Chapitre 23 - Hedda

Chapitre XXII

Hedda

 

Le garçon n’avait rien compris de l’échange entre les deux hommes mais il avait à présent une certitude : ces deux-là ne s’aimaient pas. Till sentait le regard d’acier du colonel peser sur sa nuque tandis qu’ils empruntaient le sentier pour rejoindre la plage. Un regard aussi puissant que le sentiment de détresse entortillant sa gorge, aussi lourd que le sable mouillé plombant chacune de ses semelles. Cet homme semblait coulé dans le même métal que son vaisseau : froid, insensible. Instinctivement, il rentra un peu plus la tête dans les épaules, arrondit le dos. Au loin la montagne dressait ses crêtes enténébrées, toute trace de vie semblait avoir déserté l’île.

Il regrettait à présent sa décision impulsive, ses amis lui manquaient, Ma et Thiya lui manquaient, Gran-Cairn et toutes ses promesses lui manquaient. Il aurait aimé avoir le courage de fuir, de planter là ce colonel acéré comme un écueil, inquiétant comme le fracas des vagues une nuit de tempête. Mais le regard d’acier le maintenait d’une poigne de fer le poussant toujours plus avant vers la monstruosité affalée sur le sable. Chaque nouveau pas érodait son courage, emplissait son âme d’effroi. Il trébucha et serait tombé si une main secourable ne l’avait retenu. La main exprimait ce que le regard démentait. Il y avait en elle une bienveillance inattendue à laquelle Till se raccrocha d’instinct avec toute l’énergie de son désespoir. Qui était donc cet homme ?

Le colonel retira aussitôt la main comme si ce simple contact avait eu soudain le pouvoir de dissoudre sa carapace. Regrettait-il son élan spontané ? Déjà la rigidité reprenait possession de son corps, la mâchoire se contractait, intimant d’un mouvement sec l’ordre de reprendre la marche. Till obéit. Ce qu’il venait d’entre-apercevoir, cette lueur fugace d’humanité, sans totalement le rassurer lui redonna espoir. Ses yeux s’ouvrirent, son cerveau entravé retrouva ses réflexes.

Quelque part, aux limites de sa conscience, Wilma se manifesta. Till n’était plus seul.

D’immenses panaches de lumière balayaient la plage grouillante d’animation. Des mécaniques montées sur roues dentées, entourées de chaînes à maillons ; d’autres appareillées de pattes articulées ; d’énormes globes lévitant sans déplacer le moindre souffle d’air… Aucun cheval, âne ou bœuf pour pousser, tirer, déplacer ou tracter. Une armée de fer, autoguidée, si peu humaine... Impressionné, fasciné mais désormais conscient de l’importance de ses observations, Till s’appliquait à mémoriser chaque détail, même le plus insignifiant, espérant que toutes ses informations parviendraient d’une manière ou d’une autre à Wilma. Karlov le poussa sur le bas-côté pour laisser passer un groupe de gardes. Aucun sabre, couteau ou lance. Ni d’arc, ni flèche. Tous arboraient le même étrange objet que Till avait déjà observé à la ceinture du Colonel.

  • Qu’est-ce que c’est ? Ne put-il s’empêcher de demander en le désignant.

Si Karlov fut surpris par la question, il ne le montra pas. Il sortit l’objet de son étui, fit tourner le court tube cylindrique entre ses doigts, le dirigea vers une masse de rochers et appuya sur un déclencheur dissimulé dans la poignée de cuir. Un éclair jaillit. Du caillou, il ne restait qu’un amas de sable fumant. Sans laisser au garçon le temps de réagir, il enchaîna :

  • Nous avons deux types d’armes : l’atomiseur et la torpille. La torpille, elle, envoie un projectile bien plus redoutable. Ai-je répondu à ta question ?

Till le considérait les yeux écarquillés. Cherchait-il à l’affoler davantage avec cette stupide démonstration ? Que voulait-il prouver ? Et tant de forces déployées, d’armes aussi destructrices pour une simple mission de recherche…

  • Vous ne voulez pas discuter, murmura Till bouleversé, parler est un prétexte pour vous donner le temps d’envahir l’île. Votre seul but est de nous attirer dans un piège pour nous…
  • Non, coupa Karlov, nous n’en arriverons pas là. Je ne le permettrai pas.

