Théa | (par Cara Federsan)
Je sens bien qu'il n'est pas à l'aise, surtout vu l'écart qu'il vient de faire suite à ma question banale. Il me fixe, presque apeuré.
Ta tête ne doit vraiment pas être belle à voir, voilà que tu terrorises les clients.
Soit c'est moi qui lui fous la frousse, soit c'est le reste du monde. Lorsqu'il me répond enfin, c'est à peine si j'entends sa demande tant sa voix fluette se casse sur la fin de la phrase. C'est comme s'il s'excusait de parler ou qu'échanger avec un autre être humain revenait à braver une phobie.
Je m'empresse de chercher le manga qu'il souhaite dans le rayon et l'observe du coin de l'œil. Il semble affolé et se passe les mains sur le torse, ses gestes sont précis et me questionnent, je ressens son mal-être qui me frappe de plein fouet. Si ma journée a mal démarré, on dirait que la sienne est un combat de chaque instant. L'un comme l'autre, nous luttons contre nous-mêmes.
Je lui tends le manga et commence à faire mon job quand il s'esquive vers la caisse en bredouillant. J'aurais apprécié échanger un peu plus avec lui sur ses autres choix de livres pour le cerner. Il est si simple de rentrer dans l'esprit et le cœur des gens en regardant leurs lectures, j'aime imaginer ce que peut être leur vie. J'ai cru apercevoir dans la pile qu'il serrait fort contre lui un tome de SNK et quelques yaoi. J'ai donc déjà une petite idée sur ses préférences. Seulement, voilà que lui aussi me fuit, c'est à croire que je repousse mes semblables.
Je me dirige vers le tas de bouquins livré à l'ouverture pour les scanner et les ranger. Alors que je m'affaire à ma tâche, la voix du jeune homme retentit dans mon dos.
— Mikasa ? Je suis un grand fan de L'attaque des titans.
Je ne comprends pas pourquoi il revient vers moi. Nos regards se croisent et il bouscule mon âme, tant les émotions qui passent dans ses yeux et l'expression de son visage sont nombreuses. Il se balance d'un pied sur l'autre et je constate à son attitude embarrassée qu'il accomplit un énorme effort pour me parler.
— J'adore aussi et le personnage de Mikasa me fascine. J'aime la façon qu'elle a de vouloir à tout prix protéger Eren et... j'apprécierais d'avoir sa force et son sang-froid.
Je soupire, marque une pause et souris tristement, si seulement je lui ressemblais, je ne me serais peut-être jamais mise avec Luc, je n'aurais pas souffert et je m'accepterais telle que je suis. Si j'étais une autre, tout serait plus facile.
— Tout serait plus facile si l'on pouvait rentrer dans la peau de quelqu'un d'autre.
Il parle à voix basse et ses mots me touchent, on dirait qu'il lit dans mes pensées. Apparemment, lui aussi se bat avec quelques démons. Il entame une marche arrière, mais je ne veux pas qu'il parte.
— C'est à ça que servent les livres, s'évader un instant, sortir de notre corps pour devenir le héros de l'histoire, prendre son courage, changer pour être ce que l'on désire au plus profond de nous.
Il sourit vraiment, il comprend et cela réchauffe un peu mon cœur meurtri. Si je suis anéantie, je ne suis pas seule dans ce calvaire.
— C'était toi, n'est-ce pas ?
Face à son air surpris et au mouvement de recul qu'il opère, je prolonge la conversation pour qu'il ne décampe pas de nouveau.
— Je suis navrée que tu aies assisté à ça. Je me suis laissée submerger par mes émotions et j'ai craqué, je n'en reviens pas d'avoir fait ça dans la rue.
— Ne sois pas désolée, c'est moi.
Il semble peiné et l'envie de poursuivre notre conversation ne me lâche plus. Je ne saurais dire pourquoi, mais je ressens une alchimie entre nous, comme si nous étions destinés à nous rencontrer. Ce qu'il me dit avec le regard est plus fort que toute parole prononcée à voix haute.
— Je m'appelle Théa.
Je le vois hésiter, ouvrir et fermer la bouche, se mordre la lèvre, tirer sur les anses de son sac. C'est fou, tout ce qu'on peut faire en quelques secondes quand un torrent d'émotions contradictoires se déchaîne en nous.
— Tu n'es pas obligé de...
— Aaron. Je m'appelle Aaron.
— Enchantée, Aaron. Si jamais tu as envie de parler lecture, ma pause déj' est dans deux heures. Je serais ravie de bavarder avec toi.
