Chapitre 4

« Toute personne se révélant néostème devra être sous tutelle de saon conjoint·e légal·e*, saon parent·e lae plus proche, saon ancien·ne responsable légal·e ou à un·e tuteurice désigné·e.

*Un·e conjoint·e légal·e pouvant être un·e épou·x·se, un·e concubin·e ou un·e partenaire déclaré·e ou résidant avec lae dit·e néostème depuis plus de vingt-six mois dans un même domicile et qui partage avec lae dit·e néostème plus de cinquante pour cent des dépenses de vie et de loisir. »

art.212-1, C3PM
(Code Pour la Protection des Populations Melkiennes)

 

Un écho sourd tira Erin de son sommeil maigrelet. Les percussions de la pluie battante se faisaient plus présentes. Elles s'accompagnaient d'une odeur piquante de métal rouillé et de bois moisi ; des accords plus aigus se joignirent à cette cacophonie. Erin se redressa en grimaçant. Un point de contracture la gênait dans ses mouvements. Tout en se massant les reins, la jeune femme reprit ses esprits.Son cerveau embrumé par le sommeil finit de se réveiller, et les bruits environnants devinrent plus clairs : les tapements stridents n'étaient dus qu'à Meïron qui marchait sur les vieilles plateformes suspendues. Il tenait dans ses mains une barre de fer assez épaisse, qu'il venait sûrement d'arracher du mur qui en était criblé. Il descendit l'échelle, ou du moins ce qu'il en restait avant d'enfin remarquer qu'elle était réveillée.

« T'aurais pu dormir plus. Ça fait à peine une heure. Je surveille, t'en fais pas. »

Erin se contenta de secouer la tête. Son compagnon n'insista pas. Il posa sa barre à terre, et repris place non loin d'elle. La jeune femme remarqua alors qu'il avait abandonné son manteau et l'avait étalé sur le sol. Il était sec, complètement sec, tout comme lui. De son côté, elle était encore trempée et poisseuse. Meïron ne cessait de la fixer, au point de la rendre mal à l'aise. Elle détourna le regard de ses affaires pour se concentrer sur une fuite d'eau dans la pierre, toujours en se frictionnant le dos.

« Tu es blessée ? » s'inquiéta le néostème.

« hm ? »

Erin se retourna pour affronter son regard insistant. Elle lui accorda un maigre sourire.

« Non, j'ai dû mal dormir. »

Meïron s'assit en tailleur sans la quitter du regard. Il semblait hésitant. Ses cheveux noirs tombaient sur ses épaules. De temps à autres, il fronçait les sourcils, soucieux. Erin, agacée par ce trop-plein d'attention et la douleur qui refusait de partir, lâcha un soupir :

« Qu'est ce qu'il y a ? »

L'homme avança sa main et se reprit immédiatement.

« Ça m'a l'air plus grave qu'une contracture, vu ta tête. Et... » hésita-t-il. « Tu t'y prends mal.

— De quoi ? »

Son ton était plus sec qu'elle ne le voulait. Meïron ne s'en formalisa pas. Il s'agenouilla et avança de quelques centimètres avec précautions.

« Tu permets ? » s'enquit-il.

Le voir aussi attentif à son besoin de distance mit en confiance la jeune femme. Après hésitation, elle se redressa en grimaçant et lui présenta son dos. Le brun s'approcha lentement. Il remonta ses manches et posa une main entre les omoplates de sa camarade.

« Tu as mal vers les reins ?

— Oui, à gauche.

— D'accord... J'ai besoin de découvrir le bas de ton dos, est-ce que ça te va ? »

Pour toute réponse, Erin souleva le bas de sa veste et de son T-shirt elle-même. Elle était surprise d'autant d'attentions de sa part, surprise de le voir aussi attentif à ses craintes, mais rassurée.

« Comme ça, c'est bon ? » Demanda-t-elle.

« Très bien », lui confirma Meïron. « Tu vas te baisser un peu, je te guide. »

Il illustra ses dires en lui faisant arrondir le dos, une main sur une de ses épaules, l'autre toujours en place.

« Bien, ne bouge plus. »

Le néostème frotta ses mains et Erin sentit quelques gouttes froides tomber sur sa peau. Il plaqua ensuite ses paumes trempées sur les reins de sa camarade tout en appuyant avec ses pouces pour délimiter la zone de douleur. Peu à peu, ses doigts devinrent chauds, et il commença à la masser lentement.

