Plus le temps passait, et plus tout allait de mal en pis.
Après le décès de Calista, l’état de santé de mère n’avait fait que se dégrader. En quelques jours à peine, elle finit par rejoindre sa fille.
Un nouvel enterrement eut lieu, tout aussi déchirant, tout aussi marquant. Mais, cette fois, personne n’eut la force de dire quoi que ce soit. Il n’y eut pas de cérémonie du souvenir, pas de réunion de famille ni de consolation. Seul le silence régna sur le manoir.
À peine rentrés, chacun partit de son côté, à l’image d’une famille qui vole en éclat.
Père se retira dans sa chambre. Il n’avait pas dit un mot depuis la mort de son épouse, pas même lors de l’enterrement où ce fut Vitali qui énonça un beau discours que la plupart n’entendit même pas. Meryl s’isola dans la bibliothèque, se réfugiant dans ses livres. Les jumelles rejoignirent leur nouvel atelier en silence. Liam et grand-père Wendel allèrent dans le grand salon où le vieil homme tenta de faire sourire son petit-fils sans grand succès tandis que Vitali et Marietta s’enfermèrent dans le bureau de père, noyées sous la paperasse en retard de ce dernier.
Ne restaient plus que Rhen et moi, immobiles dans le couloir, incapables de bouger. Je regardai ma tenue, ce noir que je portais depuis des jours me rendait malade. Qui d’autre allais-je encore devoir enterrer avant que toute cette folie ne se termine enfin ?
Rhen me prit la main. Il ne dit rien mais je lus dans son regard sa question muette. Est-ce que ça va ? Je secouai la tête. Non, je n’allais pas bien. Rien n’allait. Je n’avais pas envie de dire que tout allait bien, pas la force de me mentir à moi-même.
Merveilleux et si attentionné qu’il fût, Rhen m’éloigna du manoir et de son silence oppressant. Il me conduisit à la falaise, me fit descendre l’escalier de pierre avant de rejoindre la grotte de Rihite où nous restâmes plusieurs heures à écouter le bruit de la mer si proche, si calme.
Là, à l’abri des regards, je m’effondrai. Je pleurai, encore et encore, exprimant tout mon chagrin, pleurant toutes les larmes dont j’étais capable. Rhen me tint fermement dans ses bras alors que je déversais sur lui toute ma peine et ma colère. J’en voulais à Ciaran pour ce qu’il me forçait à vivre. J’en voulais à Asling de m’avoir offert ce don maudit qui m’avait valu l’attention de son jumeau maléfique. Et je m’en voulais, je m’en voulais tellement, pour tout. Je m’en voulais de ne pas avoir profité de la présence de ma sœur, je m’en voulais de l’avoir tant maudite et jalousée… Mais pire que tout, je m’en voulais de ne pas avoir pu la sauver.
Quand les larmes cessèrent de couler, je racontai à Rhen mon entrevue avec Ciaran au Temple des Rêves. Je lui parlai de ce qu’il avait dit, de ce qu’il pensait. Je lui parlai de mes doutes. Rhen écouta, mais ne dit rien.
Au bout d’une éternité, je finis par lâcher d’un ton las :
— Peut-être devrais-je lui céder, au final. Cela résoudrait tout…
Rhen se redressa vivement, anéanti. Dans ses yeux, je lisais un désespoir aussi grand que le mien.
— Ne fais pas ça ! supplia-t-il en me saisissant par les épaules. Tu dois continuer de résister, ne le laisse pas gagner ! On va trouver une solution.
— Laquelle ? explosai-je de nouveau en sanglots. Ma sœur est morte parce que je lui ai dit non ! Et nous venons tout juste d’enterrer ma mère. Qui sera le prochain à perdre la vie si je persiste à me refuser à lui ? Qui devrais-je encore sacrifier pour ma liberté ? Mon autre aînée ? Mes cadettes ? Liam ?
Il y eut un silence.
