Chapitre 23 - L'Infime

Par Gaspard
Notes de l’auteur : Merci d'être là :)
Bonne baignade !

Pas à pas, je me confonds au liquide ; je sens mes cellules s’éveiller à son contact et faire la fête : ça réchauffe, ça calme, ça pétille. Ça active en surface et baume en profondeur. Ma peau cicatrise, mes muscles se dénouent, ma fatigue s’envole. Je suis heureux, entier, fort, amoureux, solide, léger, soutenu. Taquin. Invincible.

Bénies soient les cuves de régénération !

Envahi que je suis par mon propre bien-être, je mets un temps fou à accorder l’attention qu’il mérite à cet autre stimulus, plus timide et néanmoins si intrigant, qui s’est présenté à moi dès les premiers instants de ma baignade. J’ai déjà la tête sous l’eau lorsque je l’identifie : c’est la même sensation que quand j’ai plongé dans la mer au fond du gouffre, celle d’être observé avec curiosité par une créature colossale. Ainsi donc, l’Infime et moi nous sommes déjà rencontrés … Pourtant, de même que plus tôt ce matin, malgré une visibilité incomparablement meilleure, rien de vivant ne semble habiter mon champ de vision.

Où donc est-elle ?

Via l’Arbre, j’envoie un salut enthousiaste tout autour de moi.

- Héé ! Mais on se connait ! Pourquoi tu te caches ?

En guise de réponse, je reçois l’impulsion de regarder vers le bas. J’obéis de bonne grâce, impatient de découvrir enfin à qui j’ai affaire. Des reflets cyan serpentent au gré des clapots sur le fond de roches noires et devant lui, réfléchis au petit bonheur par des strates réfractaires du sérum revitalisant ; entre les mailles de ce filet électrique, un puzzle de taches sombres s’assemble pour peindre une toile vide.

Me suis-je trompé en croyant que j’allais rencontrer un être de chair, pourvu d’une enveloppe physique détectable ?

Quoi d’autre, sinon ? Un fantôme ? L’esprit de la mer ?! Je suis parcouru d’un frisson d’excitation qui s’étiole tout seul, façon pétard mouillé, quand je trébuche sur une solution bien plus probable, qui expliquerait à la fois le sobriquet qu’on a donné à mon rendez-vous, son apparente omniprésence et son invisibilité : je dois être sur le point de communiquer avec du plancton.

Je ne sais pourquoi, cette perspective, aussi folle que n’importe quelle autre, ne provoque pas en moi un enthousiasme démesuré. J’imaginais, je suppose, quelque chose d’un peu plus visuellement frappant, pour cette nouvelle transmission, qu’un bonhomme monologuant tout seul dans la flotte … Mais peu importe, c’est un projet sérieux, il convient de se montrer à la hauteur. Même les êtres unicellulaires méritent notre entière considération, surtout lorsqu’ils développent une conscience collective.

Je me laisse couler de quelques mètres supplémentaires, un peu marri malgré moi, et m’apprête à initier une Immersion microscopique quand un léger vertige me saisit : il m’a semblé voir le sol bouger. Intrigué, je plisse les paupières, sonde les ténèbres et bientôt l’effet se répète ; il y a comme une striure dans l’ondoiement. Des lignes fixes d’un bleu très sombre remontent en le traversant le grillage flottant de lumière au travers duquel je glisse. Elles esquissent d’élégantes courbes dont je ne vois d’abord ni le début ni la fin. Elles courent de sous mes pieds jusqu’à la fin du monde le long de muscles interminables. Mon intuition était juste : je partage ce bain de jouvence avec un animal cyclopéen.

J’exulte !

C'est une baleine bleue, je la vois désormais. À force de tenir nos trajectoires opposées, nous sommes presque arrivés à la même profondeur et sa robe de minuit, tout à l’heure un parfait camouflage, tranche à présent net avec le turquoise des eaux de surface. Son dos, pourtant, va si loin que je distingue à peine les contours de sa queue.

Devant son énorme tête, j’écarte les bras et manque d’éclater de rire en constatant qu’en dépit de mon envergure exceptionnelle, il me manque un bon mètre cinquante de chaque côté pour l’embrasser correctement.

Elle est si grande – je suis si petit – que c’en est absurde.

L’Infime, hein ?