*
Aaron | (par Elio Destrez)
Je suis loin de me sentir à l'aise et lui parler de mon propre chef me paraît impensable. Je vis cet instant comme un scénario que je construis avant de m'endormir : être un rêveur implique d'apprendre à voler à tout moment.
Ses mots font échos en moi. Je me remémore l'histoire de ce manga et l'évolution de chacun de ses personnages.
Eren...
Un malaise se répand dans mon corps dès que j'entends son nom. Je me suis identifié à lui si souvent, alors qu'il était le protagoniste arrogant et pénible que je détestais au début. C'est son obsession pour redresser l'injustice qui m'a permis de tisser des liens avec lui. Et pire, au fur et à mesure que je découvrais l'histoire, j'avais la sensation de placer un visage sur le démon qui dort en moi. Depuis, j'ai un sentiment terrifiant qui me parcourt les veines ; celui qui me met en garde, qu'un jour, peut-être, moi aussi, je succomberais à ma folie la plus dévastatrice.
— Tout serait plus facile si l'on pouvait rentrer dans la peau de quelqu'un d'autre, prononcé-je, quasiment à voix basse.
J'inspire un grand coup, en toute discrétion, c'est la première fois que je suis effrayé à l'idée de m'identifier à un tel personnage. Seule sa voix me ramène à la réalité et m'oblige à la regarder ranger la pile de livres à ses côtés.
— C'est à ça que servent les livres, s'évader un instant, sortir de notre corps pour devenir le héros de l'histoire, prendre son courage, changer pour être ce que l'on désire au plus profond de nous.
Un grand sourire apparaît sur mes lèvres sans que je sois en mesure de le contrôler. Il s'agit, sans aucun doute, de la chose la plus réconfortante que j'ai entendue depuis longtemps. Pendant une minute, j'ai l'agréable sensation de flotter sur un nuage, mais celui-ci chute lorsque ses derniers mots retentissent.
« C'était toi, n'est-ce pas ? »
Mon corps s'engourdit dès la première syllabe. Avec tout cela, j'avais complètement oublié l'histoire disgracieuse qui nous unit. J'ai l'impression de redevenir un voyeur, un pervers de la souffrance et le recul que je prends ne fait que trahir mes pensées. Je suis sur le point de m'excuser et de partir lorsqu'elle me coupe la route et anticipe mes intentions.
— Je suis navrée que tu aies assisté à ça. Je me suis laissée submerger par mes émotions et j'ai craqué, je n'en reviens pas d'avoir fait ça dans la rue.
Je l'arrête dans sa lancée.
— Ne sois pas désolée, c'est moi.
Je ne me défile jamais devant des excuses. Le monde peut bien me reprocher mon asociabilité, cependant, il m'est improbable d'être quelqu'un d'autre que moi-même. Et pour cela, j'ai besoin d'être aussi proche de ma vérité que possible. Je passe mon temps à fuir la société, seulement, les yeux dans lequel je viens de plonger – les siens – me paraissent familiers, tel un foyer où je peux me sentir chez-moi.
Théa.
Ce corps à la surface lisse, mais au cœur mutilé, porte donc un nom. Les pulsations de mon organe vital s'alourdissent et me ramènent à mes mauvais tocs d'anxiété. Je sens que si elle découvre mon nom, rien ne pourra jamais nous dissocier. Accueillir quelqu'un dans sa vie n'est pas une chose anodine, il faut de bonnes tuiles, des murs stables et un feu assez chaud pour être un hôte de qualité. Ma maison est-elle assez solide ou, au contraire, est-ce que je vis dans un château de cartes qui menace de s'écrouler au moindre soupir ?
Je n'ai pas le temps de réfléchir à ce que je peux lui prodiguer qu'elle tente de m'offrir une issue. Une porte que je ferme dans le but d'en ouvrir une autre à la hâte.
— Aaron. Je m'appelle Aaron.
*
« La vie est un très long chemin qui réserve parfois des surprises inattendues, un petit rien vous fait apparaître le rayon de soleil que vous attendiez. » C'est ce qu'a dit un jour Michaël Alain.
