Chapitre 3 - L'épouvantail (II)

Par Daichi

Une main tira son poignet, l’extirpant hors du lac jusqu’à une surface dure et froide. Elle expulsa une vague d’eau hors de son corps, désormais appuyée sur ses coudes.

« Reste allongée, abrutie ! Sauter dans un trou comme ça, faut vraiment pas avoir envie de vivre. Quelle crétine j’vous jure… »

La voix grésillée continuait de s’acharner contre elle, alors qu’elle reprenait son souffle avec difficulté. Elle tremblait de tout son corps, désormais trempé, et ne voyait pratiquement rien. Elle posa sa tête sur le sol gelé, soupirant de soulagement. Jamais une telle humidité ne lui avait procuré autant de bien, malgré le choc qu’elle venait d’avoir.

« Tu es morte, ça y est ? reprit le robot.

— Pas encore », murmura-t-elle, savourant la fraîcheur de l’endroit. Elle se releva avec peine, et regarda autour d’elle, ne voyant que le faible trait de lumière issu du trou qui se trouvait à vingt mètres au-dessus d’eux. Autour d’elle, tout était flou et noir : sa lunette avait disparu. Pire ! Elle avait lâché sa ceinture lors de sa chute, perdant dans le même temps son précieux revolver.

Un clic se fit entendre, et une lumière épousa son visage. S’habituant à celle-ci, peu vive, elle vit une rangée de petites lampes à huile fichées sur le mur. Elles illuminaient les parois d’un gigantesque tuyau, rempli de plusieurs mètres cubes d’eau à sa base, suffisamment pour faire couler quelqu’un ne sachant pas nager. L’odeur n’était pas la plus agréable qu’elle ait connue, mais était supportable. L’épaisseur de ce tuyau était telle que les lampes ne pouvaient illuminer l’autre côté. Qui sut combien de mètres la séparaient de ce versant du lac ?

« Woah, se contenta de murmurer Neila. C’est quoi, cet endroit ? L’océan ?

— Les égouts, pardi ! Abandonnés depuis bien longtemps. Ce tuyau a vite été délaissé, comme beaucoup de ses congénères. Et c’est accessoirement là que je me réfugie lorsque je veux avoir la paix ! »

Elle dirigea son regard en direction du robot, désormais debout sur ses deux jambes. Sa silhouette était floue, mais elle pouvait aisément prendre conscience de sa taille. Il était bien plus grand qu’il ne le paraissait à la surface : presque deux mètres de haut, atteignant les un mètre vingt une fois assis, au milieu d’un grand nombre de babioles, ainsi qu’une sacoche, aussi trempée que sa propriétaire. Sur le bas de son dos étaient branchés des câbles, eux-mêmes fixés sur une sorte de générateur solidement accroché sur le mur. L’automate qui y était branché regardait la jeune fille avec dédain, alors qu’elle s’agenouillait devant lui.

« Tu… Tu m’as sauvé la vie… Merci !

— Ah non, pitié ! Ne commence pas ! Je ne veux rien entendre, maintenant pars et fiche-moi la paix ! »

La jeune fille se mit à rire, contribuant à l’agacement du robot. « Tu es sourde ?! Je t’ai dit de partir !

— Même si je le voulais, continua Neila en se calmant, je ne pourrais pas, la sortie est bien trop haute pour moi. Sauf si tu sais comment me faire monter.

— Je peux sortir seul, mais je ne pourrai pas t’y emmener. Ces tuyaux finissent bien quelque part, alors débrouille-toi.

— Pourquoi m’avoir sauvée si c’est pour finalement me laisser mourir ? »

Le robot émit une nouvelle fois le râle caractérisant ce qui semblait être un soupir, avant de se taire. Il s’occupait avec un morceau de métal et un vieux chiffon abîmé, laissant Neila à ses affaires. Cette dernière se leva, et observa les alentours. Le soleil semblait s’être couché, à l’extérieur, et il n’y avait aucune autre lumière que celle des lanternes. Par conséquent, aucun point de repère. Elle ne savait pas dans quelle direction aller ni comment éclairer son chemin. En face, le noir absolu… Un inconnu qui la fit frémir d’angoisse.

