Chapitre 3 - Entre deux mondes

Darshan le rêveur, le beau parleur, le maître des portes, des clés et de tout ce qu'elles cachent mène sa barque au gré des courants de la providence. Ce Bohème est né de l'alignement de forces anciennes, d'un méli-mélo d'idées qu'a formulées l'homme.

            Vous les connaissez, l'envie, la curiosité, celle de connaître ce que cache les murs, d’abattre ces murs. La peur des prédateurs, du froid et d'autrui a créé les remparts du quotidien et le besoin de lien entre les espaces : les portes et leur infinité de déclinaisons ont nourri un concept. Sans même le savoir, ces pensées ont créé un embryon métaphorique qui répondra rapidement au nom de  Darshan. Sa conscience prend racine au moment où l'on a cessé de voir simplement un trou dans un mur de terre et de paille mais une entrée, quelque chose nous éloignant de notre point de départ, une séparation qui paradoxalement connecte.

 

Cet être immortel vécut bien longtemps dérouté, en quête de sens, à la recherche de la raison de sa présence. En mendiant le long des voies, il attendit qu'on lui tende la main. En homme accompli il travailla et assura les responsabilités qu'incombe le statut de mortel, mais ceci était vain. Un immortel cherchant à se comporter en mortel ne fait que brasser inutilement de la poussière et susciter crainte, colère et méfiance à la vue de ses compétences extraordinaires.

Ses traits ne diffèrent pas sous le souffle des années. Son c?ur ne rassit point après avoir été esseulé. Sa langue parle l'amour et avec lui le parlé de toute l'humanité. Sa capacité à tordre la réalité subjugue ; ses lunettes aux visages déformés adoptent l’allure de la précédente clé. Dans le même temps qu'elles se plient, elles en font autant de l'espace, faisant plus que de vulgaires bottes de sept lieux. Elles portent sa vue plus loin que si elles s'étaient gardées de rester sur son nez.

Le plus prodigieux des pouvoirs qu'il puisse avoir reste sa volonté de croire. Croire aux lendemains qui chantent, voilà qui l'enchante et touche en plein c?ur ses multiples admirateurs.

 

Son récit est transmis comme toute légende par la voix d'anciens à barbe et d’ermites à l'allure fascinante.

Il ne me manque qu'une chose pour que je me libère de ma course. Pour que j'adhère à ce qui fait mon quotidien, j'ai besoin de savoir, de voir celui qui a fait mon sort.

Volais-je ce que la nature n'a pas cru bon de m'offrir ? Quand je dors dans un lit qui n'est pas le mien ou que je mange la soupe d'un hôte que je ne connais point, où es-tu ? Mes frères les hommes me rejettent, je vis donc entre les parvis. C'est ici que j'écris ma vie.

 

Darshan explore les bibliothèques, les musées, les marchés en soufflant l'indifférence qui s'est déposée à la surface des ouvrages, en grattant, creusant des connaissances reléguées avec lui au mythe. Ce travail de titan s'approche de celui de la fourmi tant l'assiduité de Darshan est constante et éparpillée entre des lieux divers.

Les avancées sont rares, mais aujourd'hui s'annonce être un jour exceptionnel, sur un banc de la bibliothèque nationale de Chine à Pékin. Les étagères remplies de livres occupent plusieurs étages et suscitent vertige et excitation pour les visiteurs. Les traits rectilignes articulant les lieux forgent son organisation et sa lisibilité.  Depuis un coin de table Darshan poursuit ses recherches méticuleusement comme à son habitude. Les esprits qui explorent les rayonnages s'échauffent et se gargarisent de tant d'ouvertures sur le monde, de fictions qu'on ne pourra jamais toucher, de sciences qui permettront d'écrire l'avenir. Darshan pour sa part parcourt un recueil de poèmes sanskrit. Parmi les odes à l'humilité, à la générosité et à la sobriété, Darshan trouve quelques lignes qui semblent répondre à ses interrogations :

 

L'amour est le lit de la famille.

La clé de sa chambre est la sincérité et sa porte la réciprocité.