— Toi ? fis-je complètement défaite.
Rhen se décomposa. J’étais si fatiguée et terrifiée et désespérée. Je voulais que tout cela cesse enfin, je ne voulais plus de toute cette souffrance qui nous étouffait, de ces remords qui me rongeaient.
— Qui devrais-je perdre à nouveau pour avoir repoussé ses avances ? poursuivis-je avec désespoir. Qui ?!
Rhen ne répondit pas. À la place, il me serra dans ses bras, si fort que je pouvais sentir son cœur tambouriner dans sa poitrine. Il tremblait. Lentement je repris mon souffle, m’accrochant à lui comme à une bouée, le serrant plus fort contre moi. Je ne me sentais pas capable de supporter une mort supplémentaire, un enterrement de plus.
Le silence s’éternisa, étrangement léger. Un instant suspendu dans le temps. Puis, doucement, je m’écartai pour le regarder bien dans les yeux. Ses iris semblaient comme des lacs de glace miroitants. J’aurais voulu m’y noyer.
— Promets-moi que tu ne m’abandonneras pas, demandai-je faiblement, des trémolos dans la voix.
Rhen m’observa longuement, son regard exprimant toute la peine et la tristesse qu’il ressentait pour moi mais aussi tout son amour et sa détermination à me garder près de lui. Il repoussa une mèche de mon visage, caressa ma joue.
— Je le jure.
Le cœur un peu plus léger, je m’autorisai un maigre sourire. Qu’aurais-je fait sans lui ?
Je me penchai en avant, nos lèvres se frôlèrent.
— Dis que tu seras toujours à moi… dis-moi qu’il ne gagnera pas…
Mes larmes coulèrent à nouveau. J’avais tellement peur de le perdre…
Rhen passa une main dans mes cheveux, son cœur battait plus fort sous mes mains.
— Je suis à toi depuis le premier jour, me répondit-il dans un souffle. Je t’aime, Adaline. Je t’ai aimée dès notre rencontre.
Je sentis mon cœur bondir à ses mots. Ses yeux brillaient pour moi. Je l’embrassai, passionnément, désespérément. Il me rendit mon baiser, mélange d’urgence et de désespoir. J’avais tellement peur qu’il ne soit qu’un rêve lui aussi, j’avais peur qu’il ne disparaisse. J’avais tellement peur de me retrouver seule à nouveau…
Quand je m’écartai, Rhen passa une main sur ma joue, elle était chaude et douce. Je fermai les yeux. Comme j’aurais aimé que cet instant dure toujours, ne jamais quitter ses bras, ni cette grotte. Je voulais oublier…
— J’ai tellement peur que tu t’en ailles…
— Je n’irai nulle part.
J’ouvris les yeux, croisai son regard éperdu.
— Je ne te laisserai pas, insista-t-il. Peu importe ce qu’il se passera, je resterai à tes côtés.
J’eus un faible sourire.
— Je t’aime tellement… murmurai-je.
Son regard pétilla. Puis un vague sourire étira ses lèvres. Il m’entoura de ses bras, me serrant tendrement contre lui. La joue contre sa poitrine, j’écoutai son cœur battre à mon oreille, son familier et rassurant. De nouvelles larmes coulèrent.
— Je voudrais que tout ça ne soit qu’un mauvais rêve…
— Je sais… soupira-t-il tristement.
Nous restâmes ainsi, blottis l’un contre l’autre, encore de longues heures avant que Rhen ne me ramène au manoir.
Le dîner qui suivit fut des plus lugubres. Seul le bruit des couverts brisait le silence. Père ne descendit même pas manger. Et tout au long du repas, je ne pus m’empêcher de regarder sombrement les deux places vides qu’occupaient jadis mère et Calista. M’habituerais-je un jour au silence ? Il semblait si lourd et inconfortable…
Ce soir-là, personne n’eut beaucoup d’appétit et tout le monde se coucha tôt.