Chapitre 35 - Kyle : Les aléas de la vie, je les emmerde !

Par Emma

Le souffle de l’explosion a soulevé l’arrière de l’ambulance, avant de retomber lourdement sur l’asphalte. Malgré une douleur de plus en plus intense, j’ai profité de la pagaille pour retourner dehors. J’ai marché droit devant moi, j’espérais trouver mes amis, j’ai hurlé le nom d’Anna, mais je n’ai pas eu la chance de chercher bien longtemps. Un homme m’a ceinturé et m’a injecté un produit. Je me suis débattu avec la force du désespoir et lui ai envoyé mon poing dans la figure, mais tout est devenu flou, après c’est le noir complet.

**

Le froid s’infiltre sous ma peau, je n’ai pas le courage d’ouvrir les paupières, encore moins de protester. Dans une semi-conscience, le bruit d’un bip en continu me parvient en même temps que les bourdonnements incessants des conversations alentour. Des mains me soulèvent, la douleur, discrète jusqu’à présent, me rappelle à l’ordre. Je sens un drap me couvrir, un souffle d’air s’engouffre dedans, je suis frigorifié, des frissons me parcours. Allongé sur un brancard, on me trimballe dans les couloirs de l’hôpital.

 Des battants s’ouvrent, les bruits cessent, une musique s’élève avant de disparaître, des pas furtifs suivis d’un court arrêt dans un endroit glacial, des portes que l’on pousse…

— Ah, voilà notre onzième victime. Mais qu’avons-nous là ? Apparemment, ce jeune homme a déjà eu droit à une injection. Que s’est-il passé ?

— Il était drôlement agité, ils ont dû lui administrer un calmant.

— Voyez-vous ça ! Rassurez-vous, mesdames, il ne pourra rien tenter dans ces lieux. Bien, commençons…

Je perds le fil de la conversation, échappant avec reconnaissance à la douleur dans les bras de Morphéus. Non, c’est Morphée, du con…

Le silence m’accueille, j’émerge lentement. Mes yeux se ferment à intervalles réguliers, encore sous le coup de l’anesthésie. Je tente de repousser les limbes du sommeil et de prendre conscience de mon environnement, mais la narcose a raison de moi.

J’ai mal, mon ventre est en feu, mon corps est brûlant. La douleur m’étreint comme un ennemi, cet enfoiré essaie de me sortir les tripes. Dans un épais brouillard, je le vois se pencher vers moi, ses mots se perdent dans un écho lointain. Faiblement, je secoue la tête, un élancement se propage dans mon crâne, m’arrachant un geignement, je suis parcouru de frissons. Un produit traverse le labyrinthe de mes veines m’envoyant au pays des merveilles…

**

Je sors de mon état comateux, des voix me parviennent. Les yeux mi-clos, j’aperçois deux femmes se positionner chacune d’un côté du lit. Sans même me regarder, elles retirent le drap et me font basculer sur le côté, pour enlever celui de dessous. Un élancement me vrille le bassin, j’émets un gémissement.

— Je bip Marlène, elle voulait venir dès qu’il reviendrait à lui, déclare l’une d’elles.

Une main se pose sur mon épaule.

— On doit remplacer les draps, ne vous inquiétez pas, c’est presque fini.

Une douleur vive me cloue sur place, mais ma conscience, elle, se souvient, me rappelant toute l’horreur de cette journée. Mes yeux s’ouvrent pour de bon et je vois Marlène passer la porte. Un sourire éclaire son visage, mais pas son regard. Elle m’embrasse sur le front en repoussant mes cheveux.

— Bonjour toi. Je suis heureuse de te savoir réveillé, tu nous as fait une de ces peurs. Tu as mal ?

Je hoche la tête, tout doucement.

— Je suis là depuis longtemps ? dis-je en humectant mes lèvres.

— Presque deux semaines. La balle était logée au-dessus de ta hanche droite, tu as eu beaucoup de chance, aucun organe vital n’a été touché. Mais tu as développé beaucoup de fièvre, due à une infection. Il a fallu te renvoyer au bloc. On a gardé Elijah pendant quarante-huit heures. Rien de méchant. Mais toi, tu risques de rester encore pendant un moment. Je dirai aux garçons qu’ils peuvent venir te rendre visite.

