Courir. Courir loin et vite. Ne pas rester dans les environs du village. Ne pas y revenir tant qu’on est soumis à la Mue. Ce sont les règles. COURS !
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La panique rythme ma course, me propulse en avant. J’accélère pour la noyer sous le grondement de mon sang, sous le bruissement des feuilles, sous le tambour de mes pattes sur le sol. J’en appelle à la puissance primitive qui m’anime. Qu’elle m’accorde la force de survivre.
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Le feulement du vent. Le chuchotis d’un cours d’eau tout proche. L’omniprésence du vert. Des traînées claires pour les feuilles, d’autres plus sombres pour les arbustes qui jalonnent ma route, le vert tendre de l’herbe sous mes pattes. L’odeur lourde de l’humus et de la terre meuble sous mes griffes. L’ivresse des parfums qui assaillent mon museau. Les fumets plus ou moins prégnants, plus ou moins alléchants, d’autres animaux que je sens à des centaines de mètres. La puissance phénoménale de mes muscles d’ourse qui semble ne jamais se tarir. La vitesse et la force réunies en un grondement qui m’habite toute entière. L’instinct qui me fait me jeter malgré moi à la poursuite de proies irrémédiablement condamnées.
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Le goût cuivré du sang tapisse ma gueule. Le grondement de la faim, la férocité ont disparu. La lourdeur de mes pattes se mouvant avec lenteur. La tête basse, le nez à la recherche d’un endroit pour m’allonger. Me mettre à l’abri. Là, derrière un bosquet de saules-à-soie, au pied d’une colline.
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La chaleur de ma fourrure chauffée par le soleil. Le réveil, alerte et aux aguets. Rien. Personne. Aucune odeur suspecte. Je repose la tête sur le sol. La torpeur me reprend. Ça dort longtemps, un ours ?
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Un énième réveil en sursaut. Un craquement de branche. Je redresse la tête, les crocs vaguement dévoilés, prête à bondir. Le poil qui se hérisse. Une odeur me chatouille les narines. Pas celle d’un prédateur. Pas de danger. En chasse.
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À combien d’épiques levers de soleil ai-je assisté ? Impossible de savoir. Le temps ne signifie rien dans cette peau. Il y a juste… un maelström de sensations duquel je peine à émerger. Ma conscience d’humane s’y noie, la plupart du temps. Je dors beaucoup, sans être sûre que je m’éveillerai à nouveau. Parfois pendant ce qui semble être un infime instant, parfois si longtemps que je ne suis que faim au réveil.
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Nez au vent. Où suis-je ? Coin de montagne vierge de toute présence. Les feuilles chantent dans la brise légère. Alerte. Odeur suspecte. Inconnue. Danger. Un prédateur. Un grand loup gris qui couche les oreilles et me montre les crocs. Deux autres arrivent. Debout, la gueule grondante, j’attends que l’un d’eux se mette à ma portée. Je suis plus imposante et plus forte. Ne m’approchez pas, pauvres bêtes. Mais ils ne bougent pas. La truffe en l’air, ils me hument en agitant des oreilles perplexes. L’instinct me presse d’attaquer la première, de prendre l’avantage et d’en profiter pour fuir. Mais j’arrive à l’ignorer. Trop étonnée par leur comportement, je ne me laisse pas submerger. Ils m’observent un moment, puis se détournent rapidement et s’enfuient. Je reste longtemps sans bouger, essayant d’assimiler ce qui vient de se produire. Quelque chose m’échappe.
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La même odeur vient chatouiller mes narines. Debout, toutes griffes et dents dehors. Cette fois, je n’y échapperai pas. Je pousse un rugissement qui résonne dans les montagnes alentour. L’instinct qui me saisit fait tomber toutes les barrières de mon esprit. Soif. Combat et sang. Je suis prête. Mais un autre effluve, proche mais subtilement différent de celle des loups, m’arrête net. À quelques pas derrière eux, un quatrième loup, les oreilles couchées, répand son parfum d’animal Pur entre nous.
« Les Humans sous leur forme animale ont une odeur distincte de celle des Purs. C’est ce qui vous permettra de les reconnaître, nous apprenait-on à l’école, pour nous préparer à la Mue. Si vous rencontrez des animaux dont le fumet vous hérisse le poil, fuyez-les, car ils vous voudront du mal. »
Ce ne sont pas de simples loups. Ce sont des Humans. Plus précisément, du clan des Lupus. Nos tout nouveaux ennemis.
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Aucun de nous n’ose bouger. Le premier qui s’y risquera provoquera un carnage, j’en suis sûre. Soudain, un sifflement retentit. L’un des loups se met à hurler. Je reste un moment paralysée. Je ne veux pas leur faire de mal ! Les autres loups reprennent le cri en choeur, et quelque chose dans leurs voix me hérisse le poil. Ils se précipitent sur moi tous en même temps. Rugissement. Crocs et griffes en avant. Leurs pelages ensanglantés, leurs membres abîmés par mes coups. Grognements et gémissements de douleur.
