’hôte. Deux !
Ils étaient plus que ça, mais Imes s’abstint de le souligner. Jebellan et Viviabel s’étaient crus seuls au monde, et c’était ce qui comptait.
— Et maintenant, dit Jebellan. Combien sommes-nous ?
Imes ouvrit la bouche, hésita.
— Je ne sais pas, avoua-t-il.
Il avait perdu le compte. Navien et Meten ne le tenaient pas au courant de toutes les personnes qu’ils parvenaient à recruter à leur cause.
— Non, dit Jebellan. Moi non plus.
Son regard avait une intensité déstabilisante. Les joues d’Imes chauffèrent. Il se détourna, priant pour que sa quasi-incapacité à rougir ne choisisse pas aujourd’hui pour le trahir.
— Et pourtant, tu passes ton temps à te prendre pour mon garde du corps, dit-il.
Il regretta aussitôt son audace. L’attitude protectrice de Jebellan le fascinait, et parfois le frustrait ; mais il n’avait jamais osé soulever le sujet, de peur qu’il prît ses distances. Pourtant, Jebellan ne manifesta aucune gêne.
— La façon dont tu gères tes problèmes personnels me donne de l’urticaire, dit-il.
— Quoi ? fit Imes, confus. Parce que je réfléchis avant de prendre une décision ?
— Tu réfléchis ! s’écria Jebellan. Ah ça oui, tu réfléchis quand on te demande de te couper un bras, des fois qu’après réflexion, ça te semble logique ! Mais qu’un truc ne te plaise pas dans les affaires des autres et tu fonces tête la première, peu importe qui tu risques de te mettre à dos !
— Je pense que tu exagères, balbutia-t-il.
Jebellan roula des yeux avec énergie. Imes ne savait plus où se mettre. Il serra ses genoux contre sa poitrine. Le froid de sa tunique fut presque choquant contre sa peau brûlante. Cette fois, c’était sûr, il rougissait. Jamais personne ne lui avait prêté autant d’attention. Son regard parcourut le visage de Jebellan, rebondit sur ses lèvres, s’y arracha en hâte.
Il n’aurait pas dû accepter ce partenariat. Il n’aurait pas dû rencontrer Jebellan. Au lieu de s’assagir devant la véritable personnalité de celui qu’il avait observé de loin pendant si longtemps, ses sentiments n’avaient fait que grandir. Ils prenaient aujourd’hui tant de place en lui qu’il ne savait plus comment les contenir. Bientôt, il en était sûr, ils enfleraient au-delà de son corps et plus rien ne pourrait les cacher.
— Hé, Imes, dit Jebellan.
Il y avait quelque chose d’étrange dans sa voix. Imes lui coula un regard en coin. L’expression de Jebellan était indéchiffrable.
— Arrête-moi si je me trompe. D’accord ?
Il posa une main sur la nuque d’Imes. Surpris, Imes se redressa. Son cœur se mit à tambouriner contre ses côtes. Les ombres du soir adoucissaient les contours de Jebellan. Ses yeux pâles étincelaient sous des paupières mi-closes. Il approcha son visage tout près, si près qu’Imes put distinguer chacun de ses cils.
— D’accord ? répéta-t-il, et son souffle vint s’échouer sur les lèvres d’Imes.
Il l’entendit à peine. Les battements de son cœur noyaient tout, prenaient toute la place dans sa tête. Imes se sentit refermer un poing sur la tunique de Jebellan. Il tira. Leurs lèvres se rencontrèrent en un baiser appuyé.
Jebellan s’écarta avec un juron. Il se tourna d’un coup de hanches, soudain si proche qu’Imes dut refermer les bras sur lui, et emprisonna le visage d’Imes entre ses mains. Il l’embrassa avec férocité. Imes lui répondit avec tout autant de ferveur.
— Bon sang, ce que c’est difficile de savoir ce que tu penses, haleta Jebellan. Je n’en pouvais plus d’essayer de comprendre si tu étais intéressé ou si tout était dans ma tête.
— Moi ? s’exclama Imes, la voix rauque. Je croyais que tu aimais les femmes.
Jebellan eut un regard ironique.
— Bien sûr, dit-il, et il fit basculer Imes dans l’herbe.
Leurs bouches se trouvèrent. Imes plongea une main dans les cheveux qui l’obsédaient depuis si longtemps. Jebellan irradiait de chaleur au-dessus de lui. Sa paume épousait les contours de la joue d’Imes, large et calleuse.
Difficile de dire jusqu’où les choses seraient allées si un grondement ne s’était à nouveau élevé. Jebellan pressa un dernier baiser sur les lèvres d’Imes. Il se redressa sur les coudes, grimaçant d’irritation. C’est alors que l’estomac d’Imes répondit au sien. Ils échangèrent un regard. Ils se mirent à rire.