« Dis-le-moi si je te fais mal.

— Pour l'instant, ça va », répondit Erin, gênée.

« Si je te mets mal à l'aise, j'arrête. » Lui précisa Meïron.

« Non, non, ça calme la douleur. Merci. »

Meïron remarqua son ton laconique. Il aurait aimé lui poser plus de questions, essayer de faire plus ample connaissance. Cependant, il sentait sa retenue et préféra se concentrer sur son travail. Il continua son massage sans l'embêter davantage. De temps en temps, il lui proposait de bouger un peu, pour évaluer la gêne. Quand elle la jugea acceptable, elle lui demanda d'arrêter et remit son haut en place. Le kinésithérapeute glissa à côté d'elle, toujours attentif. Erin voulut se redresser, mais il ralentit son mouvement.

« Te recoince pas, sinon ça n'aura servi à rien. »

Elle décocha un sourire au reproche du néostème qui fut rassuré de la voir se détendre. Il la fit s'asseoir à genoux et l'invita à se pencher en avant.

« C'est pour t'étirer un peu. Ça va te faire du bien. » Expliqua-t-il.

En confiance, Erin obéit en tendant ses bras sur le sol. Il l'accompagna tout du long, puis se recula.

« Comment tu te sens ? »

La blonde se redressa et une vague de réconfort la submergea. Elle s'étira de tout son long puis s'installa à son aise.

« Beaucoup mieux, merci.

— Bien. »

Meïron affichait une expression satisfaite. Il se leva, fit craquer ses doigts et retourna à son pardessus pour en fouiller les poches.

« Où est-ce que t'as appris tout ça ? » lui demanda Erin.

Le néostème revint avec son manteau et deux sachets de pain dans les mains. La jeune femme l'invita à s'asseoir près d'elle ; il s'exécuta tout en lui répondant :

« J'étais kiné.

— Vraiment ? » S'étonna-t-elle ?

« Pourquoi ? C'est si surprenant que ça ?

— Non pas du tout ! Je... Je demandais sans réfléchir. »

En voyant Erin paniquer, Meïron se laissa glisser à terre en secouant la tête dans un rire discret.

« C'n'est rien, t'angoisse pas comme ça. C'est compréhensible, on pense plus vraiment à avant. »

Elle garda le silence, incapable de trouver quoi répondre. Alors qu'il ouvrait les sachets, elle se rendit compte qu'il n'avait nulle part où verser la poudre. Elle attrapa donc son écuelle pour la lui tendre, avant de sortir à son tour de quoi manger. Le néostème la remercia et la coupa dans son élan en agitant un sachet encore fermé.

« J'en ai ramené deux, c'est pas pour rien.

— Mais... J'en ai aussi.

— Et bien la prochaine fois, c'est toi qui m'invites. » S'enjoua-t-il.

Il versa la poudre dans le récipient d'Erin, qui rangea ses rations. Hésitante, elle se pencha pour récupérer le sachet vide et le plia comme à son habitude puis le lui tendit.

« Pour mélanger.

— Ingénieux » la complimenta Meïron.

« Ça va prendre longtemps sans eau chaude.

— Mais non. »

Un petit sourire joueur se dessina sur son visage. Il laissait Erin à ses questionnements ; il aimait entretenir le suspense. Il plaça son poing au-dessus de l'écuelle et le serra. Ses vaisseaux s'éclairèrent sous sa peau : une lueur fine et à peine visible. Sa main s'humidifia et bientôt coula une eau fumante. Erin assista à la scène, intéressée.

« C'est ça qui était chaud dans mon dos ? » l'interrogea-t-elle

Le néostème acquiesça. Quand Erin palpa sa peau, elle se rendit compte que l'arrière de son T-shirt était sec, contrairement au reste de ses vêtements. Meïron posa la gamelle après avoir constaté l'air dubitatif de la jeune femme.

« Tu veux que je te sèche ? » lui proposa-t-il

« Comment ça ? Tu peux le faire ?