« Tu ne veux vraiment pas m’aider une deuxième fois et à trouver cet argent, petit robot ? minauda-t-elle.

— Tu peux aller te brosser, petite mademoiselle. Je ne suis pas vraiment attachant, comme tu as pu le remarquer.

— Sans rire ? enchaîna la jeune femme en s’installant près de lui, contre la paroi. Mais tu m’amuses ! Si je t’aide, je sais que tu m’aideras en retour !

— M’aider ? dit-il après une courte pause, interrompant son activité. Mais je n’ai besoin de rien, pour qui te prends-tu, enfin ?! »

Neila pointa le générateur, relié au robot par plusieurs câbles épais.

« Tu ne peux pas vraiment bouger d’ici, je me trompe ?

— Cela me va amplement. Contrairement à d’autres, je n’ai pas des envies suicidaires ou la fâcheuse tendance à vouloir déranger autrui. »

Elle l’observa en train de polir avec attention le bout de métal qu’il tenait toujours en main. Il semblait y porter énormément de soin, ses doigts métalliques maniant avec une étonnante douceur le vieux chiffon déchiré et sali qui lui servait d’outil. Le petit morceau de cuivre se rapprochait d’apparence à un miroir, tant le travail avait été bien effectué. On pouvait y voir un œil bleu, brillant, s’y refléter, ainsi qu’une moustache curieusement raffinée. Occupé à l’instar d’un orfèvre dorlotant le plus beau bijou du monde, il ne semblait même plus se préoccuper de la jeune fille à ses côtés, qui l’épiait telle une enfant curieuse.

« Bon ! s’exclama-t-elle soudain, manquant de faire tomber le bout de cuivre entre les doigts de l’automate. Comme promis, je vais t’aider !

— Tu es sourde, décidément. Barre-toi d’ici, j’en ai assez de te voir ! Je suis très bien où je suis, je n’ai pas à être redevable envers quelqu’un comme toi.

— Pourquoi est-ce que tu étais dehors, alors ? »

La main qui polissait les bords du morceau de métal s’arrêta net.

« S’il te suffit de rester ici pour être tranquille, continua Neila, alors pourquoi…

— Ça suffit ! hurla le robot, se levant d’un bon et attrapant la jeune fille par le col. Fiche. Moi. Le. Camp. »

Neila plongea son unique œil dans celui de son sauveur. Un œil solitaire, lui aussi. D’un bleu brillant, mais privé de lumière. Seule persistait une étincelle. La même qui brillait dans ceux des marmots de l’orphelinat. Ou du sien.

Elle tint d’une main tremblante son poignet de métal, qui finit par lâcher. Le robot retourna à sa place, convaincu d’avoir enterré les vaines volontés de l’intruse.

« Très bien ! Je ne vais pas te demander la permission alors ! », lança-t-elle, avant de foncer vers le générateur et de débrancher les câbles d’un coup sec. La réaction de l’automate ne se fit pas attendre : après quelques instants de tremblement agités, il prit dans ses mains les câbles gisants à même le sol.

« Tu es folle ?! Tu veux me tuer, maintenant ? »

La jeune fille sourit, et sortit de la sacoche un tournevis, ainsi que la première lunette que McQueen lui avait offerte. Légèrement fissurée, et relativement petite, elle lui permettait au moins d’observer la moustache du curieux androïde.

« Tu as même sauvé mon sac. Je ne peux pas te laisser là !

— C’est trop compliqué de te demander de me ficher la paix ? J’ai besoin de rester branché plusieurs jours pour…

— Promis, si tu me laisses faire, je te laisserai tranquille, quitte à en mourir ! OK ? »

Elle lui tendit la main, arborant sur son visage un sourire empli de confiance. Le robot ne comprenait pas d’où elle tirait autant d’assurance ni ce qui la poussait à agir aussi stupidement, mais il laissa son râle coutumier s’échapper de ses enceintes vocales et serra sa main, non sans l’envie de lui broyer les os. « Je te laisse faire, mais ne t’avise pas de me casser ! Je marche bien, mais je ne suis plus tout jeune.