Jebellan se hissa en position assise.
— J’abandonne. Il y a des priorités dans la vie.
Imes murmura un assentiment. Pour autant, il ne bougea pas. Il observa Jebellan qui se relevait. Ses épais cheveux gardaient la trace des attentions d’Imes, et le devant de sa tunique avait collecté quelques taches humides.
— On a perdu nos chucrets, dit-il après un coup d’œil aux alentours.
Un trille interrogateur lui répondit depuis le sommet de la colline. Oui, envoya Imes à Pan, c’était d’eux que Jebellan parlait. Des bruissements de végétation s’approchèrent.
— Je me répète, dit Jebellan, les yeux fixés sur Imes resté allongé dans l’herbe. Ce n’est pas que je n’apprécie pas la vue, mais…
Imes réprima un accès d’embarras et de plaisir mêlés. Il tendit une main impérieuse.
— Je vois où ça me mène, tout ça, dit Jebellan avec un sourire cynique.
Mais il saisit la main d’Imes.
Je ne pensais pas que Jebellan ferait le premier pas ou que ça se passerait comme ça mais c'est logique et naturel, et le fait qu'il demande son consentement juste avant, so green flag ❤️. Je suis toujours un peu triste de la perte de Tau mais Mav a du potentiel. Et Sidon j'en peux plus de lui c'est vraiment l'incarnation du parent toxique qui se rend pas compte du mal qu'il fait. Un très beau chapitre comme les précédents
Elle est vraiment jolie comme tout, cette scène, et très cohérente par rapport aux personnalités respectives des deux personnages. Effectivement, vu le côté réservé d'Imes on peut comprendre que Jebellan se soit posé des questions. J'ai beaucoup aimé qu'il lui dise "arrete-moi si je me trompe" parce qu'on s'attend à ce qu'il dise quelque chose après ce genre de réplique, pas qu'il "passé à l'action" !
Bon, il n'y a pas que ça dans le chapitre, j'ai aussi beaucoup aimé la rencontré avec les charognards : on voit que tout n'est pas toujours parfait, même chez ces adorables chucrets. Et j'aime bien aussi que Imes laisse faire Jebellan : ça montre qu'il n'a pas de fierté mal placée. Il sait que Jebellan est meilleur que lui et ça ne lui pose pas de problème.
Quant à la scène avec Sidon, elle montre l'évolution d'Imes et aussi, quand même, l'influence (positive, puisque ça aide à l'emancipation d'Imes) de Jebellan.
Encore un chapitre très complet, avec trois parties bien distinctes. La rencontre avec les charognards d'abord, aka le baptême du feu pour Mav. Encore une fois, j'aime bien le côté "apprentissage" et "inexpérience" que tu introduis autour de cette chucrette. Ça donne lieu à des scènes à la fois cocasses mais crédibles et qui permettent de prendre le temps de s'y attacher et de comprendre comment sa relation avec un chasseur fonctionne.
Ensuite, la conversation avec Sidon. On peut dire ici qu'on voit naître un nouvel Imes qui tient tête à son père (enfin !), ce qui est vraiment bienvenue après tous les évènements des derniers chapitres et le boost de confiance qu'il a pris (ou été forcé de prendre, puisque personne d'autre ne semblait capable de diriger les opérations).
Bon par contre, en ce qui concerne Sidon, on est vraiment sur ce qu'on appelle un dinosaure ou un cas désespéré.
Et puis il y a cette scène d'Imes et Jebellan sur la colline, où les deux se rapprochent et découvrent (enfin! n°2) les sentiments de l'autre.
Je ne sais qu'en penser, de celle-là. J'ai lu ta note en haut de chapitre et les autres commentaires, je vois bien que tout le monde était impatient d'assister à leur premier baiser.
Pour ma part, je dirais que c'est bien raconté, fluide, agréable à lire mais que ça me fait un petit pincement au cœur, parce-que j'appréciais beaucoup la relation qu'ils avaient tissé depuis le début de l'histoire, cet espèce de jeu du "je te cherche, je te regarde, je te taquine, je te provoque" où l'on flirtait sans cesse entre l'amitié, le côté "chasseurs-partenaires" et le "et si... ?"
Alors bien sûr, à un moment il fallait trancher. Et je ne dis pas que c'est une mauvaise chose qu'ils soient ensemble. Mais j'espère juste que cette dynamique avec laquelle on a jonglé pendant X chapitres ne va pas brutalement disparaître au profit d'un comportement de "couple lambda" ou de "premiers émois, instants d'amour éperdus".