Que sommes-nous, dans ce cas ? Sinon rien …

Est-ce le message qu’il faut entendre ? Peut-être suis-je là pour le découvrir. Mais rien ne presse ; pour l’heure, je profite de ce réjouissant face-à-face. Je fais courir mon regard sur les courbes fuyantes et lisses du rorqual, fasciné d’y retrouver si facilement les traces de nos évolutions communes : son front, son sourire, ses épaules, ses bras. Je l’imagine hors de l’eau, se tenir debout, gauchement, sur ses pattes inférieures atrophiées, comme un pingouin titanesque sur lequel on aurait posé cette étrange tronche de pélican subaquatique. Et moi, dans l’eau, allongé, poncé, lustré, bleui, étiré et ondulant. Cousins. La grosse et l’avorton, ballotant de concert au rythme des vagues. En apesanteur. En famille. Les flancs caressés par des flots symbiotiques.

À mesure que la cuve effectue les dernières retouches, comme mes os se ressoudent et mon sang accélère, pour me laisser en état de sereine effervescence, je me demande quels bienfaits et quelles sensations en retire ma lointaine parente. Plane-t-elle autant que moi ? Au creux de sa spacieuse caboche, est-elle en train de rouler sur le dos, son ventre rond à l’air, en bramant de plaisir ? D’applaudir à pleines nageoires comme une otarie obèse gavée par sa suite aux maquereaux ? Sous son épaisse couche de lard, est-elle parcourue de frissons décamétriques ? Gigote-t-elle de la caudale comme je remue des orteils ?

Hein, dis, l’Infime, ça ressemble à quoi une extase de baleine ?

Tu accepterais de me montrer ?

… Visiblement, elle s’en fout.

Alors je prie Diane de bien vouloir me connecter et, sans urgence, en accord avec mon humeur, mes sens s’effacent un à un jusqu’à me déposer avec délicatesse au cœur d’un néant familier.

 

*

 

Que se passe-t-il ?

Je rêvasse depuis trop longtemps ; dix secondes au moins se sont écoulées.

Ou était-ce dix minutes ? Pourquoi ne suis-je pas connecté ?

Où est mon corps tubulaire de cétacé ? Où sont mes fanons, mon évent, ma queue, mon champ de vision latéral ? Où mes cordes chanteuses et ma tranquille énormité ?

Pourquoi est-ce que je ne sens rien ?

À cette pensée, un doute s’immisce en moi : n’y a-t-il pas un petit quelque chose, par là-bas, sur ma droite ? Et ici, vers la gauche, lorsque mon esprit s’y étire ? Et en bas, encore. Partout, en fait … Dans toutes les directions, des milliers de lambeaux qui, lorsque je les repère, s’imbriquent les uns dans les autres pour composer …Un relief. Un volume torturé de crêtes, de fosses, de spirales et de surplombs, de falaises grumeleuses et de pyramides, un amoncellement de formes géométriques sans ordre ni limite. C’est un espace diaphane et mouvant, le tissu d’une moustiquaire soulevé par une brise tiède, une nuit sans lune, dont je ne saurais dire s’il est la matérialisation d’un souvenir ou d’une perception directe. Son contour est si léger, son existence si ténue et, à la fois, son étendue si vaste qu’il ne cesse d’échapper à ma conscience. De vastes régions disparaissent et d’autres sont révélées dans un subtil chatoiement, pour une toile à jamais incomplète à laquelle, pourtant, est associée une émotion, un paysage auquel je m’entends donner, en résonance, un genre de titre : celui d’univers, ou de pays, de maison peut-être …

L’océan.

À défaut de savoir comment un tel prodige est possible, je parviens à comprendre mon environnement : je suis à l’intérieur d’une projection en 3 dimensions de la topographie des fonds sous-marins de la planète. D’une partie ou de l’ensemble, ça, je suis incapable d’en juger ; les échelles de distance mises en jeu dépassent de trop mes capacités de visualisation.

Cette réalisation n’amoindrit en rien ma confusion. Pire, devant cette profusion inouïe et ces dimensions inconcevables, une pointe turpide de désespoir me vrille l’âme. Je n’ai toujours pas de corps. Je ne sais toujours pas où je suis. Il n’y a rien d’autre que cette incommensurable coquille vide. Et cette impression ignoble, bien que fantôme, de ressentir un infini que mon cerveau est incapable de digérer, d’être dépassé, dilué, anéanti. Dénié jusque dans mon inexistence.