— Parfait ! s’extasia Neila, ravie de pouvoir réutiliser son tournevis tordu. Je ne sais pas si je pourrais faire grand-chose avec ce vieux machin…

— Tu t’en es déjà servi au moins ? demanda avec inquiétude son sujet de test, alors qu’elle commençait à trifouiller les câbles qui dépassaient de son dos, plissant les yeux derrière sa lunette inadaptée.

— Évidemment ! Je me suis occupée personnellement du générateur de Little Coin. Je l’ai cassé deux ou trois fois, bien sûr, mais… »

Avant qu’elle ne puisse finir sa phrase, le robot se désactiva net, à la suite d’une mauvaise manipulation. Sous la panique, elle rebrancha un fil, et le robot se cabra sous le choc. « Bon sang, fais attention ! », hurla celui-ci, alors que la jeune fille s’excusait en riant. Elle fouilla avec précaution le contenu de son corps, et trouva une espèce de sphère bleue très brillante, reliée au reste du corps par une multitude de câbles. Son cœur, peut-être ? Elle fouilla plus bas, et trouva un gros bloc tordu. La batterie.

« Je peux savoir ce que tu comptes faire, au juste ? Je tiens à ma tranquillité, mais pas au point de mourir ou de finir estropié… Des comme moi, on en répare plus autant qu’avant !

— Fais-moi confiance… Ah, j’ai trouvé ! »

Un petit clac raisonna dans le tuyau, et le robot se brusqua. Immobile, sa réparatrice guettant ses réactions, il finit par bouger ses doigts, ses bras, sa tête, puis ses jambes. « Je fonctionne comme d’habitude… Qu’est-ce que tu as fait ? Tu n’as rien cassé j’espère !

— Ta batterie était mal branchée ! Tu ne rechargeais que ta batterie de secours, c’est pour ça que tu ne pouvais pas rester débranché trop longtemps. Par contre, elle est défectueuse, je pense qu’elle ne durera…

— Qu’une semaine, tout au plus », termina l’automate, fouillant sa mémoire. La jeune fille afficha une sincère expression surprise, alors qu’il se tournait lentement vers elle. « Cette batterie avait fini par fondre, et je l’avais débranchée afin de ne pas l’abîmer davantage. Au cas où elle aurait pu encore me servir, tu vois. Ça date d’il y a quasiment un siècle, je ne m’en souvenais plus… Tu n’as pas servi à grand-chose, comme je m’y attendais ! Débranche-la, elle est inutile. »

Il se remit dos à elle, attendant patiemment qu’elle agisse. Neila n’en revenait pas. Devant elle, un robot résigné. Seul et épuisé, face à la mort, fuyant toute aide qui lui était proposée. Se mordant la langue, elle se leva et rangea son tournevis.

« Qu’est-ce que tu fais ? Je t’ai dit de remettre ma batterie de secours en place ! râla le condamné, trifouillant le bas de son dos, déterminé à le faire lui-même.

— Viens avec moi. »

Un silence gênant accompagna cette demande.

« Je te demande pardon ?

— Viens avec moi, répéta la jeune fille. On trouvera des ingénieurs à Everlaw, ils pourront te remettre des pièces neuves ! Tu pourras vivre comme tu l’entends ! En échange, tu m’aides à trouver de l’argent, tout le monde est gagnant ! »

Le robot baissa la tête, ses doigts désormais immobiles. Devant lui, le petit bout de cuivre qu’il lustrait depuis des mois. Dans celui-ci, une faible lumière bleue se reflétait. Quittant ses pensées, il mut de nouveau ses doigts, à la recherche de câbles à débrancher.

« Je vis déjà comme je l’entends, je te l’ai longuement répété.

— J’imagine que je ne pourrais pas te faire changer d’avis ? soupira Neila. Bon, aide-moi au moins à trouver ce trésor caché alors ! »

Le robot leva les yeux en l’air, pensif.

