Rapport de mission de récupération :
Échec de la mission.
Nous avions réussi à acculer la cible chez elle, mais elle est parvenue à utiliser l’A-Y sur trois statuettes qui nous ont fait perdre suffisamment de temps pour que la Porteuse s’échappe.
Archives de l’Apsû, branche Japonaise, 1956
Mon oncle est dévasté.
« Rien ? Mais comment est-ce possible ? Il ne peut pas être ailleurs ! »
« Et si tu me disais, enfin, ce que tu veux que je cherche exactement ? »
Il m’a poussé à inspecter absolument chaque pierre de mon père… Il me l’a même fait faire deux fois, arguant que je n’avais pas été suffisamment attentive !
« Sa chevalière ! Son Anneau ! »
Je tressaille. Pourquoi est-ce que j’entends clairement la majuscule ?
« Hum… quel rapport avec ses sujets de travaux ? Sa chevalière n’était pas avec lui, quand tu es allé identifier son cadavre ? »
Je me crispe à ces mots qui me donne un goût amer de cendre et de tristesse dans la bouche. Juste avant de récupérer ses affaires, mon oncle a dû aller voir le corps de mon père, pour attester qu’il s’agissait bien de lui.
Confirmant ainsi son décès.
« Non, elle n’y était pas ! Ton père l’a forcément cachée… et j’étais persuadé qu’il le ferait dans une de ses pierres ! Pour que toi seule, tu puisses la retrouver ! »
J’ouvre des yeux ronds.
« Je ne comprends absolument rien à ce que tu racontes ! Et puis, pourquoi vouloir cacher sa chevalière ? Je sais qu’il y tenait beaucoup, mais… »
« C’est ça que voulait ton incendiaire ! »
Un silence de mort s’abat après ces mots, douchant mon début d’énervement, au profil d’une perplexité.
« Mais… pourquoi ? »
« Je… Ton père… Sa chevalière n’était pas… normale. Je ne connais pas les détails, Arthur a toujours été très secret à ce sujet ! Mais… non, tu sais quoi ? Il vaut mieux que nous en reparlions plus tard, à tête reposée. D’accord ? »
Il ne me donne même pas l’opportunité de protester, il s’éloigne à pas lourd, avec ses mains qui ne cessent de se frotter nerveusement l’une contre l’autre.
Je fonce, quant à moi, m’enfermer dans ma chambre.
Là, je respire lentement, posément, j’ordonne mes pensées. J’ouvre ma fenêtre en grand pour faire rentrer de l’air frais et saint.
Puis, une fois mon rythme cardiaque stabilisé, je porte une main hésitante à ma poche où mes doigts se referment sur son contenu.
Avant même de déplier mon poing, je sais ce que je vais y trouver : comme je m’en doutais, c’est effectivement la chevalière de mon père. Ce que j'ai extrait de la géode, pendant que nous étions au commisaria, est bel et bien sa chevalière !
Comment est-ce possible ?
Faite dans un métal terne gravé de minuscules runes, le dessus est orné d’une petite agate lisse de couleur verte tachetée de blanc, sur laquelle est délicatement ciselé, en brun, un motif d’épée plantée dans la terre.
C’est une merveille de bijouterie comme je n’en ai jamais vu ailleurs.
Je me souviens m’être souvent fait la réflexion que son concepteur devait être un artiste hors du commun.
Je me rapproche vivement de la fenêtre pour l’admirer à la lumière du jour.
L’agate capte les rayons du soleil, ce qui me permet d’encore plus apprécier la subtilité du motif…
Je me statufie.
Agrippée au rebord à l’aide de ses petites mains griffues, une créature invraisemblable me fixe de ses énormes yeux noirs, en se tractant à l’intérieur avec une lenteur infernale.
Immonde homoncule, il est semblable à un singe gris, de la taille d’un nourrisson, des crocs jaunâtres dépassent de sa gueule, et ses longs bras sont reliés à son corps par un étrange mélange entre des membranes d’ailes de chauves-souris et celle d’un oiseau aux plumes hirsutes.
Enfin, il se fige, ses yeux sans fond tombant sur ma main… et son contenu.
Ni lui ni moi n’esquissons le plus petit geste durant d’interminables secondes.
Puis sans aucun avertissement, il bondit avec une célérité détrompant l’impression de lenteur qu’il m’avait jusqu’alors donné !
Il veut la chevalière de mon père ! Hors de question que je lui laisse tout ce qui me reste de lui !
Je l’esquive de justesse, m’écrasant maladroitement contre le vieux mur.
De colère, le singe hérisse son mélange de poils et de plumes, alors qu’il émet des sons rageurs dans un indescriptible amalagme de grognement et de hululement !
Je me plaque à la pierre du mur, attentive aux mouvements de ce monstre. Si je l’évite assez vite, il se cognera certainement contre la roche…
Pour une raison inconnue, je perçois une douce chaleur dans le creux de ma main droite… Comme quand j’avais récupéré la chevalière ! Mais je tâche d’ignorer la sensation pour me focaliser sur le singe : il va bientôt bondir de nouveau. Je le sens…
Ça ne tarde pas.
À l’aide de ses ailes, il s’élance vers moi, la bave aux lèvres et les doigts tordus de ses pieds tendus vers moi, toutes griffes dehors !
Trop vite. Il est trop rapide, je ne vais pas pouvoir l’esquiver ce coup-ci !
Le singe pousse un cri triomphant !
La chaleur dans ma main s’intensifie.