Mais Till ne l’écoutait plus, son esprit s’était échappé, replié dans un coin de son cerveau, invoquant la présence rassurante de ceux qu’il aimait. « Que les esprits bienveillants nous viennent en aide, il faut nous préparer au pire ». Une sensation apaisante, répondit immédiatement à sa prière muette. Son visage crispé quelques instants plus tôt se détendit, Piblô veillait. Il n’était pas seul se rappela-t-il, et contrairement à ces étrangers, son peuple avait de puissants alliés. Rassuré, il redressa le menton et planta son regard dans les yeux de braise du colonel. Si cet homme pensait le terroriser avec de tels arguments, il se trompait lourdement.

Le Colonel avait respecté le silence du garçon, tentant de déchiffrer sur son visage le cheminement de ses pensées.

  • Je sais qui vous êtes, reprit Till avec calme. Vous êtes les guerriers du continent, ceux qui nous ont chassés de nos terres ! Vous venez et vous prenez. Nous vous connaissons.
  • Pourquoi prends-tu tellement à cœur l’intérêt de ces gens ? « Chassé de nos terres ! » Mais de quelles terres as-tu bien été chassé, toi ? Tu n’appartiens pas à ce peuple puisque tu es naufragé… Tu l’as dit, tes parents sont morts. Dans le fond, tout cela ne te concerne pas…

De toute évidence, Karlov s’ingéniait une nouvelle fois à le provoquer. Till aurait dû accorder plus d’égards à ses dernières paroles mais, emporté par la colère, il refusait d’écouter :

  • Vous ne savez rien.
  • Sur ce point, tu as raison. Je ne sais rien. Rien de ce qui t’attache aujourd’hui à cette île.
  • Vous avez peut-être des armes, des soldats, toutes ces choses, cracha-t-il méprisant en désignant les mécaniques, mais nous, nous…
  • Nous ?
  • … Nous sommes différents.
  • Il me semble que tu allais dire autre chose.
  • Je ne dirai plus rien.
  • « Nous, nous avons le lien ». Je crois que c’est cela que tu voulais dire.

Till sursauta. D’où tenait-il ces renseignements ? Que savait-il encore ? L’autre, le technovateur, était-il en possession de cette information ? Toutes ces questions percutaient son crâne comme une pluie de grêle sur un toit de verre. Chercher à connaître l’identité réelle de cet homme permettrait peut-être d’apporter des réponses. Il était essentiel de le découvrir.

Karlov fit un pas vers le garçon mais celui-ci recula vivement comme si un serpent s’apprêtait à l’attaquer. La tristesse voila un bref instant le regard du Colonel :

  • Tu as peur et tu ne me fais pas confiance, je le conçois. Mais contrairement à ce que tu penses, je ne suis pas ton ennemi.
  • Je suis votre prisonnier.
  • Je n’approuve pas les méthodes du Technovateur...
  • Mais vous obéissez quand même, et à cet homme en plus !
  • Nous n’arriverons à rien si nous n’y mettons pas un peu de bonne volonté. Suis-moi, je veux te montrer quelque chose.

Ils reprirent leur marche. Till devrait surveiller ses paroles, le Colonel était habile bien que sa stratégie manquât de subtilité. Provoquer pour déstabiliser afin d’obtenir des informations, c’était grossier, un peu trop peut-être. Cependant sa maladresse, réelle ou intentionnelle, n’expliquait pas sa connaissance de l’existence du lien.

Till frissonna, saisi soudain par une appréhension indéfinissable devant les mâchoires d’acier du vaisseau.

  • Tu n’as rien à redouter, dit Karlov.

