À Port Ouest, le rassemblement eut lieu dans la nouvelle salle des cartes. On replia les tréteaux pour accueillir tous les résidents réguliers du hangar. Pas un armurier ne manquait à l’appel. Chacun avait participé à la recherche à sa façon, même ceux qui ignoraient pourquoi il était si urgent de trouver un nouvel hôte. Parmi les chasseurs, seul était absent Regis, qui voyait d’un mauvais œil la dernière lubie de ses collègues. Viviabel aussi était venue, bien que ses yeux brillassent d’un éclat fiévreux dans un visage exsangue. Solac, son apprenti, ne la quittait pas d’une semelle ; pour une fois, son attitude semblait plus dériver de son inquiétude pour elle que de sa timidité.
Des chucrets étaient perchés sur toutes les épaules. Un réseau dense de communications s’établissait avec leurs homologues de Port Chasse, eux-mêmes réunis à plusieurs centaines de kilomètres de là. Un silence de tombe régnait dans la pièce. La conversation aurait entièrement lieu par télépathie.
Orelle s’affairait devant une collection de paravents qu’elle avait alignée contre le plus long mur. D’immenses cartes y étaient épinglées par ordre chronologique. À peine Cléodine l’eut-elle aidée à les suspendre comme elle le souhaitait que le chucret d’Orelle se mit à diffuser des images sur le lien commun.
— Regardez, juste là…
L’image présenta la carte de gauche. Elle zooma sur un nuage d’un rouge grenat, puis sur son coin inférieur gauche. Imes n’y vit rien de particulier. Orelle passa à la carte suivante, puis à celle d’après. Toujours ce zoom sur le coin du nuage. Et alors que les cartes défilaient, une différence apparut.
À cet endroit particulier, le nuage se déformait.
Tous les nuages de gaz du grand vide changeaient de forme au cours du temps. Ils s’effilochaient, disparaissaient, voire fusionnaient. Mais cette évolution-ci ne ressemblait à rien de ce qu’auraient dû produire les courants du grand vide. On aurait plutôt dit que quelque chose de solide s’enfonçait dans le nuage, repoussant les gaz sur son passage.
La gorge d’Imes se serra. Il attrapa la main de Jebellan, qui la lui broya en retour. Il y eut des murmures dans la salle des cartes.
— C’est minuscule ! dit Meten sur le lien.
— Non, dit Orelle. Juste très, très loin.
— À une distance pareille, on ne peut pas savoir ce que c’est, dit son collègue Felac. Impossible.
— On sait que ce n’est ni un charognard ni du plancton, dit Cléodine. Pas avec une trace aussi distincte.
Orelle vibrait presque d’excitation. Ses yeux étaient veinés de rouge. Elle fouilla parmi des liasses de papiers posés près d’elle. Ils étaient couverts de caractères denses et désordonnés.
— J’ai appliqué les équations d’Aden pour calculer la position de ce nuage. Il est à plusieurs dizaines de milliers de kilomètres de nous, si ce n’est plusieurs centaines. Pour qu’on voie cette trace aussi nettement, il faut qu’elle soit produite par quelque chose de gros, de très gros !
— Aussi gros que l’hôte ? demanda Uvara.
— Au moins !
On échangea des regards écarquillés. Les mots étaient dits.
Si cette aventure était jusqu’ici restée théorique pour beaucoup d’entre eux, elle prenait tout à coup corps et forme. Une forme inconnue et distante, mais réelle et observable.
— On ne peut pas voir mieux que ça ? dit Zeli. Avec une longue-vue, par exemple ?
Il y eut un branlebas de combat général. Les longues-vues n’étaient pas un outil courant sur les flancs de l’hôte, où les collines bouchaient le champ de vision.
— Moi, j’en ai une, dit Meten, coupant court à l’agitation. Pour vérifier la position des bancs de plancton. Mais nos prêtres commencent à réaliser ce qui se passe. Ils n’ouvrent plus le sas juste parce qu’on le leur demande.
Comme un seul homme, armuriers et chasseurs de Port Ouest se tournèrent vers Viviabel. C’était un espoir un peu fou, et Imes en était conscient. Juste parce qu’elle pouvait ouvrir le sas du village depuis sa chambre à coucher ne la rendait pas capable d’un tel prodige à deux ports de distance.
Pour autant, elle ne s’émut pas de leur attention. Sans rien dire, elle ferma les yeux.
— Voilà, c’est ouvert, dit-elle.
— Quoi ? s’exclama Meten.
Il y eut un brouhaha abasourdi sur le lien comme un armurier de Port Chasse confirmait que la membrane s’était écartée.