Je veux voir Jebellan continuer de balancer des fions, moi ! x)
Autre remarque : je suis étonné de ne pas entendre davantage parler d'un mouvement "réactionnaire" dans la population, que j'avais déjà évoqué dans un précédent commentaire.
Je veux dire, il doit bien y avoir des gens qui sont contre la recherche d'un autre hôte et qui vont s'y opposer, non ?
On a l'impression que des semaines passent et que les armuriers/chasseurs + Orelle travaillent comme si de rien n'était, sans que personne ne s'interroge ou ne s'élève contre eux en hurlant à l'hérésie.
Après, peut-être que tu amènes cette intrigue par la suite et que je ne suis juste pas assez patient ! Mais comme tu évoques les "quinzaines qui passent", je trouve ça surprenant de ne pas voir surgir cette problématique d'une manière ou d'une autre après plusieurs semaines de recherches.
En tout cas, ça reste un très bon chapitre et je me suis régalé à le lire, comme toujours !
A bientôt pour la suite,
Ori'
Concernant le "camp des réactionnaires"... j'ai hésité à te spoiler, mais il n'y a aucune raison de laisser planer un faux suspense pour que tu sois encore plus déçu derrière 😬 Malheureusement, il y a un trou dans cette partie du roman, et il a précisément la forme du sous-scénario que tu imagines. Il *devrait* y avoir un enjeu de rejet de la population ici, et il *devrait* impliquer Heln, mais je ne l'ai juste pas écrit... En partie parce que, là encore, j'ai voulu aller trop vite sur ces derniers chapitres, et en partie parce que je ne suis pas à l'aise avec les questions de religion qui vont forcément devoir être soulevées. Mais je suis d'accord avec toi : ça manque, et je vais devoir prendre cet arc narratif à bras-le-corps quand je retravaillerai le texte.
J'espère que la suite actuelle ne sera pas trop décevante quand même !
Je vais faire court, car je sature.
J'ai ADORE ! ENFIN ! <3 j'ai kiffé.
Tout. Le changement dans les deux relations. Son père et son nouvel amant <3 Vraiment, un petit bonheur de lire ces deux évolution.
Imes 2.0 qui prend enfin son envol. Le vrai de vrai !
Quant à la seule critique j'ai à émettre. Je trouve seulement que les signaux envoyés par Jebellan n'étaient pas assez nombreux dans les chapitres précédents. Il y en a eu quelques uns (notamment sur le chapitre 22) mais c'est à mon sens un peu short
ENFIN BORDEL ! <3 je suis contente !
C'est vrai que Jebellan est assez discret, mais il faut dire que dans les chapitres précédant le 22, il n'avait pas du tout la tête à ça 😬 Je vais essayer de voir si je peux mieux doser.
Bon alors je n’en avais pas trop parlé, mais cette fan de romance en moi a été complètement séduite par tes deux héros. Pour moi ça a super bien marché. J’ai été amoureuse de Jebellan avec Imes et Imes m’a convaincu page après page qu’ils se méritaient tout les deux.
Perso, la relation entre Pan et Jebellan, ça m’a un peu fait penser aux royaume du nord et à Will qui caresse le daemon de Lyra (en plus le nom de Pan fait aussi un écho à ce roman - je suppose peut-être à tord que tu connais ?).
Enfin bref, tout le développement de ces deux persos s’est fait avec beaucoup de naturel. J’ai beaucoup rigolé quand Jebellan apprend (Attention Spoil du chapitre suivant) que Imes le matait de longue date B).
Une seule remarque qui n’est pas une critique, parce que je respecte ton choix. Moi j’aurai aimé un peu plus dans les chapitres qui suivent XD. Mais bon, ce qui se passe sous la couette leur appartient.
Je profite que je parle des perso pour parler d’un d’entre eux qui n’apparait pas dans ce chapitre. Je trouve que le personnage de Kriis est un peu trop tourné vers Imes et pas assez sur elle-meême. On sent que c’est un personnage qui sert au héros mais qui n’évolue pas particulièrement dans l’histoire, ce qui est un peu dommage parce qu’elle apparait pas mal et que c’est un personnage intéressant.
Voilà pour les perso. Je te retrouve avant la fin de la journée sur le chapitre final ;)
Poutoux :X
Pour Pan, ça me fait beaucoup rire : oui, en effet, je connais le personnage de la Croisée des Mondes, mais l'écho n'était pas volontaire ! Je pense que mon subconscient m'a joué un tour sur ce coup-là. La tête que j'ai faite la première fois qu'on me l'a fait remarquer XD Du coup ça me gêne un peu, et je changerai sans doute le nom de Pan à la prochaine version. Dommage, je m'y suis habituée !
Très bonne remarque pour Kriis. Ce serait bien que je lui trouve un arc narratif plus solide.