 

  Il n'y a pas de doute possible. Si, il y en a suffisamment pour que Darshan souhaite raffiner ses conclusions par un mudra?. Il quitte sa table avec son ouvrage sous le bras et disparaît avec nonchalance entre deux battements de porte des toilettes du personnel.

 

Il sort de sa petite boite, accueilli par le clapotis du Periyar. Darshan s'assied le long du fleuve, puis positionne sa main droite pour qu'elle soutienne sa main gauche et que ses pouces soient en contact pour réaliser le Dhyana mudra?.

Un mudra? est un sceau permettant de canaliser l'énergie afin qu'elle s'exprime au travers du filtre de cette langue mystique.

Jivan a remarqué le retour de son ami. Il s’installe pour l'observer ; conscient qu'il est de l'état de concentration que Darshan cherche à atteindre, il veille à sa discrétion jusque dans le froissement de l'herbe qu'il provoque.

 Les poignets de Darshan se relâchent. Son inspiration l'emplit de braises. L'expiration extirpe tout trouble interne et l'entoure d'un halo d'absence. La vie palpite en Darshan. Il bascule en arrière et se voit flotter comme s'il était en lévitation. Du noir vient la couleur. Des couleurs, ils en approchent, elles viennent à sa rencontre et tracent les traits d'une lanterne de bois aux motifs circulaires.

 

Elle s'allume. Son rayonnement dessine les ornements d'une finesse hors de portée d'homme. Ils s'inscrivent dans un bois hors du temps encadré d'une pierre fondue dans le tissu même de l’existence.

Darshan ne connaît pas cette porte qui lui fait face. Il sait instantanément où elle mène. Son bras porte sa main au plus près qu'il peut de cette ouverture, vers le seul espace qui lui est inconnu.

Tu es là ! Je t'ai enfin trouvé ! Je ne veux pas m'éloigner de toi avant de t'avoir rencontré.

Ces pensées n'atteindront pas le stade de murmure dans cet environnement dépourvu d'air ou seul l'esprit à corps.

La lueur de la lanterne faiblit, s'éteint et emporte avec elle la porte en se drapant de l'inconnu. Darshan se voit happé, reconduit à lui par une force irrépressible.

En ouvrant ses yeux, Darshan retrouve Jivan en train de découper quelque légumes. Il ne retient pas un instant les cris et les gerbes d'enthousiasme qui le traversent :

 - Je sais ! Mon ami j'ai trouvé le chemin !

 - Le chemin vers ton père ?

 

 - Il était là ! La solution était dans un poème, un poème... répète-t-il fiévreusement.

 - Qu'est-ce qui te fait dire que ce n'est pas encore une fausse piste ? Je me souviens encore de je ne sais combien de reliques qui étaient censées te permettre de le rencontrer.

 - Cette fois-ci la situation est tout autre. Je l'ai senti. J'ai vu une porte que je ne connaissais point, te rends-tu compte de ce que ça implique ?

 - Que ça peut très bien être ce que tu penses ou une métaphore qui ressemblait à une porte.

 - Il n'y pas de doute possible, le message est clair, annonce notre héros avec candeur. Cette porte s'ouvrira à moi quand j'aurai trouvé le véritable amour. Une fois cela fait, je pourrai demander à mon père la paix, celle de quitter un monde qui n'est pas fait pour moi, pour ne plus être cet éternel étranger des hommes comme de la nature.

 - C'est tout ce que je te souhaite Darshan, ponctue timidement le modeste pêcheur.

 

 - Merci ! Mais ne t'en fait pas je rendrai grâce à ta grandeur d'âme avant de me soustraire à cette existence. Après près de vingt, non de trente ans à mon contact, songes-tu à accepter un présent que je pourrai t'offrir.

 - Je n'y consens toujours point. Accepte le cadeau d'un dieu et tu en deviens tributaire, refuse le et tu seras un saint.

 - Tu es drôle Jivan. Sois sûr de ne pas connaître le regret car je prépare mon départ. Je dois faire place, dans quatre jours je reçois l'élue de mon c?ur. Tout doit être parfait ! conclut Darshan au travers d'extravagants gestes.

Ainsi l'extraordinaire arpenteur de l'humanité sema aux quatre vents les graines de sa libération sans attendre.

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