— Oui, j'ai qu'à retirer l'eau que tu as sur toi. »

Sa phrase n'avait pas vraiment de sens pour sa camarade, mais il lui disait cela comme si tout coulait de source. Bien que méfiante, elle restait malgré tout curieuse de cette proposition. D'un signe de tête, elle autorisa le néostème à s'exécuter. Il leva une paume près du visage de sa nouvelle amie et les veines de ses mains s'illuminèrent de nouveau. Une faible lueur blanche, teintée d'un bleu très léger, éclairait ses canaux néostiques ; le halo se diffusait dans sa peau et soulignait ses vaisseaux sanguins qui ressortaient en filets sombres. Erin put mieux examiner ce phénomène captivant. Les doigts de Meïron attirèrent ses cheveux ; elle sentit des gouttes glisser sur sa joue, son crâne, ses vêtements en la chatouillant. Il leva son autre main, qui s'illumina à son tour. En déployant son bras vers l'arrière, toute l'eau qui la trempait forma une arche majestueuse pour le rejoindre. Celle-ci s'enroula autour du bras du néostème. Le liquide réfractait la lumière et envoyait ses rayons sur le visage de son camarade. Ils se reflétaient dans ses yeux noirs et sur sa peau cuivrée. La masse dansait entre ses mains. Meïron se recula. L'eau se mit à vibrer, elle se sépara en gouttes de plus en plus petites, jusqu'à disparaître. Il en maintint une partie qui s'enfonça dans ses pores.

Erin constata qu'elle ne présentait plus la moindre trace d'humidité. Meïron reprit sa position initiale, un air amusé sur le visage. La jeune femme était encore sous le coup de ses émotions et restait sans réaction. Son camarade récupéra l'écuelle fumante et en sortit le pain tout en la taquinant.

« Ravi que ça t'ait plu. » Se réjouit-il.

Prise au dépourvu, Erin baissa les yeux tout en cherchant à se justifier, gênée de son mutisme.

« Je... euh, » bafouilla-t-elle, « Merci. Désolée j'ai pas réagi...

— J'ai vu ça. T'avais l'air absorbée. » S'amusa Meïron. « Mais ça me fait plaisir de rencontrer quelqu'un qui apprécie.

— Je n'ai jamais vu de néostème en action d'aussi près. » Avoua la jeune femme.

Son camarade fronça les sourcils de surprise.

« Mais ça fait combien de temps que tu vis dehors ? » l'interrogea-t-il

« Deux ans environ.

— Et tu es... néo, non ?

— Oui, oui... » Avoua-t-elle.

La voix d'Erin se brisa. Ses yeux se perdirent dans le vide. Instinctivement, elle ramena ses jambes contre sa poitrine. Meïron observa la scène, le visage grave. Il lui tendit le pain encore chaud et prépara le deuxième en continuant de la questionner.

« Tu n'as pas l'air de le vivre très bien, je me trompe ?

— Pas vraiment. »

Elle attrapa le pain, le remercia, mais ne le mangea pas. La néostème le coupa en deux pour le laisser refroidir. La vapeur s'envolait de la mie en filet blanchâtre. Un bref coup d'œil vers son compagnon lui donna le courage de s'aventurer un peu plus loin dans la conversation :

« Comment tu fais ?

— Pour ? » Demanda Meïron.

Un œil attentif sur elle, il surveillait en même temps le pain qui gonflait.

« Pour sembler aussi à l'aise avec tout ça, avec toi-même. » Précisa-t-elle.

« Je suis plutôt fier de ce que je suis, à vrai dire.

— Hein ? Mais... C'est à cause de ça si on est autant dans la merde. » S'étonna la jeune femme.

Meïron secoua la tête. Il rangea les emballages dans son manteau et mordit dans son pain encore chaud. Il lui répondit la bouche pleine qu'il cacha avec sa main.

« Si on est dans la merde, c'est parce que Brook, Prim, et toute la clique se sont mis d'accord pour nous marginaliser. Au début, ça se passait bien. Tout le monde a juste flippé. Ils ont voulu gratter des voix, et on en est là.

— Tu crois ? » se soucia Erin

« Bien sûr. » Continua le néostème. « Enfin, c'est plus compliqué que ça, mais dans tous les cas, c'est pas ce que tu es qui fait qu'on galère autant. C'est de leur faute à eux.

— Eux ? » La conversation devenait difficile à suivre pour la jeune femme, mais Meïron ne semblait pas s'en formaliser. Ses yeux se perdirent dans les détails de son repas alors qu'il lui précisait sa pensée :

« Les non-néos, ou nomis, appelle-les comme tu veux. Ils nous répètent depuis le début qu'on est dangereux, qu'on est malades, sans nous demander à nous ce qu'on en pense. Ils ont mis en place des structures sans nous laisser parler en notre nom. Ils ont mis leur nez partout, surtout dans ce qui ne les concernait pas. Et en plus, ils nous ont fait croire que c'était pour notre bien, et de notre faute si ça a merdé. »

La colère suintait dans sa voix. Honteuse, Erin détourna le regard. Et dire qu'elle avait employé le mot « arione », qu'elle s'était persuadée de sa culpabilité. Voilà qu'elle la transposait sur Meïron. Ce dernier constata bien vite le trouble de sa camarade. Son visage et son ton se radoucirent.