Néanmoins, je reste connecté, concentré sur les menus filaments qui me retiennent de sombrer dans les limbes de cette Immersion contre-nature. Je me raccroche d’abord comme un naufragé à sa branche à chaque bout de terrain que je découvre. Je m’invente un avatar qui escalade en bondissant les monts de mer et les piliers de coraux, qui écartèle les cônes des volcans pour en boire la sève incandescente et cavale à plein régime, en laissant derrière lui un nuage de sable en suspension, à travers les plaines abyssales. Ses aventures peuplent tout juste ce qu’il faut de ce vortex symbio-psychotique pour maintenir une étincelle d’identité et, avec elle, de cohésion, au fond de mon esprit éparpillé. Grâce à quoi celui-ci peut me constituer une deuxième ancre : quoique de très loin, je m’entends encore penser. Avec mes mots, ma diction, mes canaux habituels. La connexion n’a pas échoué, je n’ai pas disparu.

Petit à petit, comme les yeux s’adaptent à l’obscurité, je m’habitue à la faible densité des flux d’informations que je reçois et commence à détecter quelques ténus signaux parasites, les grumeaux dans la soupe homogène primordiale. De loin en loin, par grappe, des balises se révèlent à moi en même temps que les portions de fonds sous-marins qu’elles avoisinent ou, lorsqu’elles baignent au large de toute terre, clignotent seules dans le noir, juste comme ça, par bravade, pour dire à tous ceux qui pourraient écouter qu’elles existent. Ainsi que précédemment pour le monde qu’ils délimitent, je procède au baptême intuitif de ces phares : ce sont mes congénères, ma famille, mes amies …

Et moi.

En suivant, nœud après nœud, baleine après baleine, le réseau sonore qui les relie, j’arrive finalement à celui de ses récepteurs qui m’accueille en son sein. Sertie dans une chasse minuscule qu’elle partage avec une chiure de poussière, une gemme anonyme parmi des milliers, ni plus brillante, ni mieux taillée ; elle ne se distingue des autres qu’à contrecœur, par politesse devant mon insistance.

Nous y voilà. Ce n’était pas une blague du tout. Quel autre nom mérite une goutte dans l’océan ? Un grain de sable dans le Sahara ? Un point dans l’Univers ? N’est-ce pas déjà d’un fol orgueil que de réclamer une appellation spécifique, individuelle, autre que brique, rouage, partie ou chose ou être ?

Je suis l’Infime, mysticète plastronneur, en ambassade auprès des crâneurs de la surface au nom du monde subaquatique pour aborder, d’insignifiant à insignifiant, un problème d’importance.

Ces mots, je les invente autant que je les entends. Ainsi que lors de ma communion avec le pin renversé, il m’est impossible de déterminer avec certitude la provenance de mes pensées. Cette introduction est-elle une traduction fidèle, une interprétation libre ou une pure affabulation ? J’ai beau aiguiser ma concentration au maximum, je ne trouve aucun indice tangible qui me permettrait de pencher vers l’une ou l’autre de ces hypothèses ; ce sont les mots qui me viennent. Je peux les ravaler et les remâcher autant que je veux, ils ressortent dans le même ordre. Ai-je quelque chose à perdre à supposer qu’ils sont d’origine étrangère ? Nous verrons bien où cela nous mène …

Alors. Quel est-il ce problème ?

Voyez.

Je ressens une sorte de soulagement à me détacher du corps de l’Infime, auquel nous étions arrimés depuis moins d’une minute, pour parcourir à nouveau, à la vitesse du son, les eaux de l’Océan indien. Contrairement à ce que j’imaginais, mon hôte ne semble pas trouver très agréables ses visites dans la cuve de régénération d’Uruk. Trop d’obstacles la séparent du grand bleu et de son environnement naturel. Ses sens sont atrophiés, ici. Ses propres chants, en revenant cent fois plus fort que les réponses de ses congénères, l’assourdissent et l’isolent. Elle se sent ralentie, désorientée, vulnérable. Terriblement angoissée. Qui sait ce qui pourrait arriver à son corps, là-bas, tout au fond de cet interminable tunnel ? Qui sait de quoi les hommes sont encore capables ? Voilà pourquoi tout son être est projeté vers l’extérieur, vers les autres, vers les siens, vers l’espace. Le risque qu’elle prend est inouï et sa situation personnelle insupportable mais ils sont nécessaires.

Nous avons besoin de vous. Nous mourons encore de vos anciennes fautes.