« Si ça peut me permettre de ne plus jamais te revoir, soit ! Tu veux une histoire ? Il y a dix ans, on a enterré un homme. Mais on l’a enterré vivant. Jamais je n’ai entendu parler de pognon ou de quoi que ce soit d’autre. Si cet homme en avait, alors il se l’est sûrement fait piquer avant de subir ce funeste destin. »

Neila serra ses bras, frissonnant d’angoisse et de froid. Elle ne savait si cela était dû à l’horreur de la scène qu’elle avait éprouvée, ou au fait d’apprendre qu’il n’y avait jamais eu d’argent ici. Peut-être dormait-il pendant que l’homme l’a enterré ! tentait-elle de se convaincre.

En second lieu, bien entendu, elle avait froid. Le générateur fournissait un peu de chaleur, elle se colla alors à lui, et ouvrit sa chemise avant de l’étendre sur l’appareil pour le faire sécher. Celle-ci était trouée et salie, à l’origine, mais cette plongée dans les égouts était irrattrapable.

Neila réfléchissait à comment sortir de cet endroit sans aide quand, après plusieurs minutes, elle tourna le regard en direction du robot, fidèlement attelé à sa tâche.

« Avant de te laisser enfin tranquille, je voulais te demander dans quelle direction aller pour rejoindre Flicky Way. Et si tu avais une lampe pour moi. »

Le robot se retourna, et la fixa avec étonnement. « Flicky Way ?

— Oui, pour rejoindre la gare. »

Il continuait de la fixer de son unique œil. « Une gare ?

— Euh… Excuse-moi, mais, depuis quand es-tu coincé ici ? demanda-t-elle avec appréhension, attachant les derniers boutons de sa chemise à carreaux.

— Bientôt deux-cents ans, à peu de choses près, répondit l’automate. Et il n’y a jamais eu de train menant aux cités, à part le Mercury Way, dans les montagnes.

— Eh ben… Maintenant si, il y a des trains partout. Tu n’as jamais remarqué tous ceux qui passent au loin ? »

Le robot resta pensif, sourd aux autres questions que lui posait la jeune fille.

« Eh oh, tu m’écoutes ? le secoua cette dernière.

— L’ouest se situe à gauche, marmonna-t-il simplement. Tu peux continuer ton chemin.

— Bon, très bien. Merci, euh… » La jeune fille fixa l’orfèvre, toujours attelé à son travail. « Tu as un nom ? »

Il tourna le bout de métal entre ses doigts, son regard y admirant son propre reflet. « Un nom ?

— Oui, enfin, je ne sais pas comment on appelle les robots. Un matricule, une marque, une fonction ?

— Je n’en ai pas le moindre souvenir, et je m’en fiche, soupira le robot en se levant. Mais… Je me souviens d’un nom, que j’ai entendu une fois. »

Piquée de curiosité, la jeune aventurière se retint de lui poser la question. Son regard terriblement insistant fit comprendre au robot qu’elle désirait savoir de quoi il s’agissait.

« Tu as toujours ton tournevis ? », demanda-t-il simplement, ignorant sa question muette.

Visiblement déçue, elle opina du chef, sortant l’outil de sa main gauche.

« J’ai un problème de voix, répare-le. »

Bien qu’étonnée par la demande, elle accepta avec joie, hissée sur la pointe des pieds. En tournant une petite vis au niveau de sa gorge, la voix du robot passa de l’aigu au grave, pour finalement atteindre un timbre plutôt agréable à l’oreille. « C’est mieux ? », lui demanda-t-elle, intriguée mais satisfaite.

« Bien mieux, j’imagine, répondit le robot de sa nouvelle voix, bien plus suave et posée. Bon. Ne hurle pas… Si tu me fais monter dans ce train, je veux bien t’aider à sortir d’ici. Et à trouver ton trésor imaginaire, si ça peut t’enchanter.

— C’est vrai ?! hurla la jeune fille, sautant sur place, forçant le vieil orfèvre à se boucher ce qui lui servait d’oreilles. Tu viens vraiment ? C’est génial !