— Préviens aussi Anna s’il te plaît, j’ai trop envie de la voir.

Son sourire a changé. Comme elle arrange les draps, je lui attrape le poignet.

— Arrête, les aides-soignantes s’en sont occupées. Y a-t-il un problème ? Parle-moi maman.

Le mot est sorti tout seul. Je vois la panique la gagner, une main vient s’écraser sur sa bouche.

— Je suis désolée, tellement désolée, mon chéri. J’aimerais ne pas te dire ce genre de choses.

Elle essuie maladroitement les larmes sur ses joues.

— Tu me fais peur, elle va bien ?

— Anna. C’est Anna… Elle est dans le coma.

Je la regarde sans réagir. Trop hébété pour assimiler la nouvelle.

— Dans le coma, mais de quoi tu parles ?

J’ai dû mal comprendre, c’est forcément une blague, mais le silence s’éternise. Je panique.

— Est-ce qu’elle va s’en tirer ? Marlène ? J’ai… J’ai besoin de la voir. Je ne peux pas sortir de ce lit tout seul, il va falloir m’aider.

Elle relève la tête, son visage empreint de tristesse.

— Elle est dans un autre service au troisième étage. Quant à te déplacer, ce n’est pas une très bonne idée Kyle. Tu pourrais rouvrir ta blessure. Attends quelques jours encore. Je te promets de t’emmener auprès d’elle.

Je serre les dents, trop faible pour protester.

— Que lui est-il arrivé ?

Elle fouille dans ses poches, en sort un mouchoir et essuie ses larmes.

— Un pompier lui est tombé dessus pendant la déflagration de l’entrepôt. Cet homme lui a certainement sauvé la vie. Sa tête a brutalement percuté le sol. Comme il portait tout son équipement, l’impact a été violent. Elle a subi un traumatisme crânien, ça l’a plongée dans le coma. Ses fonctions cérébrales n’ont pas été endommagées, elle réagit aux stimuli et son corps n’a presque aucune lésion, à part quelques hématomes superficiels et un bras cassé. Mais, les médecins n’expliquent pas le fait qu’elle ne se réveille pas.

Je place mes paumes sur mes paupières, une douleur sourde me percute de plein fouet.

— Tu n’as rien à te reprocher, Kyle.

Je laisse retomber mes mains et grimace.

— Bien sûr que si, je l’ai emmenée là-bas, j’avais conscience du danger, je connaissais les risques.

Je déglutis, froissant le drap de mes poings. Marlène secoue la tête.

— J’ai eu tellement peur de te perdre, je n’arrive même pas à t’en vouloir. J’ai parlé de cette histoire avec Elijah et Derek. Aller voir un match clandestin, ce n’était pas très malin, mais maintenant on ne peut plus rien y faire. Je ne suis pas assez présente et ça ne date pas d’hier, mais vous êtes presque des adultes, et je pensais bêtement vous avoir appris que les décisions ont des conséquences, apparemment j’avais tort. Le plus important c’est de nous concentrer sur ta guérison, et celle d’Anna.

— Elle a toujours été trop bien pour moi, je ne la mérite pas. J’étais censé la protéger et j’ai échoué, je n’ai jamais été à la hauteur avec Anna, m’expliquais-je dans un sanglot déchirant.

De ses mains, elle essuie mes joues, entoure mon visage.

— Je ne suis pas d’accord avec toi, tu n’es pas responsable, je t’interdis de croire une telle bêtise. Tu mérites cette fille. Le problème, c’est que tu vois en toi des choses qui n’existent pas.

**

Je passe deux jours à me ronger les sangs. Hier, le chirurgien est venu dans ma chambre. Je me suis empressé de lui dire que je voulais rendre visite à Anna. Il a vérifié mes constantes sur la fiche médicale, s’est penché sur ma blessure, a enlevé le pansement sans aucune douceur, puis m’a examiné. J’ai serré les dents, n’émettant aucun son. Conclusion, je pourrai me lever d’ici la fin de la semaine, si tout évolue comme prévu.

Mais je n’ai pas l’intention d’attendre que ce mec m’accorde une putain de conditionnelle !