— Vous nous avez caché des trucs, Port Ouest !
— Oui, eh bien, à chacun ses problèmes, s’impatienta Jebellan.
Le chucret de Meten prit le relais de celui d’Orelle. L’image qu’il diffusa montra le caverneux sas du plus grand port du flanc.
— Tu y vas sans ton armure ? s’inquiéta Imes.
— On se détend, bleusaille. Je reste à l’entrée.
Meten s’accrocha à une paroi. Sous leurs yeux, l’immense membrane qui gardait l’accès au grand vide commença à s’ouvrir depuis son centre. Aussi longtemps qu’Imes vivrait, il ne se lasserait jamais de cette vue. Un silence respectueux entourait Viviabel. Les yeux de Solac brillaient.
Lorsque tout l’air du sas eut filé dans le grand vide, Meten s’approcha prudemment du bord. Il pencha la tête dehors, vérifia l’absence de charognards à proximité. Puis il leva sa longue-vue et orienta l’instrument. Le nuage grenat apparut. Il fit l’appoint sur le coin inférieur gauche.
Au centre de la trace, un éclat pâle était à peine perceptible.
— C’est trop petit ! dit Zeli.
Et pourtant, comme ce minuscule point rayonnait d’espoir.
— Imes avait raison, dit Jebellan. Il faut aller sur place pour vérifier.
— Des dizaines de milliers de kilomètres, lui rappela Cléodine.
— C’est faisable, insista-t-il. Avec du bon matériel, assez de provisions…
Il frémissait d’une tension à peine contenue. Imes sentait son avidité comme si Jebellan était un condensé d’électricité statique à côté de lui.
— Non non, vous ne comprenez pas, piaffa Orelle. On parle de plusieurs quinzaines dans le grand vide, oui, mais ça, ce n’est que pour l’aller. Plusieurs quinzaines à garder le cap sur un objectif aussi petit qu’une tête d’épingle. Et au retour, c’est notre hôte qui sera trop petit pour être visible à l’œil nu ! Et pas de cartes dans cette direction. Il faudra faire les cartes vous-mêmes, au fur et à mesure que vous vous éloignerez d’ici. Tout en prenant en compte la vitesse de voyage de notre hôte dans son milieu… Si vous vous trompez dans les calculs, vous serez perdus à jamais dans le grand vide.
Un froid glacial tomba sur la conversation. Même Imes fut paralysé de terreur à cette idée. Il avait désiré le grand vide comme on cherche la chaleur d’un amant, mais personne n’était fait pour y vivre. Sans lumière, sans atmosphère, passer des jours entiers dans ce néant serait un tour de force mental. Et il devrait être accompli sans la vision rassurante de l’hôte à proximité. Imes ne se souvenait que trop bien de la peur atavique qui l’avait saisi lorsqu’ils avaient dépassé la tête de l’hôte pendant la chasse. Cette fois, il ne s’agirait pas de se retourner pour le voir à nouveau.
Il n’y aurait plus rien. Et en cas d’erreur, il n’y aurait plus jamais rien. Rien que le vide à perte de vue, jusqu’à ce que les provisions s’épuisent et que la mort l’emporte.
— Mais on peut aider, non ? intervint Kriis. On peut aider les personnes qui partent à retrouver leur chemin. À créer les cartes.
Il y eut un murmure d’approbation parmi les armuriers. Mais les yeux d’Orelle étaient larges et effrayés. Elle se tordit les mains.
— Peut-être, dit-elle.
— Peut-être ? dit Navien. Qu’est-ce qui nous en empêcherait ?
Elle tira sur ses doigts de plus belle.
— C’est que… on ne sait pas si les chucrets peuvent communiquer à une distance pareille.
Il y eut un silence.
— On n’a jamais essayé.
Imes chercha à tâtons une chaise. Il s’y glissa, les jambes molles.
Il ne lui était jamais venu à l’esprit que les chucrets pussent avoir une limite.
— Et pourtant, il faut qu’on tente le coup.
Imes releva les yeux. Jebellan n’avait pas flanché.
— Pourquoi s’être donné tout ce mal si c’est pour ne rien faire ? dit-il.
— On peut attendre une autre chance, dit Felac. Peut-être que le prochain sera plus proche, plus distinct…
— Et s’il n’y en a pas d’autre ? rétorqua Jebellan. Nous n’étions même pas sûrs de trouver quelque chose avant la prochaine génération de chercheurs. Pour ce que nous en savons, ce pourrait être un coup de chance extraordinaire que nous nous apprêtons à laisser passer.
On hocha la tête, lugubre. Le risque était là.
