Les premiers colons vinrent des terres arides.
Leur peau était alors brûlée par le soleil ; leurs mains calleuses.
Ils étaient affamés ; leurs mines produisaient des métaux et des armes,
mais rien ne poussait plus depuis des décennies, déjà, sur leurs terres desséchées.
La Tour fut leur refuge, ils s’en emparèrent, qu’importe les sacrifices ;
des vies prises pour sauver les leurs, c’était là leur adage.
Le Dit des Pionniers
- J’espère que vous n’avez pas le vertige, l’avertit Gaetano en s’écartant devant la nacelle perchée au-dessus du vide.
Soren et lui se trouvaient au bord de ce puits immense qui traversait la Tour. Ignorant la question, le premier haussa les épaules et sauta en direction de cette surface en osier qui oscilla sous son poids. Le jeune homme dut s’agripper aux rebords pour ne pas basculer en arrière. Gaetano le suivit et tira sur la corde manipulant la suspension de leur moyen de transport. Aussitôt, ils s’élevèrent vers les étages supérieurs qui défilèrent sous les yeux ébahis de Soren. Celui-ci se pencha en contrebas pour observer les différentes strates. À mesure qu’ils s’envolaient, l’architecture changeait d’apparence : l’ébène et les vitraux bleutés des quartiers maritimes disparurent au profit de poutres de bois blanc recouvertes d’épaisses végétations. Des fleurs et arbustes fleurissaient au milieu de flaques lumineuses, et de larges bulles flottaient ; des terrariums où des plantes grasses avoisinaient d’étranges créatures reptiliennes. Le décor changea de nouveau lorsqu’ils parvinrent à un nouvel étage : un hall immense fait de marbre et serti de rails où filaient des petits wagons. Ceux-ci s’arrêtaient tour à tour devant des portails en fer forgé. Il s’en dégageait une brume blanche et translucide au sein de laquelle s’enfonçaient une foule de créatures affairées. Il grouillait à cet étage une vie à l’apparence organisée et réglée selon le rythme de cette immense horloge astronomique qui tapissait l’un des murs de la Tour.
La nacelle s’arrêta devant l’une de ses aiguilles : Gaetano descendit en premier avant de tendre sa main vers Soren. Celui-ci accepta l’aide qu’on lui proposait puis suivit son guide à travers l’immense porte qui se trouvait au bas de l’horloge. Peu habitué à la pénombre, Soren n’entendit d’abord que les mécanismes et les rouages cliqueter au-dessus de lui. Gaetano souleva alors le pan d’un épais rideau, et dévoila l’intérieur de l’horloge : devant eux se prolongeait une longue nef où déambulaient quelques personnes lovées dans un religieux silence. Tout autour, une succession d’arches alignées prolongeaient la nef : l’endroit était vaste, nimbé d’une douce lumière dorée. Les murs étaient ornés de fresques et de vitraux teintés de couleurs chaudes. Les tons d’ocre, de brun, se mariaient aux dorures pour conter des légendes que Soren tenta de deviner en piochant parmi les détails qu’il avait à sa disposition. Un ange, ici, levait les bras tandis que jaillissaient derrière lui les fondations d’une tour gigantesque. Là-bas, c’étaient des lances pointées vers une marre de visages grimaçants. Plus loin, un martyre aux traits enfantins était porté par des silhouettes en pleurs. La suite de la fresque montrait l’enfant se relevant, puis debout au milieu d’une foule agenouillée devant lui. Il avait sur le front une parure argentée.
Soren fut interrompu dans sa contemplation ; Gaetano s’enfonçait déjà entre les arches. Soren le suivit, remarquant que tout autour, les gens se retournaient sur le passage de son guide, le saluaient d’un respectueux signe de la tête. Le noble ne se retournait pas cependant, et poursuivait son chemin jusqu’à atteindre le bas d’un escalier en colimaçon. Ce dernier s’élevait à travers les mécanismes de l’horloge astronomique. Gaetano en escalada les marches, Soren à sa suite. Sur l’un des paliers, ce dernier aperçut, par une porte ouverte, les contours d’une bibliothèque. La silhouette d’une jeune femme s’y trouvait endormie, les bras croisés sur une table, le nez entre des notes et des ouvrages encore ouverts. Elle avait de longs cheveux blonds tressés, les traits maquillés. Sur ses paupières et le contour de ses yeux brillaient des nuages dorés, et son front était parsemé d’une brume bleutée. Au palier suivant se trouvait un laboratoire dans lequel Gaetano pénétra.
