Chapitre 4

Par Azurys
Notes de l’auteur : Dans ce chapitre, vous rentrerez pour la première fois Dircée, jeune fille au destin à la fois tragique et rempli d'espoir.

A mon approche, la couronne de fleurs s’échappe d’un bond des mains de la mère, a croire que les pétales se sont transformés en braises incandescentes.

— Saria ! Que je suis heureuse de te voir ma grande, entre, entre !

Mélanie pousse la porte grinçante sur une grande salle sombre, et je m’engouffre dans le Papillon. Les volets sont partiellement fermés, la pièce à vivre même pas éclairée. De timides lignes lumineuses viennent scinder le parquet abîmé. L’âtre est lui aussi complètement froid, les meubles poussiéreux comme s’ils n’avaient pas été manipulés depuis des jours. Une petite satisfaction naît en moi, car cela signifie que Mélanie a probablement écouté mon conseil : « prendre l’air ».

Lorsque je frappe doucement à la porte de sa fille, je n’ai même pas à me présenter qu’une voix de velours me répond déjà « entre, Saria », comme dans un rêve. Une nouvelle raison de me réjouir, j’aime savoir que la petite Dircée m’affectionne autant que je ne l’affectionne moi-même. Je souris une dernière fois à Mélanie et entre dans la chambre, lugubre et à peine illuminée par une bougie sur la table de nuit de la petite. L’air est envahi par une odeur d’herbes médicinales. J’entrouvre la fenêtre et prend place au pied du lit, à l’accoutumée. Au moins, cette pièce semble complètement immunisée à la poussière malgré le dédale de poutres, sous l’appentis.

 

Il me serait très difficile de rendre honneur à ce petit morceau de laine qui repose depuis dix mois dans ce lit. Pourtant, je vais essayer, car à chaque fois que je la vois, même malade, je suis stupéfaite. J’ai parfois l’impression de soigner une créature divine. Cette maladie est une foutue plaie, et je ne saurais jamais me pardonner de ne pas pouvoir permettre à Dircée d’exploiter son excellence. Cette petite doit se relever coûte que coûte, et le monde changera, j’en suis certaine. Je refuse qu’à quinze ans à peine, le monde extérieur ne lui soit qu’un lointain souvenir.

Sa chevelure d’or dévale de son lit par tous les sens, et même si je ne l’ai pas vue debout depuis des mois, aucun doute que ses cheveux traîneraient au sol. Heureusement, sa mère s’en occupe régulièrement et leur état est exceptionnel contrairement à sa peau, blanche comme neige et abîmée par de nombreuses brûlures, boutons et griffures. C’est comme regarder du cuir brut à la loupe. Ses deux yeux noisette foncé sont les plus petits que je n’ai jamais vu, considérez qu’ils n’ont pas affronté la lumière du soleil depuis dix mois. Une simple lueur de luciole pourrait les abîmer, de trop près. Des bandages enveloppent l’entièreté de ses deux bras tout fins, des poignets aux épaules, la gardant de se gratter jusqu’au sang. Car cette maladie affecte son système immunitaire comme sa peau. Et malgré l’état du reste de son corps, ses deux mains minuscules émanent d’une pureté incroyable, immaculée. Cela me force à croire que Dircée trouve de la force quelque part.

Je m’agenouille calmement à côté de la malade et la laisse parler, comme à mon habitude. Il ne manque à sa voix qu’une odeur pour pouvoir être comparée à une volute d’encens.

— Je suis heureuse que tu sois là, Saria. C’est maman qui t’a faite venir ?

— Tout à fait, c’est elle. Tu pourras la remercier. Alors, comment ça va aujourd’hui ? Ça allait mieux la dernière fois, non ? j’interroge, tout en fouillant mon havresac retentissant de bruits de fioles entrechoquées.

Je déplie une petite tablette en bois au bord du lit et y dépose quelques remèdes apportés en prévoyance. Dircée grimace à la vue de l’un d’entre eux, l’antidouleur menstruel. Malheureusement, personne n’y échappe, ma fille.

— Ça va correctement. Je n’ai mal nulle part, mais mes bras brûlent. Je n’ai pas faim, mais j’ai très soif. Et je veux voir le soleil. Je crois que je me sens capable de marcher, tu sais.

— Ce sont de très bonnes nouvelles, ma grande. Si ton état continue de s’améliorer, nous pourront t’aider à sortir marcher quelques pas, avec ta mère, dans les semaines qui viennent. Cependant, tu dois manger. Ton corps lutte en permanence, ne le sabote pas en si bon chemin.

Une petite mine triste envahit son visage. La même expression aurait surgi si on lui avait volé une peluche.

— J’ai mangé une paire de fruits dans la matinée, j’ai dû en rendre la moitié. Je suis désolée...

Toute l’eau de mon corps afflue vers mes yeux.