Mes frères rappliquent en début d’après-midi. J’entends Derek bien avant de le voir. Comme à son habitude, il bouscule Elijah pour entrer le premier, mais se retrouve coincé entre le chambranle et le battant qui se rabat sur lui.

— C’est l’hôpital qui se fout des handicapés ! Aide-moi au lieu de me fixer avec tes yeux de merlan frit, Rocky à la noix.

Elijah tire sur le fauteuil pour le dégager et en profite pour le remettre dans le couloir en lui fermant la porte au nez. On entend Derek gueuler comme un fou, puis une voix de femme lui demander de se taire. Elle ouvre le battant, le pousse à l’intérieur, nous lance un regard noir avant de nous laisser.

On s’observe comme si on s’était quittés la veille. Derek est au comble de l’excitation.

— La vache, ça fait trop du bien de te voir comme ça !

Ils s’approchent de moi et cognent leur poing contre le mien. Elijah s’assied sur l’une des chaises, un sourire au coin des lèvres.

— Tu as assuré. T’es devenu un héros, dit-il d’un ton des plus sérieux.

Je secoue la tête.

— Arrêtez vos conneries, je me suis contenté d’ouvrir une porte.

Derek hausse les sourcils.

— Tu rigoles ! Tu as sauvé des vies, sans parler du mec à la cicatrice. Tu lui as mis une de ces dérouillées ! Je n’aurais pas aimé être à sa place. Ton visage est déjà bien amoché, mais ce n’est rien à côté de l’autre gars, les flics l’ont identifié à ses baskets. Il a été transféré ce matin à la prison du comté, s’est passé aux infos, déverse Derek d’une tirade.

Je digère toutes ces nouvelles, et lance un coup d’œil à Elijah. Il me remercie, d’un discret mouvement de la tête, de m’en être occupé. Je détourne le regard, gêné, après tout je n’ai pas vraiment eu le choix. Je réponds d’une voix neutre :

— Je ne suis au courant de rien. Par contre, je vais avoir besoin de vous, pour aller voir Anna.

— Je croyais que Marlène devait t’y emmener ? s’interroge Elijah.

— Non, je n’ai pas le droit de me déplacer à cause des points de suture. Mais c’est hors de question que je passe une journée de plus à attendre. Au fait, Marlène m’a raconté toute l’histoire. Alors comme ça on y est allés en touristes, en gros vous ne lui avez rien dit !

— Et tu voulais qu’on lui dise quoi ? Tu connais ma mère, elle aurait pété un câble. Écoute, si on s’en tient à cette version, personne ne saura jamais pourquoi on était là-bas.

— Je ne suis pas d’accord, répliquai-je. Anna se retrouve dans le coma, et des tas de gens sont morts. Il faut tout leur raconter. Mike, Taylor et Lynn ont le droit de connaître la vérité, c’est le moins que l’on puisse faire, et en parlant de ça, on a une chose à t’avouer.

Je lui balance tout, l’histoire de la ruelle, les disparitions, le chantage, tout y passe.

— Et vous ne m’avez rien dit, mais pourquoi ? s’insurge Derek.

Je le fixe droit dans les yeux.

— Alors qu’est-ce que ça te fait d’apprendre qu’on t’a caché des infos ?

Il grimace.

— Merde, tu as raison, on ne peut pas garder ça pour nous.

Elijah se lève et se dirige vers la porte. Derek se tourne vers lui.

— Tu vas où ?

— Chercher un fauteuil.

Le méfait accompli, nous parcourons les couloirs et attrapons l’ascenseur, ce dernier nous propulse jusqu’à la chambre 279. À l’instant où j’entre dans la pièce, Lynn, en pleine lecture à voix haute, redresse la tête. Des cernes entourent ses yeux, un sourire fatigué se dessine sur ses lèvres. Elle se lève et vient m’embrasser en m’étreignant. Le soleil projette des taches de lumières sur les murs, je pose mon regard sur ma petite amie, aussi immobile qu’une statue. Je m’approche de son lit, en essayant de repousser mes larmes et d’endiguer la pression qui me comprime le thorax.

— Comment vas-tu, Kyle ?