La pièce était ouverte sur la nef qu’elle surplombait. Aussi partageaient-elles cet éclairage tamisé et parfumé par la vapeur des encens. De hautes statues étaient alignées sur le bord gauche du laboratoire, et dans leur ventre se trouvaient des sphères transparentes. Certaines étaient pleines d’un liquide rougeâtre, d’autres renfermaient en leur sein des créatures humanoïdes. Au centre de la pièce se trouvait une longue paillasse encombrée de bocaux, scalpels, tubes à essais. Des diagrammes holographiques flottaient au-dessus, tels des écrans rayonnant dans les vapeurs de la nef. Une femme les scrutait tandis qu’elle reportait les résultats d’une expérience dans un calepin noirci de calculs. Gaetano dut plusieurs fois l’interpeller avant que celle-ci ne remarque sa présence et retire de ses oreilles les écouteurs qu’elle y avait enfoncés.
- Je vous en prie, Gaetano, relevez-vous, s’exclama-t-elle alors que l’homme la saluait.
Elle adressa un chaleureux sourire à Soren qui la reconnut : ces traits châtains lui étaient apparus au travers de la cuve dans laquelle il était né.
- Clavarina, se présenta-t-elle. Enchantée.
- Soren, répondit l’autre en acceptant la main qu’on lui tendait.
L’autre haussa un sourcil et adressa à Gaetano une question muette :
- Le destin des Enfants se déroulera selon la volonté des Pionniers, récita celui-ci.
Soren n’aurait su dire s’il mimait ou non la déférence. Le front de Clavarina se plissa cependant, et lorsqu’elle se retourna vers Soren, celui-ci vit sur son visage les marques d’une émotion contenue. Elle lui proposa de s’approcher et lui montra ce sur quoi elle travaillait : sur l’écran tournaient les chaînons d’un ADN, de même que la forme en 3D d’un cortex cérébral.
- C’est notre dernière tentative, expliqua-t-elle. Autrement dit, toi.
Soren plissa les yeux, incapable de comprendre quoi que ce soit.
- N’essaie pas de te concentrer, poursuivit-elle. Procède instinctivement.
Quoique sceptique, Soren parcourut les écrans sans s’arrêter sur un élément précis. Lorsqu’il ouvrit la bouche pour manifester ses doutes, ce fut comme si quelque chose en lui dégringolait : les mots s’emmêlèrent, ses idées de même :
- Il y a une erreur, balbutia-t-il.
Quelque chose scintillait en lui, mais comme s’il ne parvenait à éclipser la brume qui floutait sa vision, il ne parvenait à mettre le doigt sur ce qui le dérangeait. Il ne put s’empêcher, pourtant, d’attraper un crayon et d’enchaîner une succession de calculs. Clavarina se pencha par-dessus son épaule et observa ce qu’il écrivait. Elle écarquilla les yeux lorsqu’il eut terminé.
- C’est juste, finit-elle par articuler en se tournant vers Gaetano. Nous avons fait une erreur. Il y a comme un chaînon manquant. Un court-circuit.
Expliquant ceci, elle corrigea une ligne de calcul à l’aide du clavier qui traînait sur la paillasse : aussitôt, le schéma du cerveau se modifia, affichant effectivement une béance au niveau de l’une des connexions neuronales. Gaetano s’approcha. Soren remarqua qu’il portait sa main sous sa veste ; aussitôt, son corps se tendit, prêt à réagir. Clavarina sembla cependant le rassurer lorsque celui-ci lui demanda si cela poserait problème :
- Je ne pense pas ; mais ça rester à surveiller.
« Est-ce qu'il pourrait se faire submerger par ses vies antéieures ? » se demanda-t-elle sans rien en dire, cependant. Sa loyauté envers l’Empire se heurtait à une sensation enfouie loin au creux de son ventre, celle de protéger cette silhouette au visage effacé, mais qui jalonnait les souvenirs des premiers jours vécus. Elle eut un regard pour la troisième sphère où une part d’elle était née : cette sphère était tenue par les bras d’une statue féminine aux cheveux ondulés, autrement dire, son hôte. Gaetano intercepta son trouble, et ses épaules se tendirent derechef :
- Lâchez votre arme, lui ordonna-t-elle. J’apprécierais peu que l’on abîme une création prometteuse.
Le prétexte était un peu gros, mais il tenait. Gaetano s’excusa d’un signe avant de considérer Soren qui, en retrait, avait observé leur manège. Ses mains tremblaient légèrement, mais son regard était celui d’une proie alerte et prête à user de violence si la situation le demandait. Déjà, il avait identifié l’arme la plus proche – un scalpel à quelques centimètres de sa main – puis envisagé la distance qui le séparait des deux autres, le temps que cela lui prendrait d’en immobiliser un pour menacer le second. Il n’eut pas besoin de vérifier ses prédictions mais demeura cependant sur ses gardes lorsque Clavarina reprit la parole. Pointant l’écran à l’aide d’un stylet, elle lui indiqua plusieurs détails :
- Cette partie correspond à la structure ordinaire des cerveaux ; celle-ci, en revanche, nous vient des Pionniers. En comparaison, un cerveau ordinaire ressemblerait à cela, précisa-t-elle en affichant sur l’écran un second schéma. Comme tu le remarques, certaines zones divergent : là, par exemple, c’est ce qui permettrait à une personne normale de percevoir et de s’accorder à certains rythmes, le tic-tac d’une horloge, d’un métronome, n’importe. Chez toi, cette partie a été modifiée pour te permettre d’avoir une perception différente du temps, un peu comme si tu observais le monde comme un paquet de cartes à jouer.
