Donovan Smythe en serait quitte pour un carreau cassé à sa porte. Le geste n’avait déclenché aucune alarme, ce que Sanne redoutait ; mais l’appartement ne respirait pas l’argent et les systèmes de sécurité coûtaient affreusement cher.
Cela l’avait mise mal à l’aise de violer l’intimité d’un homme qu’elle n’appréciait pas, pire, qu’elle connaissait à peine. C’était comme entrouvrir son journal d’enfant. Elle se faisait l’effet d’une voyeuse. Si possible elle serait restée sur le palier, mais Duke avait insisté pour qu’elle l’accompagne. Il devait craindre un brusque changement d’avis de sa part, et de se retrouver seul.
— Désolé de t’embarquer là-dedans, mais… je préfère que tu sois avec moi.
Il n’avait pas tort, se disait-elle. À cet instant, elle aurait encore été capable de l’abandonner.
Elle préféra tout de même rester sur le seuil de la chambre où Duke était parti fouiller. Il se démenait avec un coffre trouvé sous le lit. La situation était si extravagante qu’elle aurait pu se croire dans un rêve.
— Voilà !
Le petit objet ressemblait à un boîtier, si petit qu’il aurait pu disparaître dans la paume.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une clé. La clé de tous tes souvenirs, en fait.
— Tu veux dire…
— Oui, la clé des bureaux de Memoria.
— Bureaux qui se trouvent… où ?
— Ah. C’est toute la question, pas vrai ?
C’était en effet la grande question. Sanne attendit qu’il lui révèle enfin l’emplacement de ces fichus bureaux, mais il ne paraissait pas décidé à lui expliquer. Il lui reprit la main et l’attira de nouveau dans la rue.
Cette fois, pas de métro. Ils prirent une enfilade de ruelles parallèles à Blue Hill Avenue, un long filet de bitume usé, autrefois très passant. Des anciennes stations essence, des diners, des échoppes s’alignaient de chaque côté, et certaines enseignes au néon brillaient encore. Vert, mauve et bleu se mélangeaient dans un cri muet d’abandon et de détresse. Les deux Chasseurs traversèrent le décor pour rejoindre Wellington Hill Street, que Sanne avait arpentée de nombreuses fois dans ses missions sans jamais rien lui trouver de particulier.
Elle se laissa entraîner, observant une portion de lune froide comme la glace briller au-dessus des toits. Elle aurait dû avoir plus peur… oui, si seulement elle était saine d’esprit, elle serait morte de peur.
Difficile à croire que moins de vingt-quatre heures plus tôt, elle était sur le chemin pour rendre visite à Fitz.
Duke en avait trop dit à présent pour qu’elle n’accepte pas de le suivre ; d’ailleurs elle ne manquerait pas de lui faire savoir, lorsque tout serait terminé, à quel point c’était déloyal de sa part.
Deux fois, un bruit inquiétant des sirènes typiques de la brigade de bioéthique, les avait forcés à dévier de leur trajectoire et à se cacher. Que se passait-il pour que la brigade soit aussi expressive ?
— Je ne sais pas si c’est une bonne idée de… avait commencé de murmurer Sanne, mais Duke l’avait dissuadée d’une saccade énervée.
Enfin, légèrement frigorifiés, les mollets et la poitrine douloureux, ils s’arrêtèrent devant une entrée de garage. Le Chasseur sortit de sa poche la clé prise chez Donovan et s’en servit pour débloquer la porte.
On n’y voyait rien. Sanne le laissa tâtonner à la recherche de l’interrupteur qui déclencha une ampoule au plafond. L’endroit avait tout l’air d’un petit hangar d’entreposage à l’abandon, qui avait dû appartenir à un commerçant, autrefois.
— Alors c’est là ? murmura-t-elle.
Il confirma d’un hochement de tête.
— Ils allaient pas conserver des archives dangereuses à l’église. Vous auriez dû vous en douter.
— Comment ça, vous ?
— Vous, les grosses cloches de Chasseurs… commenta-t-il avec un sourire espiègle. Même si Memoria faisait rien pour vous détourner de cette idée, c’est vrai.
À force de vouloir faire croire aux Chasseurs que des informations capitales étaient stockées dans les sous-sols, Ayn, Mathel, les autres avaient réussi leur coup. Sanne aussi avait été aveuglée. Elle aurait dû s’en rendre compte mais, parfois, on voulait croire si fort à une chose qu’elle devenait réalité envers et contre tout. Des générations de Transformés s’étaient échinés à chercher au mauvais endroit, probablement. Sanne avait renoncé à tenter quoi que ce soit de front, et le sort d’Alec et Trini l’avait confortée dans l’idée que cette décision était la bonne.
— Et toi, alors ? se récria-t-elle. Tu l’as sucé de ton pouce ?
Les épaules de Duke s’affaissèrent et il marmonna d’énigmatiques paroles, dans un soupir épuisé.
— Je le sais par Don.
— Encore celui-là ? Je ne savais pas que vous étiez si bons amis.