— Ne cache surtout pas ta joie, je suis heureux de t’entendre l’exprimer ainsi, vociféra la machine à sarcasme. Ô, mes seigneurs, dans quel enfer est-ce que je suis en train de m’embarquer…

— Promis, je serais sage comme une image ! Tu verras ! Et je suis sûr que ta compagnie sera infiniment meilleure que celle de ce foutu sac à merde à cause de qui j’ai fini ici.

— Je ne pourrais pas en dire autant de la tienne, répliqua son nouveau compagnon, lançant au loin son bout de métal lustré.

— Hein ! Mais, pourquoi est-ce que tu t’en débarrasses ?

— Il y en a plein d’autres dehors. »

À la lumière de la lampe à huile, la jeune fille sourit avec compassion, provoquant un agacement ostensible chez le robot. Éclairant le chemin, il ouvrit la marche, tandis que Neila ajustait ses bottes et remettait son sac en place. Enfin, elle suivit son escorte, dont elle ignorait encore l’identité.

« Quel est ce fameux nom dont tu m’as parlé ? », se risqua-t-elle à demander.

Il garda le silence, continuant sa marche. Elle avait promis de ne plus le déranger davantage, et se résigna donc au silence, suivant le pas soutenu de l’automate.

« William. William Kidd. »

——

Victor Owlho tournait en rond, dans son bureau truffé de partitions, de notes d’études et de prototypes d’instruments. Sa tasse de thé froid à la main, dans laquelle il n’avait pas trempé ses lèvres depuis des heures, il passait en revue la moindre note qui décorait le papier. Le solfège n’avait d’ordinaire aucun secret pour lui : pour autant, ici, il lui posait l’un des plus grands problèmes de sa vie. Le plus compliqué de ces cinq dernières années, tout du moins.

Non, pas celle-ci. Mais elle est pourtant similaire à celle-là… J’ai déjà éliminé cette option, mais elle me revient sans cesse en tête ! Se pourrait-il qu’il s’agisse d’une autre lettre ? Impossible, je les ai déjà relues des milliers de fois…

Rares étaient ses accès de colère. En mettant de côté les fausses notes et les résultats scolaires de sa fille, rien ne pouvait réussir à le sortir de ses gonds. Aujourd’hui pourtant, il peinait à garder son calme olympien. Plus qu’énervé, il était même inquiet.

Inquiet ! se gaussa-t-il intérieurement. Qui pourrait inquiéter l’homme pour qui tout réussissait ? Cette vieille araignée ? Loin de là. Grand bien le lui fît, si ce débris pensait le contraire. Le maire ? Cet arriéré sanguinaire n’avait que ses livres de comptes sous les yeux. La taupe ? Le sonneur de cloches ? Shelly ?

S’accordant une pause, il s’effondra sur son fauteuil, ingérant puis crachant à la seconde d’après une gorgée de sa boisson. Et le thé froid, ajouta-t-il à la liste de ce qui pouvait l’énerver. Il posa la tasse sur le bureau et se releva, lisant une énième fois la lettre manuscrite qui le tourmentait, comme cherchant une issue de secours.

 

« Cher étranger,

Du plafond, je t’envoie cette lettre. Mes notes semblent flotter au-dessus de leurs oreilles, mais les bras ne s’en aperçoivent pas. Le volatile semble malheureusement s’en douter. Cette missive sera donc la dernière avant longtemps. Quand le calme sera revenu, je t’adresserai une nouvelle sérénade. N’oublie pas le cadeau, l’enfant en a besoin.

Salutations,           

La poupée »          

 

Rien à en tirer, comme toujours. Il était inutile de tenter de décrypter le contenu de ces lettres. Sur les nombreuses qu’avait dû envoyer cette poupée, deux seulement parvinrent aux chouettes qui guettaient les moindres recoins de la ville. Après tout, utiliser l’écriture manuscrite était chose réservée à la noblesse ! Pour un monde régi par les machines à écrire et les fax, l’enseignement de l’écriture était chose arriérée – moins qu’interdite. Qui donc s’amuserait à ainsi cacher ses intentions au réseau de l’Araignée ? Rien de plus suspect qu’une missive écrite à la main, pour les yeux du rapace musicien qui observait toute la ville.

