Chapitre 4

Kéti aida Nione à verser la marmite d’eau chaude dans le grand bac en bois qui servait pour la toilette. Disposée près du feu, elle promettait un bain des plus délectables. Le jeune homme remit de l’eau à chauffer sur le feu, regardant Kéti verser des herbes épicées dans l’eau. Il fronça les sourcils :

— Que faites-vous ?

— Pas de panique, je ne compte pas droguer ton frère, répondit la jeune femme qui avait bien saisit l’inquiétude de Nione. Ce sont des herbes antiseptiques qui dégagent une odeur forte lorsqu’elles se diluent dans l’eau chaude. En général, ça donne un petit coup de fouet, rien de plus.

 

Dans la petite chambre, Nione s’assit sur le bord de la couche où dormait Ilane. Il retira une mèche de cheveux noirs, collée sur le front glacé de son frère. Ce dernier avait tant maigri que Nione ne reconnaissait plus son visage. Il essayait pourtant de lui concocter des mixtures consistantes pour lui tenir au corps, mais c’était insuffisant. Il avait l’impression que son frère se laissait lentement disparaître.

— Vous croyez que ça changera quelque chose ? murmura Nione à l’intention de Kéti.

— Il n’y a qu’une façon de le savoir, c’est d’essayer.

 

Ensemble, ils déposèrent délicatement le corps nu l’Ilane dans la bassine d’eau chaude. Kéti passa un drap sur le dessus du bac afin de préserver la chaleur et l’intimité du jeune homme inconscient.

Au bout de quelques instants, Ilane se mit à frissonner.

— Ne t’inquiète pas, c’est bon signe, fit Kéti en posant une main rassurante sur l’épaule de Nione. Ton frère se réchauffe.

Elle sortit de son sac une petite fiole vide sur laquelle était encastrée une longue aiguille en métal. Nione la regarda faire sans poser de question. Lorsque que Kéti mit la pointe à chauffer dans l’âtre, il s’effraya :

— Qu’est-ce que vous allez faire ?

— Regarde le visage de ton frère et dis-moi si quelque chose a changé.

Nione observa les traits tendus d’Ilane. Il ne comprit pas tout de suite ce que la chuchoteuse voulait qu’il vit mais soudain, ses yeux s’agrandirent. Sur le front d’Ilane, entre ses yeux, une étrange proéminence s’était formée.

— Je… Je vois comme une petite bosse sur son front… C’est étrange, je ne me souviens pas l’avoir vue au moment de le transporter.

— Elle n’y était pas. Touche-la.

Le jeune homme hésita. Il craignait de blesser Ilane. Lorsqu’il posa son doigt dessus, un frisson de dégoût lui remonta l’échine. Dans la bosse chaude et moelleuse, quelque chose avait bougé. Quelque chose de mou.

— Mais qu’est-ce que c’est ? Ça remue dans sa bosse, c’est vivant !

— C’est un myrage. Un dévoreur de rêves.

Nione tourna vers Kéti un regard ahuri. Un dévoreur de rêves ? Avait-il bien entendu ?

— Les dévoreurs ont la particularité de se nourrir des rêves et des cauchemars de ses hôtes, qu’ils soient humains ou animaux.

— Mais… Comment est-ce possible ?

— On les trouve dans certains grands arbres centenaires, poursuivit la chuchoteuse. Ceux qu’on appelle les arbres-mères. Ils n’en partent que par le biais d’un hôte. Le plus souvent, ces myrages profitent qu’un humain ou un animal s’endorme au pied de l’arbre qui les héberge pour s’inviter. Pour se faire, ils s’infiltrent dans le crâne par le nez, les oreilles ou la bouche.

Nione frissonna.

— C’est horrible ! Cet esprit est donc un parasite ?

— C’est un esprit créateur. C’est-à-dire qu’il fertilise le monde magique par le biais des rêves. Il s’en nourrit littéralement, d’où son nom. Les rêves lui permettent de produire ensuite de la matière vivante qui se propage, comme ces feuilles bleues qui ont poussé près de l’endroit où Ilane dort. Elles sont créées par le dévoreur et se répandent grâce au souffle de ton frère, dans cette vapeur étrange qu’il recrache parfois.

— Mais pourquoi fait-il ça ?

— Le pays magique se réduit d’années en années, expliqua Kéti. Les esprits créateurs comme les dévoreurs de rêves permettent de régénérer les terres de Daï’a. En soi, ils ne sont pas négatifs. Mais le danger, c’est que si l’hôte s’abandonne totalement au myrage, il risque de ne plus jamais s’éveiller, et mourra à petits feux. 

 

Nione resta abasourdi par cette révélation. Il connaissait l’existence des myrages mais il n’avait pas conscience de leur complexité. Bien qu’influents, il n’imaginait pas que ces esprits pussent ainsi s’approprier le corps et les rêves d’un être vivant. Un violent vertige s’empara de lui. Il se trouvait face à un monde invisible, tapit dans les ombres, capable d’ouvrir des portes dérobées sur le leur. Un monde qui s’apprêtait à dévorer son frère.

— …Etes-vous en train de me dire qu’Ilane frère est condamné ?

— Ca dépend de lui.

Le jeune homme ne comprenait pas.

— Il est possible d’extraire un dévoreur, reprit Kéti. C’est dans ce but que j’ai fait prendre le bain à Ilane. Pour maintenir son hôte en sommeil, le dévoreur fait baisser la température du corps. En se réchauffant, l’esprit de ton frère se réactive et repousse instinctivement l’intrus. C’est pour cette raison qu’une excroissance comme celle-ci apparait. Le dévoreur se replie, en lutte contre l’instinct de survie d’Ilane. Pour le faire sortir, j’utilise une aiguille en argent chauffée, et je crève la bosse avec.