— Bien sûr que non. Tu vas avoir du mal à t’y faire, et je te comprends, mais Don et moi… disons qu’on bosse ensemble, en un sens.
Elle le jaugea, les poings sur les hanches. Effectivement, une collaboration entre Duke et Donovan Smythe était difficile à avaler. D’un autre côté, ce n’était pas le moment de se lancer dans ce genre de débat. Elle fit un signe blasé de la main, lui faisant comprendre qu’elle lâchait le morceau. Pour le moment.
— Bon, je crois bien que c’est le moment, répéta-t-il en triturant l’objet.
Sans trop savoir pourquoi, Sanne posa une main sur son avant-bras pour le rassurer. Il ne fallait surtout pas qu’il se ravise, pas maintenant.
— Tout ira bien, lui dit-elle.
Il s’agrippa à cette main et l’empêcha de se retirer. Sanne sentit une vague de chaleur monter à ses joues mais ne se déroba pas, tandis que Duke cherchait sa présence. Les émotions changeaient son corps en instrument, d’où s’échappait une musique sombre et douloureuse. Elle aurait voulu se crever les tympans pour ne plus l’entendre, mais serra les dents et prit sur elle.
Les mains de Duke remontèrent jusqu’à son cou et Sanne crut qu’il allait lui faire mal. Mais il se contenta d’une caresse. Elle sentit la tiédeur de son front lorsqu’il le pressa contre ses cheveux. Instinctivement, elle répondit à son appel et leva le menton ; celui râpeux de Duke lui effleura la paupière et la joue.
Les lèvres de Duke étaient étrangement suaves ; Sanne avait l’impression de les avoir déjà embrassées et de revivre un ancien souvenir.
Ils se séparèrent. Duke l’étreignit et elle ressentit les battements de son cœur en elle, à travers le cuir du manteau. Elle n’eut pas de réaction. Ses yeux arrondis par le choc le regardaient sans le voir et elle avait de nouveau froid jusque dans les os.
— Allons-y, fit-il en se détournant. Faut faire vite, le quartier est pas tranquille.
Il dirigea la clé électronique vers un point précis et appuya sur un bouton. Ses gestes étaient un peu tremblants.
Sanne et Duke restèrent un moment au seuil d’un long couloir moquetté et bardé de portes. Cela semblait… trop normal. Trop facile. On ne pouvait pas garder le secret de tant de vies volées dans un couloir si banal. Sanne s’était imaginé un lieu avec plus de cachet, plus de chien. Pas ça.
Duke lui indiqua le plafond.
— Quoi ?
— Une caméra.
La Chasseuse plissa les yeux pour discerner la petite bestiole. Duke revient vers le garage, renversa du pied un carton qui déversa un fatras d’objets brisés et de morceaux de métal. Il en récupéra un au hasard.
Sanne eut tout de même la présence d’esprit de retenir son bras, qui s’apprêtait à balancer le projectile vers la caméra.
— Duke, arrête ! Tu es dingue.
— Wyatt, la corrigea-t-il. Tu veux qu’ils puissent tout suivre comme à la télé, c’est ça ?
Sanne se sentit trop bête pour répondre. Le vieux sourire ironique et coupant de Duke revint animer son visage, tout à coup espiègle et léger. Ce sourire-là l’avait tant fait pester, mais elle avait fini par le regretter en découvrant la face grave de celui qui bossait avec elle nuit après nuit. Plongée dans ses tourments à lui, prise dans cette mixture de sentiments et d’émotions qu’il lui avait léguée. Oh, comme l’énervement détaché qu’elle lui vouait auparavant lui manquait. Elle aurait voulu que les choses ne deviennent pas si compliquées… elle aurait voulu ne jamais commencer à découvrir qui il était réellement.
— Maintenant qu’on est là, Sanne…
Après hésitation, elle acquiesça et le lâcha. De toutes ses forces, il jeta le morceau sur la caméra qui se brisa avec un bruit on ne peut plus satisfaisant.
— Prends dans ta gueule, grinça-t-il. Maintenant, perdons pas de temps.
Il fit basculer un interrupteur pour leur donner de la lumière, attrapa la jeune femme par le poignet et l’attira rapidement dans le couloir. Sanne avait dû se faire à l’idée qu’on gardait leur passé, toute leur histoire et leur identité dans un endroit aussi peu remarquable que celui-ci, eh bien elle dut déconstruire cette acceptation : son compagnon la fit bifurquer sur la gauche, dans un couloir différent, en béton. Les murs suintants émergeaient à peine de l’ombre.