— Ne t’excuse pas. C’est moi qui suis désolée que tu sois obligée de rendre tes repas, mais nous sommes réellement sur la bonne voie. Je t’ai ramené un bocal des baies que tu adores, consomme-les sans modération.

J’aimerais en venir aux cauchemars, lorsque je décèle à travers les volets la silhouette de Mélanie. Je sais qu’elle est inquiète, cela fait dix mois que sa fille est entre la vie et la mort. Mais cette discussion ne concerne que Dircée et moi, sinon la petite lui en aurait déjà parlé. Je ferme la fenêtre et les volets dans un grincement de parquet.

— Maman t’a appelée à propos des cauchemars ? souffle Dircée en me devançant.

— Oui, c’est pour ça. J’aimerais en savoir plus, c’est un nouveau symptôme qui n’a rien à voir avec ta maladie. Et je suis certaine qu’en parler pourrait t’apaiser. Ton visage est couvert de sel, je vois bien que tu as pleuré, et pas qu’un peu.

— Tu m’as dit que c’était bien de pleurer…

— Oui c’est très bien, ça me permet de savoir si tu en es capable. Mais on ne pleure jamais sans raison. Alors, parle-moi de cette nuit.

A ce moment-là, Dircée ferme les yeux. J’ai peur qu’elle se projette à nouveau dans ses mauvais rêves, mais si c’est pour me les décrire, j’imagine que c’est le bon choix. Je l’espère.

— J’étais… dans un champ. Un champ plat et interminable, ça devait être le crépuscule car le ciel virait à l’indigo.

Un silence. J’ai peur qu’elle aille trop loin dans ses souvenirs. J’ai peur d’entendre la suite.

— Et… je marchais. Je crois. Je marchais sans but, vers rien du tout, dans le sens du ciel noir. Lorsqu’à un moment le vent s’est mis à souffler. Je me sentais légère, c’était la première fois que je marchais depuis si longtemps.

Quand un cauchemar vous apaise, quelque chose ne tourne pas rond.

— Ensuite, quelque chose est arrivé. Je me suis arrêtée de marcher.

— Quelque chose ? Quoi donc, tu te souviens ?

— Un grand voile noir. Gigantesque, il devait mesurer plusieurs toises de long. Il était porté par le vent, ses mouvements complètement erratiques, mais il est resté stationnaire devant moi après quelques secondes. C’était un voile noir, mais j’avais la sensation… qu’il me regardait.

 

Un voile noir. Un voile noir.

 

— Et… qu’a fait ce voile noir, ensuite ?

— Il m’a regardé, pendant des heures, et des heures, et…

Des larmes commencent à couler sur le rond de ses joues. Un flot continu, qui ruisselle le long de son cou et vient s’infiltrer sous son corps, sur son matelas. En soulevant la bougie, je constate que le matelas est complètement trempé, une immense tâche humide entoure Dircée, blanchie par le sel. Mon cœur manque un battement, un nouveau flux envahit mes yeux. Je ne dois pas pleurer devant elle. Je dois garder mon calme, et bon sang, je dois l’apaiser immédiatement. Je repose la bougie et enlace sa petite tête mouillée avec toute la délicatesse dont je suis capable de faire preuve.

— Calme-toi Dircée, c’est fini. C’est terminé, les cauchemars ne reviennent jamais (je sais pertinemment que c’est faux). La situation va de mieux en mieux et bientôt, tu pourras profiter du soleil pour retrouver un peu le moral. Crois-moi.

— Le voile… il est revenu à chaque fois. A chaque fois que je fermais l’œil. Je ne veux plus dormir, Saria. Je ne peux plus.

Je pensais déjà avoir touché le fond. La seule solution sera de lui donner des remèdes et des herbes. J’espère tellement que ça suffira. S’il le faut, je resterai là toute la nuit.

Je saisis sa main si frêle et la serre dans la mienne. Une chose dont je suis sûre est que le réconfort que sa mère et moi lui apportons devrait suffire pour la motiver à sa battre encore. Je voudrais juste qu’elle n’ait pas à batailler trop longtemps. Visiblement, sa santé mentale commence déjà à en pâtir.

Alors que je commence lentement à préparer le remède que j’aimerais lui administrer, sa voix retentit à nouveau doucement. Parler lui demande beaucoup d’efforts, mais cette petite adore discuter.

— J’ai hâte de sortir du lit, tu sais. Quand je refusais de dormir, cette nuit, j’ai imaginé ce que je ferais une fois sortie d’ici. J’aimerais te joindre dans une de tes expéditions, et découvrir une nouvelle plante avec toi. J’aimerais qu’on la décrive ensemble, et qu’on lui donne un nom.

Je sais à quel point Dircée admire ma profession. Je la soupçonne d’être biaisée simplement parce que je la soigne depuis dix mois, mais je ressens tout de même en elle une connexion avec la nature, ainsi qu’une curiosité attendrissante. Je ne saurais rien lui refuser.