Je suis frappé par cette notion de passé. Contrairement au gorille, l’Infime fait visiblement la distinction entre l’humanité actuelle et la précédente. Quelle degré de compréhension cette espèce incroyable, dont je découvre qu’elle pratique la communauté arborescente depuis bien plus longtemps que nous, a-t-elle réussi à atteindre des natures et des Histoires humaines ? Est-il possible qu’elle en sache plus que nous ? Qu’elle possède les réponses que nous cherchons ? Si elle acceptait de nous les transmettre, saurions-nous les entendre ?

Malgré les décharges d’excitation et d’impatience que j’imagine parcourir mon corps inhabité à la réalisation que je suis peut-être à deux doigts de compléter notre quête, je parviens de justesse à me retenir d’interroger l’Infime. Le sujet du jour, c’est eux, pas nous. Il serait d’une incorrection criminelle de dévier nos concentrations et trajectoires communes vers les incertitudes que les humains entretiennent vis-à-vis de leurs origines alors même que nous nous dirigeons vers une situation d’urgence qui met actuellement en danger la vie des baleines et de leurs voisins. Si nous parvenons à les aider, à réparer ce qu’ils identifient comme les erreurs de nos ancêtres, et à cette condition seulement, nous serons dans une position décente pour solliciter leur absolution puis, éventuellement, leur mander un service. En attendant, la seule attitude qui puisse convenir est l’écoute.

Alors j’écoute.

Le silence d’abord. Un silence effarant, contre-nature, dont je sais qu’il n’est qu’une illusion induite par la peine qu’a mon entendement à interpréter les informations captées par les organes récepteurs de l’Infime. Par l’Immersion, on entend normalement tout ce que notre hôte entend mais cela n’est vrai que pour les connexions entre humains, qui partagent le même appareillage sensoriel. Avec le rorqual, je navigue à vue. Comme Adam au jardin d’Éden, je dois nommer tout ce qui se présente à moi, à l’instinct, en conscience du risque insensé que je cours de me planter du tout au tout dans le récit que je me fais de notre aventure.

Cependant, à mesure que le temps passe et que j’accumule les indices, mes conjectures s’enhardissent et s’affinent ; la toile gagne en couleurs, le plat en saveurs, l’orchestre en instruments et le vacarme auquel je m’attendais se fait peu à peu connaître. Alors que nous filons à toute berzingue vers le sud-est, catapultés de baleine en baleine sous la forme d’ondes vers notre destination, nous captons à chaque relai un déluge d’échos auxiliaires par lesquels le gourd vide de l’océan se peuple et s’assouplit. Bientôt, l’imagination aidant, je me crois capable d’en isoler les moindres occupants. Je repère un espadon solitaire au feulement de son rostre fendant les eaux, une nuée de méduses à leur concert indolent de froufrous, un chuchotement soyeux m’indique la présence d’un banc de requins accompagné de son cortège suçotant de rémoras ; les carangues tintent, les calamars fouettent, les tortues broutent, les spirobranches bruissent et par-dessus ce tapage animalier, s’agglutinent en chorale les grondements minéraux et les trilles coralliennes : les volcans pètent et s’effondrent, les anémones pépient, les bénitiers claquent et partout, où qu’on soit, qui qu’on écoute et quoi qu’on veuille, en sourdine ou à plein volume, contre les ventres mous des holothuries, sur les ventouses des étoiles de mer, à dix grains rebelles au fond d’une faille ou par milliards au creux des plaines, le sable crisse.

Parce que j’en ai enfin conscience, l’Infime peut tendre sa concentration loin vers l’avant où je repère, dans la trame de ce fond sonore omniprésent, un trou : notre objectif, une anomalie monstrueuse dont la nature sonore diffère absolument de tout ce qui nous entoure. J’essaye de comprendre ce que ça peut être mais quelque chose dans sa structure brouille le sonar des cétacés : ça vibre trop, ça résonne trop, c’est à la fois trop lisse, trop poreux et trop tarabiscoté pour qu’on en saisisse plus qu’une silhouette floue, menaçante et incongrue au milieu de ce paysage naturel et familier. L’ombre épouse la forme d’un large cône renversé ; sa base perce la surface des flots et sa pointe, quelques kilomètres plus bas, frôle les flancs de la dorsale médio-indienne.

Cette terre ne doit pas être là. Elle perturbe notre monde. Elle le pourrit.

Elle nous tue.

J’acquiesce gravement. Ce truc n’a clairement rien à faire là.