Facile à dire. Till s’abstint de répliquer, la feinte sollicitude de cet homme l’horripilait. Ils reprirent leur marche, traversant d’un pas rapide une longue plateforme encombrée de véhicules et de matériel pour s’engouffrer dans un caisson qui se referma sur eux dans un crissement lugubre. Till retint sa respiration, serra les poings. Il ne voulait pas donner à ce militaire la satisfaction de lire la peur sur son visage. Le caisson s’enfonça lentement dans le ventre du vaisseau, puis la porte s’ouvrit sur un enchevêtrement de couloirs étroits, envahis de tuyaux, où se croisaient des hommes affairés et indifférents. Pour mieux le guider, le Colonel avait posé une main sur son épaule, le poussant toujours plus avant dans ce dédale impossible à mémoriser. Ce contact déplaisant brûlait sa peau à travers l’épaisseur des vêtements. Ils s’arrêtèrent devant une porte de fer, le Colonel désactiva le système de verrouillage avant de l’inciter à entrer.

La pièce était austère, un lit, une armoire, deux chaises, un bureau sur lequel s’entassaient livres et documents, aucune fantaisie, rien de personnel qui aurait pu trahir la nature profonde de cet homme. D’un geste, le colonel lui désigna un siège. Till s’installa du bout des fesses, prêt à bondir vers la porte à la moindre provocation. Il n’avait pas l’intention de se laisser manipuler ou déstabiliser par des subterfuges. Écouter, rester vigilant. Le militaire ouvrit l’armoire, en sortit le coffret qu’il déposa sur le bureau, avant de se retourner vers Till. Le garçon retint son souffle.

  • Tu reconnais cet objet.

Ce n’était pas une question, juste un constat.

  • Ce coffret appartenait à Hedda. Ce prénom te rappelle-t-il quelque chose ou quelqu’un ?

Till secoua négativement la tête, toute son attention éveillée.

  • Non, bien sûr…

Karlov croisa les bras, marchant de long en large dans une cabine trop étroite pour contenir toute son impatience, au plafond trop bas pour permettre à son squelette de se déployer pleinement. Till observait ce va et vient hypnotique, attentif au plus imperceptible changement d’expression de ce visage. La ride qui barrait le front du colonel semblait s’être creusée davantage, son regard ramené à deux fentes trahissait le conflit intérieur. Ma avait ces mêmes plis lorsqu’un problème la préoccupait. Till attendait, ne voulant pas manifester un intérêt trop évident, mais des questions affluaient dans son esprit. Interrogations troublantes qu’il n’aurait pu formuler clairement. Enfin, le colonel arrêta sa déambulation :

  • Hedda faisait partie d’une mission d’études sur l’archipel des Îles de Glace, plus au nord. Pour de nombreuses raisons, l’expédition fut un échec, le Bureau des Affaires Extérieures du Conseil des Commandateurs ordonna l’abandon pur et simple de la station et envoya un transporteur pour un rapatriement immédiat des technovateurs et de l’ensemble du personnel.

Till abaissa le regard sur ses mains. Dix doigts un peu sales, un ongle cassé, une cicatrice blanche au creux de la paume, vestige d’une ancienne coupure. Cicatrice de son histoire. Cicatrices de l’histoire ? De la petite, de la Grande. Ce que les hommes en disent. Ce que les hommes en font. Traces, marques, stigmates, sceaux indélébiles. On en revenait toujours à elles, ses blessures, comme si l’avant justifiait le présent, conditionnait l’avenir. À quelle histoire appartenait-il, lui ? Celle d’ici, celle d’ailleurs ?

Le colonel avait repris son lent cheminement, accordant ses mots au rythme cadencé de ses pas, comme si chaque claquement de semelles avait le pouvoir de ranimer le souvenir, comme si chaque son éveillait l’écho d’un autre son.

  • Les navires de transport sont conçus pour résister aux vents et courants de haute mer, expliquait-il. Le ciel fut clément et le bateau arriva sans dommage. Il faut savoir qu’il existe deux routes possibles pour quitter ces îles : la plus courte, à l’est, suit un chenal naturel qui serpente entre les récifs ; l’autre, à l’ouest, nécessite un long détour au large pour contourner les Îles de Feu. En mer le temps peut vite changer, des vents violents se levèrent. Plutôt que d’attendre de meilleures conditions, le commandant du navire décida de partir par l’ouest, espérant ainsi contourner la tempête. Il est un danger dans les mers froides que tout marin connaît, c’est la glace. D’énormes blocs de glace qui dérivent et constituent autant d’écueils à éviter.