L’estomac d’Imes se contorsionna violemment. Il savait ce qui allait suivre.
— J’irai, dit Jebellan. Je suis prêt à prendre le risque.
Les oreilles d’Imes sifflèrent. Les articulations de ses mains jointes pâlirent.
— Jebellan… dit-il.
Jebellan se tourna vers lui. La culpabilité se lisait dans ses yeux, mais son visage n’exprimait que la détermination.
— Imes, lui souffla-t-il hors du lien. Je suis désolé…
Imes secoua la tête. Une boule de chagrin s’était logée dans sa gorge.
— Tu ne peux pas y aller, transmit-il à travers Pan. Ta chucrette est trop jeune.
Ce n’était pas une supplique. C’était un fait. Jebellan se décomposa.
Imes se força à ne pas détourner le regard. Il se haïssait d’avoir dû le dire.
Bien sûr qu’il ne voulait pas que Jebellan se lance dans ce qui était essentiellement une mission suicide. Mais il savait ce que cette découverte représentait pour lui. Il savait qu’après une vie passée dans l’ombre de la mort imminente de l’hôte, Jebellan ne désirait qu’une chose : en chasser le spectre de ses propres mains. Mais le destin était parfois bien cruel.
Les yeux éperdus de Jebellan tombèrent sur Pan.
— Tu ne pourrais pas… murmura-t-il.
Il s’interrompit aussitôt, rattrapé par l’énormité de ce qu’il avait failli demander.
— Je te le prêterais, répondit Imes sur le même ton. Sans hésiter. Mais sans Mav, tu serais muet.
Le voyage serait déjà d’une complexité extrême. Quiconque s’y lancerait ne pourrait pas se permettre un handicap supplémentaire.
Jebellan s’affaissa, terrassé.
La réunion continuait. On avait admis que la candidature de Jebellan n’était pas recevable.
— Moi, j’irai, dit Meten.
— Jamais de la vie ! s’insurgea Cadera. Ta mère a besoin de toi ! J’irai.
— Tu n’es même pas convaincue par le bienfait de l’opération tout entière. Je ne peux pas te demander une chose pareille !
Un brouhaha s’éleva sur le lien comme les chasseurs débattaient du mérite de chacun. Uvara se proposa bien sûr. Zeli l’imita, mais il fut évident à tous qu’elle ne le fit que parce qu’elle pensait y être obligée en tant que chasseuse. Comme beaucoup d’entre eux, cette mission la terrifiait.
La conversation aurait pu s’éterniser, si après plusieurs tentatives pour prendre la parole, Ureht n’avait soudain haussé le ton.
— Silence ! s’écria l’armurier.
On se tut.
— Votre dévotion ne fait aucun doute, chasseurs, et nous vous en sommes tous immensément reconnaissants. Mais ces discussions sont inutiles. Si le voyage doit se faire, il se fera à bord du chariot expérimental que mes équipes et moi avons conçu. Nous aimerions avoir plus de temps, bien plus, pour le peaufiner, mais le prototype actuel est viable. Il n’est pas, en revanche, fiable. Le nouvel équipement n’est pas à l’abri d’une panne ou d’une déchirure. Nous ne pouvons pas, en notre âme et conscience, accepter qu’il quitte l’hôte sans un pilote capable de remédier en vol aux problèmes mécaniques susceptibles de survenir.
Il y eut un silence confus. Aucun armurier n’était qualifié pour mettre les pieds dans le grand vide. Jamais il ne serait venu à l’idée de quiconque de le leur demander.
Mais déjà tout le sang quittait le visage de Jebellan. Imes évita son regard.
— Je suis le seul à pouvoir y aller, dit-il.
Kriis et Cléodine firent volte-face, horrifiées.
— C’est moi qui ai conçu les plans initiaux du chariot, continua-t-il. Et j’ai aidé au montage chaque fois que je l’ai pu. Je suis le seul chasseur qui connaisse ce modèle, et je suis formé aux réparations d’urgence. Il n’y a que moi.
« Aujourd’hui, » s’abstint-il d’ajouter.
S’ils avaient plus de temps pour tester le chariot, pour le rendre plus solide et plus performant, n’importe quel chasseur pourrait être formé pour cette mission. La présence d’Imes ne serait pas obligatoire. Bien sûr, il faudrait pour cela retarder le voyage. Leur piste actuelle aurait disparu d’ici à ce que le chariot soit terminé. Il faudrait attendre la prochaine découverte d’un possible hôte.
Mais Jebellan avait lui-même condamné cette option. Sans le savoir, il avait placé Imes au pied du mur.
