Les dents de Lydia mordirent férocement dans la pâtisserie qu’elle tenait serrée entre ses doigts. Le miel qui recouvrait le gâteau dégoulina sur son menton. D’un revers de main, elle essuya sa bouche étalant la substance collant sur son visage qui se mélangea avec ses larmes. Ses pleures redoublèrent et elle avala un nouveau morceau comme si cela pouvait atténuer le vide qui s’était formé dans son cœur. Cachée dans un coin de la cuisine du château, la jeune fille ne cessait de s’empiffrer depuis qu’elle avait quitté Ugo plus tôt. Elle pensait trouver du réconfort dans la douceur des sucreries, mais en cet instant elle était surtout en train de se rendre malade. Malade, elle l’était déjà avant d’arriver dans cette pièce, ivre de chagrin surtout. Quand Ugo lui avait annoncé la nouvelle concernant son frère, elle l’avait fixé en silence sans rien dire, tout simplement, car elle n’y croyait pas. Cela ne pouvait pas être vrai. Le domestique s’était alors rapproché d’elle. Il lui avait pris les mains et l’avait assailli de soutien. De cet échange, l’héritière n’avait retenu aucun mot, si ce n’est qu’elle voulait par-dessus tout qu’il se taise. Après un laps de temps beaucoup trop long à son gout, il l’avait finalement quitté en lui assurant qu’il allait se renseigner. Seule, Lydia n’avait pas crié, n’avait pas pleuré, elle était restée immobile. Une certitude tournait en boucle dans son esprit. Cela n’était pas vrai. Cela ne pouvait pas être vrai. Son frère n’aurait jamais accepté ce sacrifice de la sorte. Et pourtant, en entendant cela, Lydia avait enfin compris l’étrange comportement de Léo lors de la soirée qu’ils venaient de passer ensemble. Il connaissait le sort qui menaçait sa sœur et malgré ça il avait préféré lui taire la vérité. La main de Lydia broya le gâteau qu’elle tenait en se rappelant leurs échanges. Comment avait-il pu lui faire ça à elle ? L’Héritière ouvrit sa paume et contempla d’un air sombre la bouillie qu’il restait de la pâtisserie. Quel gâchis, pensa-t-elle. Et elle l’avala. Elle déglutit péniblement. Son estomac trop plein protesta, mais qu’importe, c’était bien le cadet de ces soucis. Elle tendit le bras vers le plateau à ses côtés et s’empara d’un chou à la crème. Alors qu’elle le portait à sa bouche, elle entendit quelqu’un approcher. Elle suspendit son geste. Loin de paniquer, elle resta étrangement calme. Qu’importait la personne qui la surprenait, elle ne pouvait plus tomber plus bas et puis de là où elle était, il était difficile de la voir sans la chercher. Ce fut sans entrain qu’elle engloutit le chou tout en surveillant l’entrée. Elle manqua de s’étrangler avec quand elle vit Ugo s’engager dans la pièce. Par réflexe, elle se dépêcha de se tasser un peu plus dans son coin. Rectification, lui serait capable de la débusquer. D’un rapide coup d’œil, il survola la cuisine du regard avant de foncer directement dans sa direction. Il écarta le rideau qui la cachait partiellement.
- Je me doutais que tu étais ici, se contenta-t-il pour seul commentaire.
Lydia l’ignora et attrapa une poignée de biscuits. Qu’est-ce qu’il faisait là ? Elle ne voulait pas lui parler. Pas après la nouvelle qui lui avait appris. Il lui agrippa le poignet au moment où elle avançait la nourriture à ses lèvres. Sans articuler un mot, elle lui décocha un regard noir avant de se dégager et de recommencer son grignotage frénétique. D’un geste brusque, le fils de Mati lui arracha les gâteaux des mains tout en éloignant du pied l’assiette de provisions qui gisait par terre. Lydia se jeta sur lui.
- Rends-moi ça !