Sur l’île, tous connaissaient l’inconstance de la mer pour en avoir expérimenté un jour ou l’autre les emportements. Ici, excepté Grïmuld, personne ne s’aventurait jamais sur les plages les jours de grande tempête. « La mer c’est comme une femme, disait le vieux Brack avec la sagesse que confèrent quelques verres de bière, rien ne sert de l’affronter lorsqu’elle est en furie, mieux vaut attendre qu’elle se calme ». Till hocha imperceptiblement la tête.

  • Habitué aux mers du sud, poursuivait le colonel, l’homme manquait d’expérience. Le navire heurta un de ces récifs de glace, la coque se déchira. Un autre bâtiment fut appareillé en toute hâte avec mission de sauver ce qui pouvait encore l’être. Je commandais ce bâtiment. Sur place, la confusion était totale. La mer écumait. Des vagues monstrueuses déferlaient dans un fracas assourdissant et l’on n’y voyait rien. Rien. Je fis allumer toutes les balises pour signaler notre présence. Dès qu’il nous aperçut, le responsable de la mission, le Technovateur Donovan, plutôt que de se préoccuper de ses compagnons, ordonna de charger son précieux matériel dans les premières chaloupes, nous faisant perdre un temps précieux. Après, seulement, d’autres chaloupes furent mises à l’eau pour rapatrier le reste des membres de la mission et l’équipage. Malgré nos efforts, certaines de ces chaloupes furent entraînées au loin, tandis que d’autres disparaissaient, broyées par la force des rouleaux.

Le colonel s’arrêta, étira son regard vers un horizon inconnu dont lui seul percevait la limite. Till pressentait la fin de l’histoire. Il ne désirait pas l’entendre. L’homme reprit cependant, s’adressant au mur gris, indifférent, froid, qui lui faisait face. Seul interlocuteur peut être encore capable de le comprendre. Avait-il oublié sa présence ?

  • Hedda... Hedda était dans l’une de ces barques. Je l’ai vu s’éloigner, puis, il y eut une vague… plus haute… tellement… je n’ai rien pu faire… elle a disparu... Seule la moitié des hommes et des femmes de l’expédition ont survécu ce jour-là.

Till écoutait, horrifié, fasciné par ces confidences arrachées à l’âme tourmentée du colonel. Chaque image semblait gravée dans le regard fiévreux de l’homme comme si le simple fait de les évoquer pouvait leur redonner vie. Le silence s’installa. La déambulation reprit. Un pas, et puis encore un autre. Marcher sans but n’avait pas de sens. Cet homme allait forcément quelque part.

Quelque part. Là où tout commence. Là où son histoire commence. Alors une double question, s’immisça dans l’esprit de Till. Une double question dont il redoutait autant qu’il l’espérait la réponse : était-il sur ce bateau, qui était Hedda ?

  • Tu sais pourquoi je te raconte cela ? murmura le colonel, la voix assourdie par l’émotion.
  • Vous pensez que j’ai un lien avec cette histoire.

Karlov hocha affirmativement la tête. Les mots que le colonel s’apprêtait à prononcer, le lieraient à jamais au continent. Till le savait. Au fond de lui, il l’avait déjà accepté.

  • Sur le continent on ne discute pas les ordres des Commandateurs, Hedda n’a pas eu le choix, c’était un Technovateur de référence dans son domaine. Au départ sa mission devait être de courte durée mais des complications empêchèrent son retour. Or Hedda attendait un enfant... Tu es l’enfant d’Hedda, né sur les Îles de Glace.

Hedda. Maintenant, il pouvait la nommer cette mère inconnue, cette ombre au souffle frais, à la chevelure de soie qui visitait parfois ses rêves. Une présence éthérée penchée sur son berceau, le souffle d’un baiser volé, un mirage évanescent, une odeur d’oranges amères mêlée à un parfum fruité de bergamote. Une intention, une pensée, une aigrette emportée par le vent. Till se sentait tellement désolé pour cette vie effacée à l’aube d’une promesse. Infiniment triste aussi. Orphelin d’un regret.