Les surprises de la vie, je les attends depuis des décennies, me semble-t-il. Et pourtant, il se pourrait qu'elle ait décidé de me donner un coup de pouce. Ce matin, je me suis levé avec un espoir qui est une nouvelle fois parti en fumée. Sur mon chemin d'injustice et de colère, un oiseau est tombé du nid, juste à mes pieds. Cela s'est passé sous mes yeux, sans que je l'aie demandé ou attendu ; la branche s'est cassée et l'œuf dans lequel l'oisillon était chaudement enveloppé s'est brisé. N'est-ce pas là l'enseignement de la vie ? Que les sentiers les plus difficiles à parcourir sont, en fin de compte, seulement des raccourcis vers la lumière ? N'est-ce pas ce que nous attendons tous ? D'être vus dans le moment le plus délicat qu'il soit, d'être mis à nu sans que nous ayons à le faire et, malgré tout, être aimé et accepté tel que nous sommes ? Sans peau ni chair. Les gens veulent seulement croire ce qu'ils voient, ils exigent des preuves, peu importe la situation. Par contre, ils espèrent tous trouver ce qu'ils ne seront jamais capables de tenir entre leurs mains : l'âme.
On ne peut voir l'âme, on la ressent. Nous ne pouvons pas fournir de preuves ni même escompter diagnostiquer cela. Il est nécessaire d'avoir une foi inébranlable en elle pour entrevoir la possibilité qu'elle se révèle à nous. La difficulté de l'âme résulte du fait qu'elle nous impose une seule et unique règle, la plus délicate pour l'homme : celle de croire en soi. Parfois, il arrive que nous placions plus d'espoir chez quelqu'un d'autre qu'en nous-même, et nous avons cette merveilleuse opportunité de rencontrer une infime partie de son âme. Une portion d'elle, dont elle ne sait rien et qui nous caresse durant une fraction de seconde.
J'appelle ça : la bénédiction du hasard.
L'odeur du café moulu m'enivre le nez et le brouhaha dans lequel nous nous sommes immiscés me semble, maintenant, n'être qu'un bruit de fond à peine audible. Elle me parle des livres qui ont marqué sa vie, elle se reconstruit à coup de citations retenues et d'histoires d'aventure, d'amour et d'amitié. Mais moi, mon visage déposé au creux de ma main et un sourire jovial au coin des lèvres, je ne vois que ses ailes, auparavant étouffées, se déployer dans son dos, prêtes à prendre leur envol.
Et ça, ce petit rien, est le rayon de soleil que j'attendais.
FIN
Hé ben c'est un peu ce qu'on appellerait un coup de foudre amical !
J'ai trouvé la fin (à partir de l'astérisque) un peu grandiloquente, un peu trop "leçon de vie" à mon goût et comparé au reste de l'histoire.
J'ai aussi une remarque concernant la couverture : je présume qu'elle représente les deux personnages ? Mais pourquoi Aaron n'a-t-il pas les cheveux un peu plus longs (il me semble qu'il dit à un moment qu'il a les cheveux relativement longs, ou peut-être uqe eje me souviens mal ?) et Théa n'est pas du tout ,mais alors pas du tout grosse ; alors pourquoi tant de grossophobie dans le chapitre 1 ? Je crois qu'il y a un problème de représentation... Au demeurant la couverture est très belle ! J'magine que l'esthétique manga est volontaire ; je trouve qu'elle transparaît bien.
Je m'étonne aussi du manque de tact de Théa au début : en tant que libraire elle a dû en voir, des clients timides ! Pourquoi sembl-t-elle si décontenancée par la timidité évidente de Aaron ? Je m'étonne aussi qu'elle le tutoie, je les imaginais à peu près du même âge, disons entre 25 et 35 ans pour dire large. Je trouve ça un peu cavalier, travaillant moi-même en commerce des fois j'hésite à tutoyer des gens qui sont en troisième par peur d'être condescendant... Mais c'est du détail !
Je suis content de cette happy ending, cela dit, et qui ne finisse pas en histoire d'amour ! Le pouvoir de l'amitié, y a que ça de vrai :D
Bravo pour cette histoire, d'être allé.e.s au bout ! C'était agréable à lire, j'ai passé un bon moment !
Plein de bisous !
Pour la couverture, je n'avais jamais fait attention, mais tu as tout a fait raison. Seulement, ce n'est pas un dessin réalisé directement pour l'histoire, donc en effet on note une différence. Mais pour le personnage féminin, c'est assez flagrant, maintenant que tu mets le doigts dessus !
Il y a parfois des personnes avec qui on sent un lien, qui nous rend bizarre et nous fait faire des choses inhabituelles.
Pour le tutoiement, pourquoi pas ? J'ai déjà vu des libraires me tutoyer, et parfois le tutoiement aide à se sentir plus à l'aise.
J'ai pris note de tes remarques, notamment d'approndir le personnage féminin. J'y reviendrai sûrement !
Et oui, pas d'histoire d'amour ici, mais de l'amitié, sujet que je ne trouve pas assez abordé.
Merci pour ta lecture et tes retours :)