- Ne compte pas sur moi pour te laisser agir de la sorte ! rétorqua Ugo d’un ton sec. Tu crois que t’emp…
- Qu’est-ce que cela peut te faire ? cracha la jeune fille.
Il la fixait avec une gravité qu’elle ne lui avait jamais vue.
- Beaucoup.
Sa mâchoire se contracta douloureusement. Il n’avait pas le droit de lui dire ça.
- Menteur !
Ses larmes jaillirent de plus bel. Lydia ne fit rien pour les endiguer, se tortillant maladroitement pour récupérer son bien. Son estomac eut un spasme et elle plaqua sa paume sur sa bouche en sentant quelque chose remonter dans sa gorge. Comprenant aussitôt ce qui allait se passer, Ugo se saisit d’un seau et le fourra sous le nez de l’Héritière. Elle tomba à genoux et l’instant d’après vomit dedans. Lydia sentit qu’on lui relevait les cheveux pour éviter qu’ils ne se salissent. Pendant de longues secondes, elle régurgita le trop-plein dont elle s’était gavée tout en continuant à sangloter. Elle était pathétique. Ugo, pour sa part, restait silencieux. Un hoquet suivi d’un rot franchit ses lèvres quand elle n’eut plus rien à rendre. Une fatigue subite s’empara d’elle et elle s’affala un peu plus sur le sol. Le fils de Mati l’obligea à s’écarter du récipient qu’elle tenait serré contre elle. Elle tourna mollement la tête vers lui. Il s’accroupit à ses côtés.
- Je vais te ramener dans tes appartements, articula-t-il calmement pour ne pas la brusquer davantage.
Pour toute réponse, Lydia renifla avant de fondre en larme. Elle ne savait plus quoi faire. Un bras s’enroula autour de ses épaules et Ugo la rapprocha de lui. En temps normal, elle n’aurait jamais accepté être consolé de la sorte. Mais en cet instant, elle n’en pouvait plus. Elle agrippa sa veste et laissa couler.
Le temps lui parut s’étirer si lentement qui lui sembla être une éternité ’un torrent, ses pleurs se tarirent petit à petit jusqu’à n’être plus qu’un sanglot étouffé. Lorsque Lydia réussit enfin à retrouver un certain contrôle, elle recula quelque peu. Ugo fixait d’un air absent un point de la cuisine. Remarquant du mouvement chez la jeune fille, il pivota sa tête et lui sourit. Le cœur de Lydia manqua un battement quand elle découvrit le visage du domestique aussi proche du sien. Son corps eut un sursaut brusque et elle rompit le contact entre eux. Un éclair d’inquiétude traversa l’expression d’Ugo.
- Qu’est-ce qui te prend ?
Lydia déglutit rapidement. Elle avait l’impression d’avoir les joues en feu.
- Rien, bredouilla-t-elle. J’ai juste trébuché.
Son interlocuteur se détendit.
- Ça va mieux ? lui demanda-t-il.
Elle acquiesça d’un coup menton vers le bas avant d’ajouter :
- Désolée, je suis vraiment minable.
Ugo secoua la tête.
- Tu n’as pas à t’excuser, surtout après ce que tu as vécu.
Au sous-entendu de la trahison de son frère, les coins des cils de l’Héritière s’humidifièrent à nouveau. Refusant de se remettre à pleurer, Lydia serra fermement ses paupières l’une contre l’autre et enfonça ses ongles dans ses paumes. Il était hors de question qu’elle rechute. Ce ne fut que dans cette position qu’elle remarqua qu’elle tremblait. Elle rouvrit les yeux et contempla ses poings crispés. Plus que la colère ou la tristesse, elle était surtout terrifiée. Maintenant qu’elle avait perdu ce soutien qui comptait tant pour elle, qu’est-ce qu’elle devait faire ? Elle était désormais bien seule. Ugo la sortit de ses pensées en l’appelant doucement. La jeune fille revint à son voisin.
- Permets-moi d’insister, mais il serait peut-être mieux que tu regagnes ta chambre. Je crains que cela ne t’apporte rien de bon si on te découvre ici.