Il n’en parlait jamais avec Ma de cette mère, peut-être parce qu’elle était son secret, qu’en parler aurait risqué de briser la part inconsciente du rêve, que l’absence ne se raconte pas, qu’il aurait fallu trouver les mots qui expriment, qui dévoilent, qui avouent ; que ces mots-là, Till ne les connaissait pas, ou si peu, ou si mal. Mais surtout parce que blesser Ma était bien la dernière chose qu’il désirait.

Des larmes débordaient ses yeux, égrenaient une mélancolie dont il prenait soudainement conscience. Till renifla, essuya d’un revers de manche son visage. Il devait s’exprimer à son tour, achever l’histoire.

  • J’ai été retrouvé sur la plage, dans un coffre de bois au fond d’une barque.
  • Ce coffre t’a probablement sauvé la vie.

La conclusion ne pouvait se résumer à ses simples mots, ce n’était pas ce qu’il espérait :

  • Ainsi, vous avez connu ma mère…

Karlov éluda la question, il ne voulait pas avancer trop vite :

  • Ta mère appartenait au peuple des sables. Mais sa lointaine aïeule s’appelait Silha, gardienne de la mémoire, fille du Nordîn et dernière survivante avec son frère Lars du village de Läkmar. Jusqu’à ce jour, je pensais ce peuple disparu bien que ta mère ait toujours affirmé le contraire. Ce coffret lui appartenait, c’est ainsi que j’ai compris qui tu étais.

Till posa les yeux sur le coffret :

  • Je n’ai pas pu l’ouvrir…
  • C’est normal, tu appartiens au peuple des sables mais tu n’es pas encore un homme des sables. Seul un homme des sables le peut.

Encore une nouvelle énigme. Till s’approcha du colonel penché au-dessus de la boîte et qui positionnait les deux mains à l’aplomb du couvercle. Les fines ciselures se mirent à ondoyer pour remodeler un nouveau dessin. Sans bruit, le coffret s’ouvrit.

  • C’est de la magie ? demanda-t-il, dérouté.

Le colonel esquissa l’ombre fugace d’un sourire sans répondre, avant de s’écarter. L’intérieur, capitonné de satin, contenait un nécessaire à couture, un petit dé à coudre en porcelaine émaillée, un collier de perles de nacre, un flacon contenant une poignée de sable, mais surtout, reproduits sur des carrés d’un papier épais et brillant, des visages, des lieux… tellement réalistes… bien plus que de simples tableaux :

  • Ce sont des phototypes.

Les doigts tremblant du garçon s’emparèrent d’un portrait de femme aux longs cheveux serrant dans ses bras un nourrisson. Un garçon à l’extravagante chevelure, identifiable entre toutes. Elle souriait, geste tendre, regard doux. Till ne demanda pas. Il avait compris.

Karlov posa une main sur son épaule. Le garçon ne se déroba pas, il n’en avait plus ni l’envie, ni le courage. Le coffret contenait d’autres phototypes dont un représentait une maison. Une grande maison avec une porte bleue au heurtoir de bronze. Sur le perron Hedda, à ses côtés un homme jeune à la chevelure de jais imposante. Du visage, légèrement dans l’ombre, on ne devinait que l’expression concentrée. Il avait fière allure dans sa tenue, probablement traditionnelle des hommes de là-bas.

  • Est-ce que c’est mon père, murmura Till ?
  • C’est lui.
  • Comment est-ce qu’il s’appelle ?
  • Iwar.
  • Il est toujours vivant, lui ?
  • Il l’est. Il n’a jamais quitté la maison. Tu sais, il aimait beaucoup ta mère. Son plus grand regret est de ne pas t’avoir connu.
  • Ah… il vous a dit ça….
  • Oui, et il était sincère.
  • C’est un homme bien ?
  • Il essaie. Ce n’est pas toujours facile.