Pourquoi n’abandonnent-ils pas ?
Un sifflement encore. Aigu, strident, qui nous fait coucher les oreilles. Dents découvertes. Hurlements à la mort, suppliants.
Au sifflement suivant, les cris se taisent. Ils se ruent sur moi de plus belle. Rien ne les fait reculer. Rugissements, grognements, coups de crocs ou de griffes, ils reviennent toujours. Couverts de sang, geignant à chaque pas, oreilles couchées. De plus en plus agressifs.
Des silhouettes apparaissent alors. Deux-pattes, vêtements noirs, odeurs de peur et d’excitations mêlées. Tout mon corps se hérisse. Il faut que je sorte de là. Je bondis en avant. La puissance de mon corps éjecte les loups du chemin et j’en profite pour fuir. J’évite les hommes qui se dressent devant moi, mon coeur tambourinant dans ma poitrine. Le dernier lance quelque chose sur moi. Ça m’entrave. Je perds l’équilibre. Je me roule en boule et me laisse tomber, comme je l’ai appris en épiant l’entraînement des Chasseurs. Je dévale une pente en grognant de douleur. Mais je me suis débarrassée du filet. Haletante, à moitié assommée, je me relève, je m’ébroue et je me remets à courir. La panique m’assourdit, m’empêchant d’entendre s’ils me poursuivent, mais leur odeur s’éloigne peu à peu. Je lui laisse la place, c’est le meilleur moyen de m’en sortir.
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La fraîcheur soudaine de l’obscurité. Le soulagement d’avoir trouvé un abri. Sensation de sécurité. Trompeuse ? Pas d’autre odeur que la mienne. La caresse bienfaisante de ma langue sur mes blessures. Regards jetés vers l’entrée, oreilles aux aguets. Je ne refais surface qu’à cet instant, alors que l’instinct de l’ourse s’est en quelque sorte...mis en veilleuse. Que vient-il de se passer ? Qui étaient ces hommes qui commandaient les loups ? Je regarde le soir tomber à l’extérieur de ma cachette. Les mille petits bruits qui s’élèvent de la forêt qui s’éveille me gardent en alerte. Le moindre craquement me fait relever la tête. Je ne dormirai pas cette nuit. L’esprit de l’ourse, lui, se fait moins présent, sans disparaître tout à fait. Le tumulte de ma conscience ne l’atteint pas, la veinarde. Mais petit à petit, ma connexion avec les sens de l’animal s’estompe, son corps échappe à mon contrôle tandis qu’elle s’offre à l’inconscience. Comment peut-elle dormir dans de telles conditions ? Pas le temps de trouver la réponse. Je sombre, moi aussi.
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Du bruit ! Des pas ! Des voix ! Je sursaute et me dresse d’un bond. Je l’empêche cependant de grogner. Ils me cherchent, j’en suis sûre, mais ils ne savent pas que je suis là. Les halètements des loups. Leur odeur différente, imprégnée de peur, de rage et de douleur. Ils ont dû sentir ma trace. Ils vont me retrouver d’un instant à l’autre. Je ne peux pas sortir, ils sont trop nombreux. Je suis perdue.
Sauf si. Sauf si je redeviens humane. Les loups ne pourront plus suivre l’odeur de l’ourse. Un bruit de pas qui se rapproche. La fragrance fétide du sang me parvient et je recule malgré moi. Un grand loup gris, le poitrail barré d’une blessure encore suintante, pénètre dans la grotte. Nos yeux se croisent. Il ne bouge pas. Moi non plus. Ses babines se retroussent, dévoilant ses crocs. En même temps, ,il se couche au sol et pose son museau entre ses pattes.
Le sifflement retentit, et le loup bondit sur ses pattes. Il va aboyer, ou hurler, trahir ma présence.
Pourtant, il me jette un dernier regard, dans le plus grand silence. Puis il se détourne et disparaît.
Je ne comprends pas ce qui vient de se passer. Plus tard. Je réfléchirai plus tard. Il faut que je sorte de là.
Je finis par trouver un boyau qui serpente vers l’intérieur de la montagne. C’est ma seule chance de fuir. Au fur et à mesure que je descends, l’humidité se fait plus forte, me prenant à la gorge, tapissant ma langue et saturant mon odorat. Le tunnel se resserre autour de moi. Je suis obligée de me tapir au sol, bientôt de ramper. La terre suintante macule ma fourrure. Je ne peux plus respirer, presque plus bouger. Je plante mes griffes dans la terre meuble. Avancer. Le boyau me malaxe entre ses parois. Je n’y arriverai pas. Je vais mourir là, étouffée, et personne ne me retrouvera jamais. Ma respiration s’accélère. Des ombres noires dansent devant moi. Mon sang bat frénétiquement jusque dans mes yeux. Mon cœur cogne mes côtes. Je suffoque. Non. Non ! Je me débats encore. Diorann !
J'ai hâte de comprendre les tensions entre les ours et les loups. Mais du coup, j'ai compris l'histoire de différence entre Pur et Humain ! L'information était bien inscrit dans le récit.