Ne voyant aucune réaction de la part de Lydia, il glissa ses bras sous ses aisselles et la releva d’une traction énergique. Ce fut avec réticence que la jeune fille se maintint sur ses deux jambes. Ugo la dépassa et fit un rapide ménage dans la pièce pour effacer leur présence. Il recouvrit son vomi d’épluchure, rangea l’assiette à moitié pleine de gâteau dans une armoire et éparpilla les miettes au sol de sa chaussure. Lydia ne l’aida pas et se contenta de l’observer. Il lui lança un torchon humide.
- Nettoie un peu ton visage. Tu as du miel partout.
Elle s’exécuta mécaniquement avant de finir par lui demander dans un murmure :
- Pourquoi fais-tu tout ça ?
Un sourire naquit sur ses lèvres.
- Faire quoi ? Le rangement ? Je suis pourtant très bon et bien meilleur que ma sœur au passage.
L’Héritière ne s’amusa pas de la plaisanterie.
- Tu sais très bien où je veux en venir.
Une amertume sembla gagner le domestique en entendant cette remarque.
- Est-ce que je dois vraiment te l’expliquer ?
- C’est vrai que cela ne plaira pas à Mati quand…
Ugo reposa un peu trop brusquement ce qu’il tenait en main.
- Cesse de me renvoyer tout le temps à mon père.
Son dos lui faisait face. Il était donc impossible à Lydia de déchiffrer son expression, pourtant, elle distingua une pointe d’irritation au fond de sa voix. Après un soupir, Ugo se détourna de la tâche qu’il était occupé à terminer et se campa devant elle. Son regard brillait d’un étrange éclat et sa bouche était étroitement serrée.
- Je ne suis pas lui et il n’est pas moi, déclara-t-il dans un souffle. Alors, arrête de toujours me comparer à lui. Je trouve ça insultant. À croire que je n’existe pas pour moi-même. Si je suis venu cette nuit, c’est de mon plein gré et parce que j’étais sincèrement inquiet pour toi.
Lydia se sentit tout à coup stupide. C’est vrai, Ugo n’était pas Mati.
- Tu as raison, murmura-t-elle. Je te demande pardon.
Les épaules du jeune homme se détendirent quelque peu, néanmoins l’Héritière devinait qu’il n’était pas encore prêt à oublier complètement son erreur.
- Il faut y aller, lui répondit-il.
Ils arrivèrent rapidement à son logement. Devant sa porte Lydia proposa à Ugo d’entrer, ce que le domestique refusa d’un mouvement de tête, assurant qu’il valait mieux éviter. Il s’apprêtait à partir, cependant avant de s’éloigner, il lui saisit la main avec délicatesse et la pressa légèrement.
- Si je peux te donner un conseil, essaye de prendre du recul. Réagir sur le coup de l’émotion n’est pas la chose à faire, surtout quand cela concerne une personne qui nous est chère.
La jeune fille se rembrunit face à cette remarque.
- Les faits sont pourtant là.
- Oui, mais pas la vérité.
Ses mots lui firent l’effet d’une claque l’empêchant de rétorquer quoi que ce soit dans l’immédiat. Ugo s’écarta d’elle.
- Je vais te laisser. Tâche de dormir.
Alors qu’il tournait les talons, elle le retint de justesse par la manche. Il se retourna surpris.
- Je te rassure, lui dit-il. Je ne dirai rien de...
- Merci d’avoir été là pour moi, le coupa-t-elle. Grâce à toi, je me suis rappelée l’essentiel.
Ils échangèrent un long silence, puis un sourire étira les lèvres d’Ugo.
- Tu sais où me trouver si besoin.
Elle lâcha sa manche. Un dernier coup d’œil de sa part et il disparut au fond du couloir. La laissant là beaucoup plus sereine. Ugo avait raison, il était trop tôt pour baisser les bras. Léo l’avait peut-être trahi, qu’importe, elle allait mener son enquête et connaître le fin mot de l’histoire.