Autant Till avait parfois essayé d’imaginer sa mère, autant l’idée d’un père lui était étrangère, presque dérangeante. Peut-être parce qu’Elhyane l’avait élevé seule. Aucun homme n’avait jamais partagé leur vie, et ils s’en étaient plutôt bien accommodés. Un père vivant. Que pouvait-il espérer d’un père vivant, mais inaccessible ? Le temps viendrait, peut-être un jour, d’approfondir la question. Mais pas maintenant. Et surtout pas en présence de cet homme.

Se laisser prendre au jeu des confidences en oubliant toute réserve pouvait les mettre tous en grand danger, se rappela Till. La vigilance s’imposait. Jusqu’où le technovateur serait-il capable d’aller pour obtenir les informations convoitées ? Jusqu’à imaginer, avec la complicité du militaire, cette sinistre mise en scène ! Till en doutait. Sa connaissance en âmes humaines était très limitée, mais celui qui parviendrait à manipuler ce colonel devrait montrer plus de subtilité que ce Donovan n’en possédait. De cela, au moins, Till en avait acquis la certitude. Ce constat établi, quelle confiance accorder à Karlov ? Il semblait si glacial, tellement détaché, tellement… Colonel. Pourtant ce qu’il avait lu sur son visage, lorsqu’il ne se sentait pas observé, l’encourageait. Il percevait dans son attitude de la résignation et surtout une grande lassitude. Les rides qui sillonnaient son front, froissaient son regard, racontaient la tristesse et l’abandon. Tout ce que cet homme s’appliquait à dissimuler l’intriguait malgré lui, et d’une certaine façon, le touchait. Peut-être parce qu’il sentait que cela n’avait aucun rapport avec la situation présente. Peut-être parce que Till représentait, avec son père, les derniers maillons d’une chaîne qui les reliaient encore à Hedda. Peut-être parce que son amitié pour sa mère dissimulait une affection plus forte que Till se garda bien de nommer.

Le coffret recelait une dernière surprise, les phototypes dissimulaient un sachet contenant un médaillon emballé d’un fin tissu brodé :

  • Il appartenait à ta mère.

Till voulut se lever pour en examiner le dessin sous la lumière crue du plafonnier mais, pris de vertiges, retomba gauchement sur sa chaise. Karlov s’alarma :

  • Depuis combien de temps n’as-tu rien avalé ? Et puis il est très tard, tu dois être épuisé. Allonge-toi sur le lit pendant que je vais chercher quelque chose.

Karlov allait demander au garçon de ne pas quitter la cabine mais cette précaution fut inutile, Till dormait déjà profondément. Il ramassa le médaillon tombé à terre et le reposa sur la table avant de sortir.