Mais l’émissaire était ingénieux. Sans doute envoyait-il plusieurs exemplaires, dans le cas où une lettre serait interceptée. Et ce cas-ci ne semblait pas l’inquiéter, au vu du vocabulaire utilisé pour brouiller les pistes. Bien que le sujet fût évident, seuls l’auteur et le destinataire avaient le moyen de comprendre le contenu de ces lettres. Le problème était là : qui les écrivait ?

Le destinataire avait disparu, peu après que Victor eut réussi à l’identifier. Un garçon tout juste adulte, cicatrice sur le front. Ce jeune paysan, qui osait alors le provoquer par sa présence, s’était enfui, dès qu’il avait senti le vent tourner.

Dès que la poupée l’a prévenu du danger, plutôt, se corrigea le musicien. L’auteur savait donc qu’ils étaient recherchés, lui et son acolyte. Mais il n’a pas pris soin de masquer sa trace, probablement dans l’urgence. Ce qu’il pouvait savoir, c’est de là que naissaient les inquiétudes du musicien. Ce qu’il pouvait révéler à l’étranger, s’il reposait le pied ici.

« Si l’auteur l’a averti, c’est qu’il sait que vous êtes à sa recherche », dit une voix près de l’entrée.

Victor ne daigna pas se retourner. Il parcourait du regard les nombreuses partitions face à lui, tentant de trouver un signe, une lueur, qui lui aurait permis de garder la face devant cet importun.

« Vous savez, continua la voix, j’admire votre abnégation dans cette tâche. Non, réellement. Mais vous devriez penser à vous délasser un peu. Votre fourbure se lit dans vos manières.

— En quoi donc mon attitude vous intéresse tant ? lâcha Victor sans intérêt pour son interlocuteur, toujours dos à lui.

— Trois cours manqués ce matin, m’a-t-on dit. Vos élèves semblent se miner, tout comme moi. Il n’est pas tâche plus ardue pour un banal professeur de musique que d’étudier le silence. Vous n’entendez que les battements d’ailes de vos chouettes, ne vous rapportant au mieux rien du tout, au pire un nouveau tourment. À combien en êtes-vous désormais ? Trois ?

— Deux lettres », conclut Victor en se tournant vers le bureau, face à son rival.

Celui-ci mesurait presque deux mètres, en oubliant le haut-de-forme qui trônait au sommet de son crâne. Mais, plus encore que sa taille, c’étaient ses membres qui attiraient le regard : six bras. Deux en arrière, posés contre le bas de son dos, deux croisés contre son buste, un dont la main caressait son menton et l’autre jouant avec une plume. Six bras mécaniques, appartenant à un robot habillé d’une merveilleuse tenue à queue-de-pie violette. Son visage, celui-ci habillé de cuivre, était percé de deux yeux lumineux, d’un vert éclatant. Une couleur détestable, selon le jeune musicien.

« Oh, j’en suis marri. Je pensais vous avoir sous-estimé, mais il semble, à tout le moins, que ces lettres soient fort difficiles à débusquer.

— Soyez plus pontifiant encore, maître d’éloquence, vos piques ne me seront pas plus douloureuses », soupira Victor en se dirigeant vers une de ses commodes remplies de papiers décorés de solfège. L’un des tiroirs contenait contre toute attente un amas de feuilles de thé, qu’il sélectionna avec grand soin, avant de les plonger dans une petite boule à thé. « Que me vaut donc votre sympathie ?

— Je venais aux nouvelles. Le reste du Sénat semble fort ennuyé par votre absence, au vu du bal qui approche. Et je ne me risquerai pas à leur annoncer que vous traitez une affaire d’une telle ampleur dans leur dos.

— Vous perdriez toutes vos chances de réussite auprès du maire, répondit Victor en allumant sa bouilloire. Ce secret ne nous concerne que tous les deux. Qu’auriez-vous à y gagner ?

