Chapitre 33 : Crapauds et confessions

La pirogue glissait sur l’eau boueuse de la rivière aovienne. À son bord, le Baroudeur, debout, guettait les fourrées luxuriants du Marêt. Des loutres géantes les fixèrent depuis les berges, il crut un instant qu’elles allaient venir les attaquer, mais sans doute le nombre d’hommes les dissuada de repousser les intrus de leur territoire.

Il finit par apercevoir ce qu’il cherchait : un bout de bois gravé de symboles alambiqués à moitié caché derrière la branche tombante d’un arbre. Il fit signe au rameur, un Aovien accompagnant Sora. Cette dernière se mordit les lèvres, tendue, Kotla lui prit la main alors que Neska restait à l’écart.

Ils arrêtèrent la pirogue et lancèrent une amarre autour du bâton gravé. Le reste de leur Meute devait les attendre à cet endroit, mais un oiseau avait signalé à Kotla la présence de la Compagnie, non loin. Ils craignaient que leur groupe ne se soit fait prendre.

Ils sautèrent prestement sur la rive spongieuse, armes aux mains. La Baroudeur pointa son pistol vers les fourrées et progressa lentement. Sa vision s’ouvrit une petite clairière où se tassaient des tentes trempées. Il n’y avait personne.

— Bouh !

Un colosse jaillit devant eux, le Baroudeur fallit appuyer sur la détente avant de reconnaître Joss.

— Haha, si vous aviez vu vos têtes ! rit le géant.

— Vous voulez mourir ?! siffla Neska.

— J’aurais pu te tuer, putain ! renchérit le Baroudeur.

— Mais non Frimousse, je connais ton adresse.

— Tsss.

D’autres Aoviens sortirent de la végétation, dont une grande perche au sourire immense.

— Mouss ! s’exclama-t-elle. Kotla ! Sora !

— Niiss !

John profita des embrassades pour asséner une bonne bourrade à son ami qui considérait sa fille d’un air hébété.

— Mais qu’est-ce qu’elle fait ici, celle-là ?

Niiss gonfla les joues, elle avait dépassé la taille du Baroudeur.

— Je suis adulte maintenant, j’ai dix-sept ans, je peux me battre !

Il se passa la main sur le visage.

— Mais c’est dangereux…

— Je n’ai fait que le lui répéter, gronda Joss, mais elle n’a rien voulu savoir. Tu ne la feras pas combattre en première ligne, d’accord ?

Un fond de supplice perça dans son regard affable.

— Je veux participer comme tout le monde ! lança Niiss. Mais c’est vrai que je ne suis pas la meilleure combattante… je ne vous gênerai pas, promis.

Son père soupira. Le Baroudeur dévisagea la jeune Naaviss, son visage avait changé, ses pommettes se faisaient plus marquées, son front moins haut. Son corps en revanche s’étirait toujours en longueur sans se laisser le temps de s’épaissir, conférant à ses membres un aspect de branche d’arbre et à ses doigts de pattes d’araignée.

— Comment va Maass ? demanda le Baroudeur.

Niiss s’assombrit.

— Elle est décédée l’année dernière d’un mal inconnu…

— Oh…

Il fut surpris de se sentir aussi triste pour cette vieille peau qui s’amusait à le torturer. Elle l’avait tout de même aidé à survivre à la reine Saktia.

— Toutes mes condoléances, déclara Sora d’un air peiné.

— Le Marêt a perdu un de ses membres les plus éminents, renchérit Neska.

— Maass était connue ? s’enquit Kotla.

Les ambassadrices hochèrent la tête.

— Ses prédictions s’avéraient toujours justes et les recettes de ses remèdes ont été partagées à toutes les tribus tant elles sont efficaces.

Kotla eut un sourire triste.

— Ça me rappelle Mâ, ça…

— Celle qui dirigeait la Communauté ? fit une voix chaude.

Le Pokla fit volte-face comme si on l’avait mordu. Il se retrouva face à Furka que le Baroudeur n’avait pas vu sortir de sa cachette.