Jebellan ferma les yeux, livide. Imes lui prit la main et la serra, tentant de lui communiquer qu’il ne lui en voulait pas. Il était d’accord ; attendre était trop risqué. Il était prêt.
— Et moi, dit soudain quelqu’un.
Il y eut un remous stupéfait dans le hangar.
— Qui est-ce ? s’étonna Meten. Votre prêtresse ?
C’était en effet Viviabel qui était intervenue. La main de Jebellan tressauta dans celle d’Imes.
— Tu débloques, dit-il tout haut, la voix rauque et incrédule.
Viviabel l’ignora.
— Qu’est-ce que vous imaginez accomplir avec cette petite promenade ? dit-elle. Votre chasseur s’approchera assez pour confirmer si, oui ou non, c’est un autre hôte. Et après ? Il fera demi-tour ? Quand c’est peut-être notre seule chance d’entrer en contact avec un nouvel hôte ?
On échangea des regards et des murmures. C’était vrai. On n’avait pas réfléchi à ce qu’on ferait si on confirmait l’existence d’autres hôtes. C’était pour l’instant bien assez, avait-on pensé, de démontrer une théorie aussi abracadabrante. Mais si ce devait être le seul signal qu’ils détecteraient jamais…
Orelle avait posé les mains sur ses joues. Elle fixait un horizon invisible. Il était clair qu’elle était submergée par la situation. Elle avait à peine osé espérer aller aussi loin.
— Tu penses que tu pourrais lui parler, dit Imes à Viviabel.
— Et pourquoi pas ? se vanta-t-elle.
Et pourquoi pas, en effet ? Viviabel était capable de prodiges que personne n’aurait attendus d’un prêtre. Son affinité avec l’hôte était sans égale. Il n’y aurait jamais prêtre mieux indiqué pour tenter une expérience aussi folle.
Jebellan arracha sa main à Imes. En deux enjambées, il rejoignit Viviabel et la saisit par les épaules.
— Tu réalises ce que tu dis ? s’emporta-t-il. Toi, dans le grand vide ? Et pas cinq minutes, juste pour rire ! Tu n’es pas une chasseuse, Viviabel. Tu t’imagines pouvoir survivre à la contemplation du néant des quinzaines entières ? Sans oxygène, dans le silence total ? Tu finirais folle à lier !
— C’est vivre ici qui me rend folle !
Sa colère et son amertume éclatèrent si brusquement que Solac s’écarta, apeuré.
— Peut-être que dans le grand vide, je n’aurai plus à le sentir. Peut-être que je n’éprouverai plus sa douleur jusque dans mes os. Peut-être que je pourrai enfin m’endormir sans craindre de ne plus jamais ouvrir les yeux !
La gorge d’Imes se serra. Il n’y avait rien à répondre à ça. Jebellan lui-même n’essaya pas. Il semblait bouleversé.
Viviabel se dégagea. Elle posa sur Imes un regard noir, le défiant d’argumenter.
— J’y vais aussi, dit-elle.
Il hocha la tête.
— Tous les deux, alors, dit-il.
Le désespoir sur les traits de Jebellan lui laboura le cœur.
Ça promet ! D'ailleurs je ne peux plus m'arrêter, je file lire la suite !
Évidemment que la mission suicide va lui retomber sur le coin du nez. Et en prime, il va devoir passer plusieurs quinzaines au milieu du grand vide, enfermé dans un chariot étroit avec l'ex petite amie de son actuel copain. Si je peux me permettre un conseil, il aurait mieux fait de choisir un club de vacances x)
En tout cas, ça promet pas mal de péripéties tout ça. Entre le confinement, la solitude, le risque énorme de se perdre à jamais dans le vide sidéral et les attaques de Charognards, la fin de cette histoire va être grandiose. J'ai hâte !
Laisse ceux qui n'ont rien à perdre y aller, bon sang. Les gens ça se forme, le matériel ça s'adapte... rha !
Ne meure pas petit chucret en sucre ! T.T
OMG, le duo de l'enfer ! x'D
Je ne l'avais pas vu venir non plus, pauvre Jebellan, la situation est tellement cruelle pour lui, non seulement il ne peut pas y aller, mais en plus Imes, lui, y va et en plus, accompagné de son ex... hé beh.
Tu es dure avec ce personnage ^^"
Le voyage promet ! J'ai hâte de découvrir la suite.
J'ai du mal à croire que l'on arrive en fin de roman, plus que 4 chapitres seulement ? Mais, mais... ça me semble si court pour tout ce qu'il reste à raconter !
Bravo en tout cas pour ce rebondissement qui est très bien vu,
itchane