Des courants marins, furieux d’avoir été détournés de leur route millénaire par cette masse quasi-continentale, l’assiègent de toutes parts en vrombissant. Dans leur colère aveugle, ils condamnent toutes les créatures qui s’en approchent trop ; à une mort lente d’épuisement et d’asphyxie celles qui résistent, à un prompt empalement les autres. Pourtant, malgré le danger, toute une faune – presque un écosystème, gravite autour de ce siphon mortel. Le sang attire les prédateurs, les cadavres attirent les charognards, leurs excréments nourrissent des petits poissons qui servent eux-mêmes de pâtures aux consommateurs secondaires … Et tous, indépendamment de leur rang dans la chaine alimentaire, finissent par être pris dans le maelstrom où, après quelques macabres tours de manèges, leurs restes déchiquetés viennent irriguer l’hémorragie qui épuise l‘océan.

Devant cette plaie infecte, le désespoir de l’Infime prend des proportions épiques, au point qu’il semble exsuder hors d’elle et envenimer le bassin où nous baignons tous deux ; sans le confort rassurant de la nage sonique dans ses eaux de cœur, l’exiguïté de la cuve lui est redevenue insupportable.

En un soubresaut, elle réintègre son enveloppe physique et moi avec elle. Schlarf ! De l’inexistence au gigantisme en un claquement de doigts. Prends-toi ça dans le menton ! Un petit Big Bang uppercut ! La violence ... Et avant que j’arrive à m’en remettre, un second choc m’éjecte de mon Immersion. En deux coups de queue, l’Infime a fait demi-tour et s’est carapatée hors de la cuve sans demander son reste, rompant ainsi notre connexion.

Je regarde s’éloigner de moi le corps que je viens d’être. Des lambeaux de mémoire fantôme s’accrochent à ma peau – une sorte d’impatience caudale, un genre d’ondulation abdominale impossible, puis se dispersent et se diluent dans les eaux de la cuve.

Ne reste que la stupeur.

Je suis vidé. Sonné par le sinistre de nos derniers moments ensemble et la brutalité de notre séparation. Qu’est-ce qu’on a encore fait ? C’était quoi, ce machin ? La forteresse de nos bourreaux ? Un vaisseau extraterrestre ? C’est tellement énorme, ça doit au moins faire la taille de la Corse, voire même de la Sardaigne ! Comment va-t-on pouvoir s’en débarrasser ? C’est impossible ... Pourtant, il faut agir, et vite, ils meurent là-bas !

Merde, je n’arrive pas à penser ! Ma tête est lourde ; je lève un poing pour y poser ma joue et tique de mes sensations. Je suis encore dans l’eau !? Mais c’est n’importe quoi ! Et je transmets en plus ! Ils doivent se régaler, les copains, à me voir rejouer le Penseur de Rodin, version Neptune, assis en fond de cuve face au gouffre sur un dallage d’obsidienne.

Quoique … En y réfléchissant mieux, ils doivent surtout être aussi atterrés que moi. À cette pensée, paradoxalement, alors qu’un poids considérable s’abat sur mes épaules, je sens ma colonne vertébrale se redresser. Oui. C’est exactement ça, ce que j’ai toujours voulu, ce pour quoi je me suis entrainé toute ma vie : mettre ma solidité extraordinaire à la disposition des miens et, par eux, au service de la Terre. Devenir, à la suite de Shandia et Iori, le porte-étendard de notre bonne volonté inébranlable et réussir à proposer, même dans la pire des situations, une échappatoire.

Je tiens une occasion superbe de faire un premier pas dans cette direction.

Saisissons-la.

Autour de moi, rôde encore en filaments épars la détresse indicible de l’Infime. Avec précaution, je la laisse pénétrer mes défenses, jusqu’à atteindre mon cœur et commencer à en infiltrer la carapace ; avec précaution, je la fais mienne, ainsi que l’urgence de trouver une solution.

Je lève les yeux ; s’il y en a une, elle viendra de là-haut.

Il est temps que j’aille rejoindre mes congénères.

Je profite tout de même une dernière seconde du calme suprême et du rythme lent qui règnent ici-bas, de la fraîche effervescence du liquide régénérant sur ma peau, de la flexuosité algueuse de ma chevelure – que j’imagine en Panache prématuré – me caressant la nuque, de mon corps assaini et de la sérénité ambiante, avant de prendre appui sur la roche noire pour me propulser d’un grand coup de pied vers la surface et nos responsabilités.

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