« Je dis pas ça pour t'enfoncer, ni même pour toi. » Voulut la rassurer Meïron. « T'y es pour rien. T'as quoi, vingt ans ?

— Vingt-trois. » Le corrigea Erin.

« Voilà ! » s'exclama-t-il « T'a grandi avec cette idée, normale que ça t'ait rentrée dans la tête. Je pensais pareil, avant.

— Et qu'est-ce qui t'a fait changer d'avis ? »

— J'ai rencontré des gens qui m'ont dit ce que je viens de te dire. »

La simplicité de cette réponse tira un sourire Erin. Elle lui redonna un petit espoir, et la vivacité de Meïron réchauffait l'atmosphère. Elle donnait même une saveur plus douce au repas qu'ils partageaient.

« Tu as quel âge, toi ? » s'intéressa la jeune femme.

— Vingt-sept, bientôt vingt-huit.

— Quand ça ?

— Dans deux mois, le dix-huit Septuam.

— Ah ! T'es né le premier jour de la saison rousse. » Constata la néostème.

« Oui, et le jour du Nouvel An kalien. Du coup, c'est triple jour de fête chez moi ! »

Il se montra étonnamment guilleret. Cette gaieté tira un nouveau sourire à Erin, bien qu'il était clair sur son visage qu'elle ne comprenait pas vraiment de quoi il parlait.

« Je suis Abrien, mais mes grands-parents sont Moriaques. » L'éclaira-t-il « Ils ont déménagé de la Fédération Mori à Abro pour le travail de ma grand-mère. Mais on fête toujours le Nouvel An kalien chez moi, en plus de la saison rousse et de mon anniversaire. Même si, en soit, le Nouvel An se célèbre sur une semaine.

— Ça doit être une sacrée semaine pour toi ! » rit Erin.

« Plutôt, oui. »

Un air mélancolique et heureux illumina le visage de Meïron. Se replonger sans ses vieux souvenirs lui faisait du bien, et les partager d'autant plus. Ils finirent tous deux leur repas dans la bonne humeur.

Rassasiée, Erin rangea son écuelle pendant que Meïron décrochait un long bâillement.

« Tu peux dormir à ton tour, je vais surveiller. » Lui proposa-t-elle.

— Merci. Tu me réveilles quand tu veux qu'on échange ? »

Elle acquiesça puis dirigea vers l'échelle rouillée qui pendait. Elle s'y accrocha, tira sur ses bras pour grimper jusqu'à la passerelle, et enfin se tapir dans l'ombre, près de l'ouverture par laquelle ils étaient entrés. Ainsi cachée, elle avait une vue dégagée des alentours. Son camarade, lui, s'était couvert avec son manteau pour avoir chaud.

« Tu peux prendre le sac comme oreiller ! » lui lança Erin.

Il lui répondit d'un pouce en l'air puis s'installa plus confortablement. Épuisé, il ne tarda pas à s'endormir.

La jeune femme observa la ville en pleines intempéries. Décidément, la saison des pluies commençait bien tôt cette année. De gros nuages gris annonçaient un orage certain. Les rues étaient calmes ; quelques phares perdus découpaient la pénombre avant de disparaître ; même les rails du tramway étaient vides. Sur les immeubles, elle distinguait quelques rares fenêtres éclairées par les insomniaques. Aucun bruit autre que les battements de la pluie ne les dérangeait. Les crépitements des gouttes les enfermaient dans un cocon humide et grondant qui les protégeait des curieux, celui-là même qui avait couvert leurs conversations, et qui continuerait pour les futures.

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AislinnTLawson
Posté le 25/06/2021
Honte à moi que je n'avais jamais déposé de commentaire ici alors que j'ai tout lu ce qu'il y avait sur PA ! Mais c'est terrible et honteux dis don !

Bah du coup en vrai, c'est moche à dire, mais je n'ai rien à dire. Difficile de dire quoi que ce soit sur un ouvrage qui est propre, avec un style et un rythme maîtrisé.

J'adore, c'est tout, c'est comme ça et on ne peut pas faire autrement ! éè
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