Mes doigts s’enfoncent soudainement dans le mur, se refermant sur quelque chose d’allongé.
Je ne réfléchis pas, je sors l’objet de sa prison minéral, et le brandi contre la créature !
Le cri de victoire se change en un râle d’agonie, alors qu’il se fait faucher par l’épée que je brandis.
Le monstre s’effondre sur le plancher, alors que la vie abandonne ses yeux sombres avec lesquels il darde un regard de pure haine à mon encontre.
Je le fixe plusieurs secondes avant de me risquer à me rapprocher prudemment… Et la créature choisit ce moment précis pour s’effriter violemment en de grosses volutes de fumée noir charbon, qui adopte pendant un instant la forme d’un singe et d’un hibou entremêlé… puis s’évanouit aussi vite qu’elle est apparue, me laissant abasourdie.
Ma respiration est saccadée, alors que l’adrénaline dans mes veines me délaisse progressivement.
Mais qu’est-ce qu’il s’est passé ? Qu’est-ce que c’était que cette chose ? Et qu’est-ce que c’est que cette épée ?
Je la lève à hauteur d’œil.
Je suis immédiatement surprise par l’aisance de mon mouvement.
L’arme est parfaitement équilibrée pour ma morphologie. Sa poignée d’un gris andésite s’adapte tout naturellement à ma paume. La garde d’or lisse et courbée a les proportions optimales pour protéger ma main et la lame a la longueur idéale… C’est comme si elle avait été créée expressément pour moi.
Je passe délicatement mes doigts sur la lame, en évitant le fil que je devine être aiguisé à la perfection… En quoi est-elle faite ? Au premier coup d’œil, j’aurais dit qu’il s’agissait d’acier, mais à regarder de plus près, ce n’en est clairement pas. Trop brillant. Trop solide. Trop… pure.
Je n’ai jamais vu ni entendu parler d’une matière semblable !
« Diane ? Que se passe-t-il ? »
La voix de mon oncle résonne à l’autre bout du couloir, en même temps que le bruit de ses pas se rapproche lourdement.
Par un réflexe que je n’explique pas, je plaque l’épée contre la pierre du mur… qui avale l’arme sans difficulté. Mon instinct me crie qu’il ne doit pas la voir. Et je fourre également la chevalière dans ma poche.
Juste à temps, car Hector ouvre ma porte à cet instant précis.
« Un problème ? J’ai entendu du bruis… »
Je m’empresse de le rassurer et me frotte le coude, comme si je m’étais fait mal.
« Rien ! Je me suis juste cogné… »
Il semble sceptique, mais ne commente pas. En revanche, il a encore ce coup d’œil rapide vers mes mains, puis sort de ma chambre et ferme derrière lui.
Je reste là, debout au milieu de la pièce pendant de longues minutes, avant de reprendre mes esprits.
C’est alors que la lumière se fait dans mon cerveau.
La chevalière.
C’est elle qu’il cherche depuis le début, avec ses regards incessants sur mes mains !
Prise d’une idée, je sors le bijou, que je présente au mur. Sans grande surprise, la roche devient molle et me permet de l’y enfoncer, puis de le récupérer sans le moindre souci.
Mon oncle n’est donc pas fou… à moins, bien sûr, que ne le soyons tous deux.
*
Dès le lendemain matin, mon petit déjeuner à peine avalé, Hector me traîne encore une fois jusqu’à sa voiture, après m’avoir donné l’ébranlant information comme quoi nous allions visiter les ruines de mon ancienne maison !
Plus nous nous rapprochons, plus j’enfonce mes mains dans mes poches, dans l’une desquelles se trouve la chevalière, que je serre dans mon poing pour me rassurer.
Alors qu’enfin nous arrivons, Hector plisse soudain le nez. En effet, l’odeur de brûlé est omniprésente dans la ruelle.
Il se gare, à proximité du ruban qui barre le chemin devant la carcasse noircie de ma maison. La voir dans cette état... c’est presque pire que quand je l’avais vu en flammes.
Un policier vient à notre rencontre, probablement pour nous demander de partir, mais mon oncle l’interrompt en lui brandissant un papier sous le nez.
J’ignore ce qu’il y lit, mais il lève les sourcils de surprise, avant d’annoncer, l’air un peu perplexe :
« Ah. Bon… si vous avez une autorisation… Faites tout de même attention, on n’est pas à l’abri d’un effondrement… »
Hector et moi passons sous le ruban pour explorer les ruines.
Par-ci par-là, je reconnais vaguement des éléments carbonisés, mais tout ce qui était récupérable l’a bien sûr déjà été.
Nous déambulons précautionneusement dans les décombres, sans que je sache réellement ce que nous cherchons, puis soudainement, je vois Hector s’arrêter.
Je me fige également quand je découvre devant quoi il est planté.
L’emplacement du bureau de mon père.
L’endroit semble avoir encore plus que le reste été la victime des flammes. À croire que l’incendie s’y est acharné.
« Diane… Je sais que nous n’avons pas toujours été très proches, tous les deux… »
Jamais, oui.
« Mais je voudrais te dire que je suis sincèrement désolé… J’aimais vraiment Arthur… »
Je hausse les épaules, qui me paraissent soudain bien lourdes.
« Tu n’y es pour rien. »
« C’est vrai… Mais je regrette tout de même de ne pas avoir été davantage là pour vous deux… »
Je donne un coup de pied dans un gravillon, qui part se perdre quelque part dans les décombres.
« Le passé, c’est le passé… C’est le présent qui importe, maintenant… Papa disait ça parfois. »