— Ça fait si longtemps, souffla le guerrier du désert. Tu vas bien ?

Il ne regardait que Kotla qui s’était mis à trembler.

— Oui… oui… merci… et toi ?

— Très bien, surtout depuis l’instant où tu es apparu.

— Tu… tu ne m’as pas oublié ?

— Non, je t’ai attendu. Je t’avais dit que je serai fidèle, non ? Je savais qu’on allait se revoir.

Son interlocuteur se mit à pleurer.

— Je… j’avais peur que…

Furka lui ouvrit ses bras. Il hésita un instant avant de s’y blottir. Sora joignit ses poings en un signe  appa comparable à un applaudissement. Lorsque les deux amants daignèrent se détacher l’un de l’autre, le guerrier fourvia salua le reste de la troupe. Son visage était d’un coup nettement moins chaleureux.

— C’est un honneur d’être dans votre Meute, énonça-t-il sans paraître y croire.

Le Baroudeur ne releva pas.

— Bon, maintenant que les retrouvailles sont faites, il va falloir établir un plan, et surtout localiser la  Compagnie.

 

***

 

La cinquième patrouille revint bredouille. Malgré tous leurs efforts, la Compagnie demeurait invisible, comme si elle s’était évanouie dans la jungle. La nuit tombante se parait de chant d’insectes. Ils établirent des tours de garde devant un feu que Niiss avait miraculeusement réussi à allumer. Le Baroudeur, Furka et Kotla prirent le premier quart. Ce dernier donnait l’impression qu’il avait avalé une jarre entière d’alcool de frujas. Il se tordait les mains devant les flammes, le regard rougissant, un sourire bêta sur le visage. Furka vint s’asseoir à côté de lui, passant un bras autour de ses épaules, le Pokla devint cramoisi.

— Je ne pensais pas que tu serais si étonné que je te reste fidèle, convint le guerrier.

— Mais… c’est que… bafouilla son compagnon, je me suis dit que tu avais refait ta vie… trois ans c’est si long…

— C’est vrai, surtout quand tu n’es pas là.

Kotla rentra la tête dans les épaules.

— J’ai toujours peur d’être abandonné…

— Je ne t’abandonnerai pas.

— C’est fini, cette niaiserie ?

Les deux Ouestiens relevèrent la tête vers le Baroudeur. Furka se pinça les lèvres d’un air indigné.

— Je vous serai grès de ne pas interférer dans nos tendres retrouvailles.

— Putain tu parles comme Lieberkhün, insupportable.

— Cessez vos insultes ou je vous provoque en duel.

— Qu’est-ce que t’es drôle.

— Arrêtez !

Kotla s’était redressé.

— Non mais vous avez quel âge ? gronda-t-il.

Furka se décomposa.

— Pardonne-moi mon aimé.

Le Baroudeur se contenta de grogner. Ce quart s’annonçait long. Les deux tourtereaux recommencèrent leurs cajoleries nianians, se racontant ce qu’ils avaient fait pendant ces interminables années de séparation. Il les laissa faire, l’air bougon, préférant se concentrer sur la mélodie hétéroclites de la jungle nocturne. Il réalisa avec un temps de retard que les deux Rouges-peau s’étaient tus pour le fixer.

— Quoi ?

Kotla déglutit difficilement, l’air anxieux. Le Baroudeur attrapa aussitôt son pistol pour se retourner. Mais il n’y avait rien derrière lui.

— Barou…

— Quoi ?

Furka posa sa main sur celle de son compagnon.

— Il a quelque chose à te dire, lança-t-il. Il n’ose pas, mais il doit se libérer de ce poids.

L’Estien se rassit lentement, dévisageant son ami.

— Vous m’avez fait peur, grinça-t-il sans avoir l’air rassuré pour autant.

Kotla eut un mouvement vers lui.

— Tu… tu te souviens de notre rencontre ?

— Bah oui.

— J’avais utilisé un gecko change-couleur pour m’apporter de quoi m’échapper…

— Oui, je m’en souviens.