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Baladine
Posté le 16/09/2022
Il est tellement beau, ce chapitre ! Les descriptions et l'exploration des intériorités sont magnifiquement développées. La lutte de Karlov avec ses émotions est très bien rendue. Superbe !
J'avais envie... d'une caractéristique physique commune entre Hedda et Till (par exemple les cheveux blancs) qui souligne son rattachement à une personne, le fait qu'il ne soit pas "le seul de son espèce", ça peut être beau comme moment, sur la photo.
Bon, c'est grillé, on voit tout de suite que Karlov est le papa, mais on s'amuse du fait que Till n'a pas compris (et ne peut pas comprendre tout de suite). Le lecteur aime bien comprendre avant le personnage, on se sent intelligent !
- Quelque part, aux limites de sa conscience, Wilma se manifesta. => J'aimerais bien voir en quoi consiste cette manifestation, ça pourrait être l'occasion d'un si beau passage !
- Till devrait surveiller ses paroles, le Colonel était habile bien que sa stratégie manquât de subtilité. => Le "conditionnel" dans le passé ne peut être "aurait dû" parce que ça n'a pas la même valeur, mais "devait", qui est l'équivalent d'un conditionnel présent dans un système au passé, quand le conditionnel présent est l'équivalent du futur simple dans ce même système O.o (tout ça pour dire d'enlever un -r ^^)
-les phototypes dissimulaient un sachet => le mot sachet me fait penser aux sachets en plastique transparent, ce qui casse quelque chose, une pochette ?
- pareil, un peu plus haut, pour le "bout des fesses", je suis pas sûre, ça fait une petite rupture de ton, cela dit l'utilisation du langage enfantin annonce les révélations qui vont suivre...
C'est une joie de continuer à te lire !! A très vite
Hortense
Posté le 16/09/2022
J'ai relu trois fois pour le conditionnel (MDR), mais ça y est, j'ai compris ce que tu veux dire et je corrige.
Je prends en compte toutes tes remarques qui sont précieuses. Merci ! Merci ! Merci !
Je suis vraiment très heureuse que tu accroches à l'histoire. A bientôt
Baladine
Posté le 16/09/2022
Hahaha ! rien de tel qu'une petite séance de grammaire matinale ^^
Edouard PArle
Posté le 28/01/2022
Coucou !
Un chapitre croustillant ^^
J'ai cru jusqu'au bout que Karlov allait balancer un "je suis ton père" xD mais ç'aurait été un peu facile. Iwar m'intrigue, j'aime bien la façon dont le colonel le décrit : "C’est un homme bien ? Il essaie. Ce n’est pas toujours facile." Ca m'a donné envie de mieux connaître ce personnage.
La discussion en général entre Karlov et Thill est très réussie, avec des passages vraiment touchants et nostalgiques, notamment lorsqu'ils en viennent à parler d'Hedda. On se demande ce qui a poussé Karlov a s'engager dans l'armée, peut-être pour le goût du voyage et des découvertes. Il semble avoir bon fond mais attention à ne pas relâcher trop vite son attention...
Mes remarques :
"Au loin la montagne" virgule après loin ?
"d’une poigne de fer le poussant" virgule après fer ?
"Pour de nombreuses raisons, l’expédition fut.." le passé simple à l'oral ça fait toujours un peu bizarre, je verrais plutôt du passé composé (ça n'est que mon avis évidemment)
"Cicatrices de l’histoire ? De la petite, de la Grande. Ce que les hommes en disent. Ce que les hommes en font. Traces, marques, stigmates, sceaux indélébiles. On en revenait toujours à elles, ses blessures, comme si l’avant justifiait le présent, conditionnait l’avenir." très joli !
"son éveillait l’écho d’un autre son." répétition de son, tu pourrais t'arrêter à "autre" pour que le 2e soit implicite
"Je l’ai vu s’éloigner," -> vue
Un plaisir,
A bientôt !
Hortense
Posté le 09/12/2022
Coucou Édouard, voilà un de tes précieux commentaires que j’ai laissé passer. Merci pour les coquilles et pour tes suggestions toujours pertinentes !
À bientôt
Romanticgirl
Posté le 30/10/2021
Bonjour Hortense,
Ce chapitre est vraiment réussi. On se rapproche de la fin de l'histoire et l'intrigue est haletante. On réalise que Donovan est un ennemi redoutable, sans aucune compassion. On tremble pour Till car tu proposes de belles descriptions de ses sentiments. On découvre Hedda, la mère. Le paragraphe que tu as écrit sur son absence est magnifique. J'ai été vraiment très touchée en le lisant.
A bientôt !
Ella Palace
Posté le 11/07/2021
Bonjour Hortense,

chapitre touchant avec de belles et intéressantes révélations! encore de jolies phrases très agréables à lire, à savourer. Et cette question: quel est le prénom de Karlov? ne serait-il pas...


Mes remarques:

-« Votre seul but est de nous attirer dans un piège pour nous… », ???
-« Des larmes débordaient ses yeux », de ses yeux ?

Amicalement
Hortense
Posté le 12/07/2021
Merci Ella, toujours heureuse de te retrouver. Tu ne te lasses pas, c’est encourageant.
Et un grand merci pour ton œil de lynx qui n’épargne aucune coquille. Pourtant ce n’est pas faute de relectures, l’œil est trahi par la mémoire !
Au plaisir de te lire
Amicalement
Vous lisez