J’aimerais hausser les épaules, mais mon corps endolori ne me le permet pas. Me promener dans un fauteuil était une idée à la con ! J’ai l’impression d’avoir été frappé violemment avec une batte ! Je prends la main inerte d’Anna dans la mienne, sa chaleur desserre un peu le nœud logé dans mon estomac.

— Ça ira mieux quand Anna sortira du coma.

Ma voix légèrement chevrotante finit par s’étrangler sous l’émotion.

— Nous l’espérons aussi. Anna est jeune, elle a toutes les chances de son côté.

À l’entendre, on dirait qu’elle récite un texte d’encouragement, mais sans la moindre conviction. Je lui jette un coup d’œil, elle me tourne le dos, observant le paysage à travers la fenêtre. Derek et Elijah ont préféré m’attendre dehors, les visites sont peut-être limitées, à moins qu’ils aient décidé de me laisser avec Anna en toute intimité.

— Tu as sauvé la vie de beaucoup de personnes, Kyle. En es-tu fier ?

Apparemment, ce n’est pas une question, car elle enchaîne, d’une voix atone, son monologue.

— Tu vois, ce que je ne m’explique pas, c’est pourquoi vous avez fait le choix d’aller dans un endroit aussi dangereux. Ma fille aurait pu mourir. Ou toi et tes amis. Quand je pense à tous ces gens décédés par asphyxie, grièvement brûlés, écrasés ou tués sous le coup de l’explosion. Cela valait-il la peine de tout risquer ?

Elle se tourne, me fixe longuement avant de reprendre :

— Je n’arrête pas de me remémorer la fois où Taylor m’a raconté ta visite, c’était juste avant cette tournée d’interviews. Il m’a parlé de ta proposition de lui prêter de l’argent, pour maintenir l’ouverture de la salle. Tout le monde avait compris, tu ne voulais pas voir Anna partir. J’ai trouvé ça touchant à l’époque, tellement adorable de ta part.

Elle se rapproche, attrape les bras du fauteuil et me fait pivoter en se penchant sur moi. Sa voix devient basse et pleine de colère.

— Je viens de réaliser que cet argent venait de vos combats de boxe clandestins. Et toi, tu as entraîné ma fille là-dedans ! Elle aurait pu y laisser la vie. J’aurais préféré de loin qu’elle ne te rencontre jamais.

Je ne cille pas. À quoi bon le nier, j’ai déjà bien assez de choses à me reprocher. Tout est de ma faute, Anna était ma responsabilité et j’ai merdé.

— Je n’ai jamais voulu ça…

À toute volée, la main de Lynn percute ma joue. Je ne bouge pas, conscient que rien ne peut être réparé.

— Je ne pourrais pas t’empêcher de venir lui rendre visite, Anna ne le comprendrait pas. Mais pour le moment, je t’interdis de poser un pied dans cette chambre. C’est ma fille, Kyle, bien avant d’être ta petite amie. Et toi, tu l’as mise délibérément en danger, sans te préoccuper des conséquences. Elle t’a aimé à la minute où elle t’a vu, et a cru qu’elle pouvait te faire confiance et voilà le résultat. Maintenant, sors de cette chambre et ne reviens pas.

Je me retrouve dans le couloir, dévasté par la vision d’Anna, anéanti par les paroles de Lynn. Mon corps me fait un mal de chien, sans parler de mon envie de chialer comme un gosse. Je ne suis pas un foutu héros ! Je ne suis qu’un loser.

Derek me bombarde de questions, mais j’attends d’être dans la chambre pour tout leur raconter. De leur côté, ils ne sont pas en reste :

— Lexi a quitté Demon River. Ses parents l’ont envoyée loin d’ici. Ils sont venus chez nous, avertir Marlène et Mike de notre dangerosité. Ils ne veulent pas voir leur fille fréquenter un criminel, m’annonce Elijah en m’aidant à m’allonger.

Je suis mal au point de ne rien trouver à dire à Elijah pour le consoler.

Épuisé comme si j’avais couru des centaines de kilomètres, je ferme les yeux et d’une voix éteinte, relate le monologue de Lynn.

— Merde, ça craint. On n’a pas du tout assuré, marmonne Derek.

Abattu, je m’endors, sous le regard de mes potes. Ce chaos ne peut être qu’un cauchemar.

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