— Je ne m’égarerai pas en détail, tout comme vous semblez avare des vôtres. Mais sachez que le destinataire a été localisé. »

Victor éteint subitement l’appareil, imposant le silence dans la pièce.

« L’étranger ?

— Navré de vous avoir fait courir après un fantôme. Il semblerait que vos pistes ne mènent désormais plus à grand-chose. Qui que soit l’auteur de ces lettres, il ne nous apportera que peu d’informations que notre cher étranger ne pourra nous apporter. »

Victor masqua son soulagement et ralluma son appareil. Fort heureusement, cette chère Araignée ne semblait toujours pas comprendre l’intérêt premier qu’avaient ces lettres pour le jeune professeur. Il versa avec patience l’eau désormais chaude dans sa tasse et y trempa avec délicatesse la boule à thé, avant de s’avancer en direction de l’automate.

« Je suis curieux… Comment avez-vous retrouvé le destinataire ? Même mes chouettes ont dû ratisser la ville pendant des mois pour le débusquer, alors à l’extérieur… Belle prouesse, au demeurant.

— Un prestidigitateur ne dévoile d’ordinaire pas ses secrets, mais il peut en partager certains pour embellir le mystère qui entoure ses numéros. »

Il marqua une pause, observant le bazar peu sophistiqué du misérable bureau. Il prit entre ses doigts une des nombreuses feuilles de note du professeur, admirant le tracé si peu délicat des mots qui la parsemaient. Il prit le temps d’en parcourir les lignes, de ses yeux électriques, avant de poser ces derniers sur le visage impatient de son collègue.

« Je n’ai cependant que peu d’attrait pour les surprises gâchées.

— Je vous en prie, moquez-vous de moi, se résigna Victor, avalant une gorgée du doux breuvage qui caressait ses narines. Je n’en ai cure. »

Il sauva son regard sur les partitions accrochées au mur du fond, appartenant à ses élèves. Pour le dernier examen, il leur avait demandé à tous de composer une musique basée sur leurs lectures quotidiennes. Que vous font ressentir ces œuvres ? À quoi vous font-elles penser ? Remémorez-vous ces plus beaux moments de lecture en rédigeant ces morceaux. Vous êtes libres, au-delà de cette consigne ! Il était plus que persuadé que la taupe, la poupée, se trouvait parmi ses élèves. Personne d’autre dans son entourage ne pouvait observer avec autant d’attention ses faits et gestes, pour ainsi le devancer autant. Tous issus de la noblesse, ainsi l’ensemble concordait.

Avec cette simple consigne, il espérait repérer une trace, quelconque, du texte des lettres. Aucun auteur n’aurait pu cacher ses intentions dans une mélodie, encore moins des musiciens amateurs sans subtilité.

Et pourtant, se lamenta intérieurement Victor. Cette poupée me résiste… À croire qu’elle a presque trois mesures d’avance sur moi. Prodigieux.

« De grands compositeurs à en devenir ? hasarda le haut-de-forme.

— Loin de là. Toutes ces copies seraient à jeter. Je regretterais presque mon métier.

— Je regrette également que vous vous soyez retrouvé dans cette position, mon cher, continua le robot en lisant les notes du professeur. Un compositeur au trait si peu raffiné, un désastre pour nos générations futures. Mes oreilles souffrent déjà à cette idée. »

Les efforts que dut accomplir Victor pour masquer sa surprise étaient au-delà de ceux qu’il fournissait auprès de sa fille pour ne pas la câliner. Il avança avec naturel jusqu’à son bureau, attrapant la lettre entre ses doigts, et observa le solfège des partitions. Des notes grossières, d’autres raffinées. Certaines serrées, quelques-unes aérées. Quant aux lettres de la missive…

Oui… celle-ci. Elle correspond.

Comment avait-il pu ne pas y penser avant ? Il bénirait presque ce cher robot à six bras, qui dirigeait le service de traçage de machines à écrire. Sans cela, il n’aurait pu démasquer l’écriture de la poupée, forcée d’utiliser l’encre et la plume. Elle avait pris soin de changer son écriture, sur les rares annotations présentes sur la partition, mais le tracé des notes était criant de vérité.