À partir de ce moment, cela ne dura que quelques minutes. Mais la Chasseuse eut l’impression de marcher dans le noir de plus en plus compact pendant des heures. Un courant d’air moisi et ténu leur soufflait dans les cheveux. Enfin, une porte en métal se précisa. Etait-ce une porte ? La surface miroitait curieusement et avait une qualité légère, comme une substance perdue entre le solide et le liquide. Des ombres - non, des présences plus lumineuses que des ombres y glissaient. Sanne n’arrivait pas à savoir si elles étaient amicales, menaçantes, neutres, simplement nées de son imagination. Une lumière rougeâtre donnait une teinte malsaine au spectacle qui déclenchait des frissons dans sa colonne vertébrale. Elle était hypnotisée. Impossible de voir, à travers ce ballet d’illusions terriblement présentes, et peut-être plus réelles encore que les murs eux-mêmes, à quoi ressemblait l’espace qui se trouvait de l’autre côté.
Duke avait lâché sa main pour sortir de sa poche un papier qu’il avait dû prendre chez Donovan. Sanne ne comprenait toujours pas comment Duke avait pu savoir que le secrétaire cachait tout ça chez lui. Une autre question à lui poser quand il serait temps, nota-t-elle mentalement.
Le Chasseur se frotta plusieurs fois le front. Son corps était ravagé de tics et le papier se froissait lentement dans ses paumes. Sanne s’écarta, anxieuse. Il avait fermé les yeux, les paupières plissées à l’extrême comme s’il espérait propulser ses globes oculaires à l’arrière de sa tête. La scène était glauque à voir mais elle aurait préféré mourir que de ne pas l’avoir là, devant elle, et en surveiller le déroulement.
Ces champs de protection étaient rares dans Boston. Les requins financiers s’en servait allègrement pour protéger leurs demeures et leur capital, l’Armée aussi devait en user. Memoria s’était payé le luxe pour les sous-sols de l’église… et pour ses bureaux secrets. Des engins de mort contrôlée et acceptée. Au nom de la sécurité, tout était permis.
Avec mesure, il commença d’énoncer la clé inscrite sur son bout de papier. Ses yeux ne quittaient pas le morceau de papier, qu’il avait levé dans la lumière ténue.
Trois minutes plus tard, il se tut. Il avait bafouillé à deux reprises.
Rien ne s’était produit. Duke et Sanne échangèrent un regard.
— Non, dit-t-elle enfin. Ne fais pas ça.
Mais il s’était détourné et avait approché son doigt de la surface mouvante. Des étincelles fulgurantes jaillirent de ce contact et il étouffa un cri de douleur, projeté en arrière.
— Saleté, marmonna-t-il, sa main serrée sur la poitrine.
Une légère fumée se dégageait de sa peau ; il s’était brûlé le bout du doigt. Sanne se rendit compte qu’elle avait bloqué sa respiration et s’autorisa à relâcher l’air contenu dans ses poumons.
— J’ai dû me tromper à un endroit. Je vais recommencer.
Elle ne l’en empêcha pas. Ils étaient arrivés trop loin pour faire marche arrière. Le murmure sourd de son palpitant accompagnait la litanie infime que Duke laissait échapper de ses lèvres. Il utilisait la voix des Chasseurs, plus par habitude que nécessité, pour se donner du courage.
À nouveau, le Chasseur s’interrompit. Cette fois ils ne se regardèrent pas. Duke tendit sa main blessée, déployée devant lui. Il l’arrêta à quelques millimètres de la porte. Il observa les formes se contorsionner sous sa peau, fasciné lui aussi.
— Allons-y.
Coquilles et remarques :
— Il devait craindre un brusque changement d’avis de sa part, et de se retrouver seul [Il faudrait deux compléments de même nature : deux verbes ou deux groupes nominaux ]
— si petit qu’il aurait pu disparaître dans la paume [Je dirais « sa paume »]
— mais il ne paraissait pas décidé à lui expliquer [à le lui expliquer]
— Des anciennes stations essence, des diners [« stations-service, station d’essence ou à essence » permettraient d’éviter une suite de noms sans préposition / je mettrais « diners » en italique parce que c’est un emprunt]
— typiques de la brigade de bioéthique, les avait forcés [il faudrait enlever la virgule]
— les mollets et la poitrine douloureux [c’est tout à fait correct, mais si tu mettais « la poitrine et les mollets douloureux », tu éviterais d’enchaîner un nom féminin et un adjectif masculin]
— Des générations de Transformés s’étaient échinés [J’aurais tendance à accorder sur « générations » : « échinées », parce qu’en lisant à haute voix, c’est le mot qui ressort le plus ; mais les deux sont corrects]
— Duke revient vers le garage, renversa [revint]
— la face grave de celui qui bossait avec elle [Je trouve que « bossait » détonne dans le style ambiant.]
— Etait-ce une porte ? [Était-ce]
— Des ombres - non, des présences [Il faut un tiret long, cadratin ou demi-cadratin.]
— Memoria s’était payé le luxe pour les sous-sols [Je dirais « ce luxe ».]
— Non, dit-t-elle enfin. Ne fais pas ça [dit-elle]
— et il étouffa un cri de douleur, projeté en arrière [La syntaxe est un peu bancale : je dirais « alors qu’il était projeté en arrière.]
— plus par habitude que nécessité [Je dirais « plus par habitude que par nécessité ».]