Soren hocha la tête, assimilant les informations comme l’on accumule des données abstraites. Il lui était difficile de donner de la consistance à ces chiffres qui, pourtant, semblaient faire partie intégrante de son existence.
- Le temps est une illusion, pousuivit Clavarina. Il n’est qu’une unité de mesure fonctionnant dans un cadre donné. Moi, grâce à mon Code, je peux percevoir le parcours des cellules ; en d'autres termes, je peux voir le passé et le présent se supeprposer. Toi, ce n'est pas le passé que tu peux voir, c'est l'avenir.
Soren eut un regard pour les autres statues aux ventres bombés : d’autres Enfants devina-t-il. Il se surprit à se demander quelles capacités celles-ci renfermaient. L’une des statues avait cependant un ventre vacant : son visage était brisé, de même que ses mains. Sur le piédestal qui la soutenait était écrit un prénom : Lyslir. Soren s’approcha, se demandant laquelle des statues lui correspondaient. L’une d’elle trônait au centre : c’était un jeune garçon au front serti de cette même parure qu’il avait vu sur les fresques. Ses longs cheveux tombaient dans son dos, et son nez légèrement en trompette tranchait avec l’air grave que lui avait conféré le sculpteur. À ses pieds était écrit le nom d’« Harren ».
Me revoilà !
Le passage en italique au début est très poétique, j'adore !
On ressent toujours cette ambiance mystérieuse, très plaisante dans ce chapitre
Les descriptions sont chouettes, on a hâte de comprendre un peu plus ton monde, avec ces histoires de réincarnations !
Didonc, tu aimes bien les escaliers en colimaçon ^^ yen a partout !
Côté relecture :
vers le milieu "cette sphère était tenue par les bras d’une statue féminine aux cheveux ondulés, autrement dire, son hôte." autrement dit
J'ai eu du mal à bien saisir la scène avec l'arme...peut-être préciser pourquoi tout d'un coup tout va bien, et préciser qui est la cible ?
Pour la scène avec l'écran, j'aurais aussi eu besoin d'une petite précision pour expliquer que Clavarina souhaite que Soren regarde attentivement (ou peut-être que je suis juste trop fatiguée et que je ne comprends décidément rien ce soir ^^)
A très vite !
Ayunna
Tu n'étais peut-être pas si fatiguée que ça... Je trouve effectivement certaines choses peu claires. Je vais tenter de les retravailler ! Merci beaucoup pour tes retours ! Je prends en note et garde en tête tes remarques qui m'aideront, je suis sûr, à écrire la suite et à recorriger l'ensemble.
J'aime beaucoup les citations de livre en début de chapitre en général, en plus tu les réussis bien je trouve.
Super décor et de très jolies descriptions en début de chapitre, ça plante une ambiance très agréable.
Pas mal d'infos ensuite, sans doute nécessaires pour la compréhension des évènements à venir.
Comme je l'avais "deviné", le cours du temps peut en effet être modifié. C'est une info très intéressante. On comprend mieux l'intérêt que porte l'empire à Soren.
Les mystérieux prénoms d'Harren et Lyslir auront sans doute de l'importance par la suite. J'ai hâte de découvrir ça.
Une petite remarque :
"de ce puits immense qui traversait la Tour. Ignorant la question, le premier haussa les épaules et sauta en direction de cette surface" -> du puits de la surface ?
Un plaisir,
A bientôt !
C'est une manière efficace de donner des petits indices sur l'univers et l'histoire des portes, eh eh ! Content que ces encadrés te plaisent !
Merci pour ta lecture et ton retour. J'espère effectivement que tous ces dialogues ne sont pas trop indigestes. Normalement il n'y en aura plus ; l'histoire va pouvoir se dérouler.
Quant à Harren et Lys... Tu en as déjà vu un, je ne sais pas si tu t'en souviens ? Lyslir était enfermé, dans le premier chapitre, dans l'une des geôles sous les Quartiers Gris. Tu ne vas pas tarder à le revoir, d'ailleurs.
Merci pour ta remarque, également. Je corrige ça !
A bientôt !
Oui, c'est possible qu'on l'ait déjà vu, j'ai toujours une phase de 5 à 10 chapitres où je galère un peu avec les noms xD C'est normal vu tout ce que je lis sur PA, mais avec l'avancée de l'histoire ça devrait se clarifier.^^
Et la suite, et la suite ?
A bientôt
Claire
La suite est en cours, j'espère qu'elle te plaira !
A bientôt !