« Mais cela doit grandement vous arranger, reprit l’Araignée. Vous pourrez dorénavant vous reposer et vous concentrer sur votre écriture, ou sur vos cours. Je vous l’accorde, il est navrant que vous n’ayez pas pu vous démarquer dans notre commune affaire…

— Je n’ai pas dit que je n’avais pas trouvé l’auteur des lettres. »

Victor pouvait être fier d’avoir fait tomber des doigts du sénateur sa plume fétiche. Obligé de se baisser pour la ramasser, noyé dans l’incompréhension, le vieux robot fixait le jeune homme avec insistance.

« Vous… Vous avez trouvé l’auteur ?

— Ou plutôt l’autrice. Mais il s’agit ici du seul secret que votre obligé vous partagera, dans l’espoir qu’il embellisse suffisamment le mystère qui entoure notre commune affaire. »

Victor s’assit avec une totale tranquillité sur son fauteuil, sa délicieuse boisson entre les doigts. Son goût lui paraissait soudainement plus sucré, mais sans doute aurait-elle eu un goût amer sur les papilles du sénateur, s’il en était pourvu.

« Pensez-vous que je gâcherais trois heures de ma matinée pour une affaire que je n’avais déjà point résolue ? mentit Victor, se délectant de la mine déconfite de son partenaire.

— Pour quelle autre raison, sinon ? manqua de s’énerver l’automate.

— Le contenu. Il est plus amusant de trouver du sens à ce charabia que de demander en personne à son auteur. Mais les copies de mes élèves me prennent bien plus de temps, je dois l’admettre. Mes devoirs d’enseignant me poussent dans mes derniers retranchements. Je me dois d’y trouver un juste milieu : je ne peux leur mettre un zéro à tous. »

Non, une copie vaut au moins un.

« Le silence n’est point l’ennemi du musicien, continua-t-il. L’étude de ce dernier est même la clé de voûte de la composition. Il est une note à part entière de tout le morceau. C’est ce qu’il manque sans doute à tous ces futurs musiciens pour obtenir une note satisfaisante.

— Vous feriez mieux de finir cette affaire au plus vite, dans ce cas. Ou je m’en chargerai moi-même.

— Faites donc ! sourit Victor en se levant. Je doute très sincèrement que l’autrice ait donné toutes ses informations à votre cible. Cela nous rendrait la tâche trop facile, dans le cas contraire. »

Le sénateur manqua de briser sa plume sous la provocation. Les bonnes matières dues à son rang l’obligèrent à préserver son calme, le laissant contempler les dédales d’Everlaw à travers la petite fenêtre. La vue des lumières de la ville derrière le givre apaisa ses sens mécaniques. Nivôse était sur sa fin, et le frimas des vitres s’estompait jour après jour.

« Le train passera après-demain, dit-il simplement. C’est là-bas que nous le débusquerons.

— Ah, vous ne l’avez donc pas encore trouvé, ricana le jeune homme. Cela m’étonnait, je dois l’avouer.

— Nous savons où il se trouve, et où il se dirige. Le repérer ensuite sera un jeu d’enfant.

— À condition que je vienne, n’est-ce pas ? »

Le robot resta silencieux.

« Votre visite restait un mystère pour moi. Je comprends maintenant. Vous délecter de mon désespoir et me cueillir ensuite par une proposition plus qu’alléchante… Ingénieux. Mais vous auriez dû jouer la carte de la sincérité tout de suite. Je viens avec grand plaisir. Je n’oublie jamais un visage, et je n’apprécie pas qu’on me file entre les doigts. »

Victor attrapa son veston et l’enfila illico, laissant son thé refroidir près des partitions désormais inutiles.

« J’aurais néanmoins une petite demande, M. Swaren.

— Je vous écoute, répondit avec amertume l’intéressé.

— Vous êtes le maître d’éloquence, habituellement, lors de la sélection, me trompé-je ? Ce poste pourrait m’intéresser, pour ce trimestre. »

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