Le Pokla évitait son regard, il renifla.

— Tu te rappelles de quand je t’ai… gardé en cage ?

— Très bien, merci, pas besoin de me le rappeler.

— Tu… tu as compris pourquoi ?

Le Baroudeur se rembrunit.

— Parce que tu voulais utiliser mes compétences pour la Communauté.

— Non.

— Non ?

— Ça c’est la raison officielle et surtout… le souhait de Chiara…

Cette fois ce fut au tour de l’Estien de déglutir.

— En vérité, c’était…

Il se malaxait les doigts.

— C’était pour te garder auprès de moi, je… je suis tombé amour… amoureux…

Le Baroudeur le dévisagea sans comprendre.

— Je ne voulais pas accepter que… que tu ne partages pas mes sentiments…

— Mais t’es malade.

Furka montra les dents en serrant son bien-aimé dans ses bras.

— Ayez un peu de tact.

— C’est bon, Fu…

Kotla se redressa un peu, parvenant à lancer ses prunelles à l’assaut de celles de son interlocuteur.

— Je l’ai évidemment très mal pris quand toi et Chiara avez commencé à… vous fréquenter. Après notre dernière dispute, j’étais très mal. Et j’ai fait une connerie.

Il prit une grande inspiration, le Baroudeur, lui, avait coupé la sienne.

— C’était un instant d’égarement, j’ai regretté tout de suite, mais c’était trop tard…

Les larmes perlèrent au coin de ses yeux.

— J’ai envoyé le gecko porter un message à la Compagnie comme quoi elle pouvait te récupérer. Je voulais t’échanger contre la paix pour la Communauté. À ce moment-là, j’ignorais que Chiara t’avais libéré.

Il fut pris d’un sanglot qu’il réfréna difficilement.

— Mais Spart n’a pas été bête. Elle a remonté la piste du lézard pour retrouver le campement.

Le Baroudeur respirait fort, sans doute trop.

— C’est ma faute si Chiara est morte, gémit-il. J’ai tué ma sœur, j’ai tué tout le monde.

Il se recroquevilla dans les bras de Furka.

Son ami entendait ses pleurs comme au travers de l’eau. Son cœur tapait dans ses tempes.

— Comment t’as pu faire ça… ? souffla-t-il.

— Je… je suis désolé…

— Tu peux.

— Long-Marcheur, gronda Furka.

— Je vais me coucher, continuez sans moi.

Il s’éloigna sans un mot de plus. Il tenta de s’endormir, en vain. Alors, il s’enfonça dans la forêt humide, lançant derrière les sanglots de Kotla qui résonnaient inlassablement.

Les crapauds se livraient à un véritable concert dans la pénombre, accompagnés par des stridulations rythmique. Le sol spongieux exsudait un bruit de succion à chaque pas du Baroudeur. L’humidité vint bientôt chatouiller ses bottes alors que les parfums de vase et de fleurs enserraient son odorat. Il finit par s’accroupir entre deux touffes d’herbe, fixant le vide.

En voulait-il à Kotla ? Sans doute. Mais pas pour son erreur. Pour le lui avoir caché. Ils avaient passé trois ans ensemble, putain !

Et Chiara… Chiara serait encore en vie sans sa jalousie maladive.

En fait, il lui en voulait beaucoup.

Pourtant il n’avait pas le droit. Lui avait fait bien pire pendant sa courte vie au service de la Compagnie. Par lâcheté.

Si Kotla lui avait pardonné ça, alors il devait en faire autant.

C’était juste tellement difficile.

Le Baroudeur se redressa. Il fit demi-tour en directement du campement.

La jungle était bavarde, comme toutes les nuits. Ses mélodies s’entremêlaient, se repoussaient, se chevauchaient. On distinguait mal les sons individuels dans ce brouhaha.

Néanmoins, il entendit le soldat venir.