— Alors vas-y ! fit Nione en oubliant le vouvoiement. Pique dans cette monstruosité et qu’on en finisse enfin !

— Attends, ce n’est pas si simple.

— Mais…Tu viens de me dire que…

— Les dévoreurs ne choisissent pas leurs hôtes au hasard. Ils ne se saisissent que de ceux qui répondent à leur appel, ceux qui désirent s’endormir pour éteindre leurs rêves. De cette façon, le dévoreur n’a pas à lutter pour prendre le contrôle.

Nione n’était pas certain de comprendre.

— En d’autres termes, si ton frère héberge un dévoreur, c’est qu’il a bien voulu, conclut Kéti.  

— C’est insensé ! Pourquoi Ilane voudrait-il d’un tel parasite ? Une ineptie !

— Pourtant, tu me l’as dit toi-même ! Depuis le drame qu’il a traversé, il perdait goût à la vie ! Je pense qu’Ilane cherchait un moyen d’étouffer sa terreur, quitte à ne plus rien ressentir. Cette musique qu’il disait entendre, c’est sans aucun doute le chant du dévoreur. Il a guidé ton frère jusqu’à l’arbre où il vivait et il a patiemment attendu qu’Ilane l’invite lui-même à entrer dans ses rêves !

 

Le jeune ébéniste ne disait plus rien, le regard perdu dans le visage éteint d’Ilane. Il semblait abattu. Kéti posa une main bienveillante sur son épaule. Ce qu’elle s’apprêtait à lui dire serait pour lui difficile à entendre.

— Nione, je peux tout de même lui retirer ce dévoreur du front. Mais si ton frère s’y raccroche, s’il refuse de s’éveiller, il peut mourir en même temps que j’arracherais le myrage. 

Le jeune homme enfouit son visage dans ses mains, le temps d’étouffer un sanglot de désespoir. Il se souvenait très bien de l’état de tristesse qui habitait Ilane avant qu’il ne tombât en sommeil. Il avait bien vu l’étincelle de vie s’éteindre dans ses yeux au fil des jours. Il ne croyait pas une seconde que son frère eût encore le moindre désir de revenir à cette vie de souffrance et de cruauté. Mais pouvait-il en être entièrement sûr ? Et si, au fond, Ilane attendait que grand frère le rattrape au bord du gouffre…

Nione caressa doucement les cheveux d’Ilane. Son corps réchauffé reprenait des couleurs.

— Je vais te laisser réfléchir seul avec ton frère, fit Kéti, sur le point de tourner les talons.

— Non, attends !

Nione attrapa son bras.

— Je ne peux pas le regarder mourir lentement juste parce je n’aurais pas eu le courage de tenter quelque chose aujourd’hui. Si je me rétracte, je le perdrai de toute façon. Tandis que si nous essayons, il lui reste une chance.  

Kéti acquiesça silencieusement et s’approcha de la cheminée :

— C’est une sage décision, murmura-t-elle en tendant la main vers les flammes.

 

Le visage de Nione s’ombragea lorsqu’il vit le cône d’alcine entre les doigts de la chuchoteuse.

— Tu te permets de fumer cette cochonnerie sous mon toit ? Et juste avant de t’occuper de mon frère, qui plus est ? N’as-tu donc aucune conscience morale ?

— Si je n’en fume pas, j’aurais peine à m’occuper de ton frère. Et je comptais sortir une fois l’alcine allumée. Cesse donc de t’offusquer comme une bigote ! Tu ne sais même pas de quoi tu parles !

— Je connais le pouvoir euphorisant de cette plante du diable ! Elle vous assaille d’illusions sordides et peut faire perdre le sens commun au plus honnête des hommes !

— Non, c’est faux ! Elle ne fait que révéler la nature des choses, dont la puanteur que ton honnête homme cache en lui. Ceux qui deviennent mauvais sous l’effet de cette plante le sont déjà au plus profond d’eux-mêmes. Alors si tu croises des fumeurs d’alcine qui te tendent la main, réjouis-toi plutôt que les maudire. Au moins tu seras sûr de leurs intentions.

Kéti empoigna sèchement son sac et se dirigea vers la sortie :

— Au passage, lorsque tu ne sais pas, mêle-toi de tes fesses ! Et après, peut-être que tu pourras venir me parler de conscience morale !

Sur ces mots, elle claqua violemment la porte.

 

Nione tressaillit au son de la porte, sec et implacable. Le son de son dernier espoir qui s’échappait à grand bruit, ne laissant derrière lui qu’un épais silence, froid comme la mort malgré le feu qui crépitait face à lui. Un sanglot douloureux éclata dans sa gorge.

 

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Ozymandia-Sadek
Posté le 13/04/2021
Alors est ce Ilane à voulu du myrage ou pas ? C'est LA question. Par contre son frère a visiblement contrarié notre chuchoteuse qui l'a remis à place sèchement. Bon chapitre !
Aemarielle
Posté le 07/03/2021
Très bon chapitre, on découvre la nature du mal qui ronge Ilane et j'ai trouvé que c'était très bien amené, ainsi que le réchauffement des relations entre Kéti et Nione. Du coup j'ai trouvé que l'emportement de Nione et la dispute arrivait un chouia trop brusquement, mais là c'est mon ressenti.
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