Le Baroudeur fit volte-face vers une silhouette aux contours solubles. Il attrapa son arme, mais l’autre fut plus rapide. Un puissant coup de poing vint percuter sa mâchoire. Son crâne heurta un tronc d’arbre, propulsé en arrière. Il tenta de rester debout, mais le monde tournait, ses jambes semblaient molles, le sol inconsistant. En sentant qu’il s’effondrait, il eut un regain de détermination. Il saisit l’air autour de lui et l’envoya en une rafale furieuse vers le campement. Le tourbillon ébroua toute la végétation sur son passage, effrayant les oiseaux et les insectes qui s’envolèrent par dizaines. Le Baroudeur perçut l’eau de la mousse contre sa joue, l’Automate le saisissait, aidé par un complice. Il fut soulevé du sol et transporté.

Puis il retomba.

Le corps meurtri, il entendit faiblement la cri de rage de Furka. Puis, celui encore plus fort, de Kotla. Bientôt, des mains inquiètes agrippèrent ses épaules.

— Barou, Barou, tu m’entends ?!

Il se mit à rire faiblement.

— Barou ??

— J’te pardonne.

Kotla eut un silence. Son ami se redressa en se massant la mâchoire. Parler lui faisait mal, mais il devait le faire.

— On oublie tout ça, ok ? On a une saloperie de Compagnie à battre.

Le visage du Pokla se tordit d’émotion. Il machina ses lèvres alors que les larmes naissaient dans ses grands yeux noisette.

— Oui… bégaya-t-il.

Il l’étreignit en pleurant.

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Sorryf
Posté le 04/01/2023
Je vous serai grès -> gré
Il machina ses lèvres -> machonna?

Je retire ce que j'ai dit: je veux bien le recap par mail en fait! J'ai encore oublié ces anciens persos (a l'exception de Chiara. Oh Chiara ;_;)

Quelle revelation dans ce chap ! Kotla amoureux ? Je l'aurais jamais mais alors jamais soupçonné! J'en reviens pas ! Comme Barou dit, ça fait 3 ans!!!!! Mais ca a l'air d'être du passé. J'espère que leur amitié va survivre a cette révélation. Vu la fin du chap, je suis plutot confiante! Et je suis contente que Kotla soit allé de l'avant et a trouvé le bonheur avec quelqu'un d'autre <3! Il le mérite !
AudreyLys
Posté le 04/01/2023
Ah, tu parles de Furka et des Naaviss ? Pas de souci !

Toujours traumatisée ? XD (oui je suis sadique, mais bon, eh, tu me connais)

Contente que tout ça t'aies plu aussi <3 <3 Kotla est probablement un des personnages qui va passer en réécriture, du coup j'aimerais beaucoup savoir ce que tu penses de lui en particulier sur cette version !
Sorryf
Posté le 04/01/2023
Ce que je pense de Kotla... Tu as des questions plus precises? Je l'aime beaucoup, il est gentil, et pour moi il aura toujours cette vibe "petit frere", " Numero deux" En quelque sorte. Le fait qu'il soit tombé amoureux du baroudeur et n'en ait jamais rien dit ni montré, je trouve ça touchant <3 Kotla ze best !!
AudreyLys
Posté le 04/01/2023
Par exemple, est-ce que tu trouves que son choix temporaire de compromettre la Communauté par jalousie n'est pas trop extrême ?
Ah bon pourquoi tu trouves ça touchant ?
Du coup je viens de t'envoyer le résumé !
Sorryf
Posté le 12/01/2023
Ben je pense pas qu'il avait prévu les consequences, il voulait juste éloigner barou, les consequences sont extremes oui mais lui il avait pas prévu ca, en plus c'est un gamin, donc non ça me choque pas.
Je trouve touchant parce que toutes ces annees, il a jamais rien dit, meme apres la mort de sa soeur ;_;
AudreyLys
Posté le 12/01/2023
Je vois merci ^^ Par contre c’est pas un gamin il a genre 30 ans XD Même si mentalement je dirais qu’il est plus jeune quand même (de toute façon Bayrou lui et Chiara sont de vrais gamins dans leur tête)
Oui c’est vrai..
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