— Et moi, ma grande, j’ai hâte de te voir sortie du lit. Si tu veux répertorier une plante, alors on le fera. On pourra lui donner ton nom, si tu veux. J’ai beaucoup à t’apprendre, et moi-même ne connais pas tout sur tout. Ce jour n’est peut-être pas si loin, mais il faudra faire preuve de patience. Jusqu’ici, tu t’en sors merveilleusement.

— Si le voile noir revient, je ne sais pas ce que je ferais. Que se passera-t-il, si je ne dors plus ?

—Tu dormiras, Dircée. Tu dormiras, déjà car tu es une jeune fille au courage extraordinaire ; et aussi car je t’ai préparé un petit breuvage qui devrait t’apaiser. Tiens, bois ça une heure avant de t’endormir, il fera effet pendant une demie journée, environ.

De la racine de meddwleth infusée dans de l’extrait d’egwely. Il s’agit d’un remède que je consomme parfois moi-même pour éviter les cauchemars et autres terreurs nocturnes. Mais ce n’est pas magique, être sous son influence est très désagréable car la meddlweth vous empêche tout simplement de pencher et de réfléchir. La sensation est extrêmement pesante, mais de toute manière il est difficile d’assimiler quoi que ce soit dans cet état. C’est comme ressentir quelque chose de si profond, si insondable, que l’on se dissocie de son enveloppe charnelle et spirituelle en essayant de le comprendre. L’autre plante sert de somnifère léger, au cas où la medddlweth empêcherait de s’endormir.

J’aurais voulu épargner Dircée de cette étrange racine, or la situation me semble préoccupante et j’ai sincèrement peur pour elle. J’espère faire le bon choix.

— C’est un somnifère ?

— C’est un léger somnifère, mélangé à une autre plante qui t’occupera l’esprit, réponds-je en mélangeant les deux produits dans une coupelle de bois. La sensation sera probablement très étrange pour toi, mais sache que les effets seront normaux et inoffensifs.

— Je te fais toujours confiance. Je voulais juste savoir ce que c’était.

Depuis un mois, je prépare un petit carnet qui condense une centaine d’espèces de plantes et d’insectes pour Dircée. Je souhaite lui en faire la surprise. De plus en plus, mon idée me semble brillante.

— L’egwely sert de somnifère, tu sais, c’est cette petite fleur blanche que l’on trouve au pied des arbres. La racine de meddlweth, elle, occupe l’esprit. J’en préparerai devant toi, un jour.

— Mais la meddlweth n’est-elle pas censée me paralyser ?

Elle s’en est souvenue. Je lui en ai parlé une fois il y a des mois, et elle s’en souvient.

— Tu as raison, tu as une bonne mémoire ! Mais ne t’en fais pas, c’est à forte dose, et en en consommant la fleur. Ici, tu consommes de l’extrait de sa racine. Tu me suspectes de t’empoisonner maintenant ? Me voila vexée.

— J’étais juste curieuse...

La bougie commence à vaciller, environ trente minutes ont dû s’écouler depuis que je suis dans la chambre. J’entrouvre à nouveau le volet, laissant filtrer un échantillon de soleil. Les pupilles de Dircée en pâtissent déjà, rapetissant encore davantage. Sous un plissement de sourcils

— Bon, je fais venir ta mère puis je devrai te laisser pour aujourd’hui. Je fais le marché cet après-midi. Tout ira bien ?

— Ne lui dis pas pour mes mauvais rêves.

— Tu as ma parole.

 

Je laisse Mélanie entrer dans la pièce, mère et fille échangent quelques mots sur ma visite du jour pendant que je range mon matériel.

— Merci ma grande Saria, merci de prendre tant soin d’elle. Je veillerai sur Dircée toute la nuit et te ferai un rapport demain si nécessaire. Je te sers l’acrasie ?

— Pas aujourd’hui, non. Mais c’est gentil de proposer. Je dois rapidement me préparer pour le marché, mais si tu le désires on pourra discuter autour d’une tasse demain dans la matinée.

— Avec plaisir. Que les affaires soient bonnes !

Je quitte la chambre et respire enfin l’air frais. Cette sensation est censée être libératrice, mais je crois que je me suis attachée à cette odeur concentrée de maladie et de plantes. A l’odeur de la petite. J’espère qu’elle ira vite mieux.

Malgré tout, je quitte le village avec l’esprit tranquille. J’ai confiance en mon remède et je constate tout de même que l’état de Dircée est rassurant.
Dites vous qu’il y a cinq mois, la pauvre ne pouvait à peine ouvrir les yeux à cause de la lumière. Il était inconcevable qu’elle ne remarche un jour, et même parler lui demandait un effort parfois insoutenable. Fut un temps où ses draps étaient constamment tâchés du sang qu’elle recrachait en respirant.

Nous n’avons jamais réellement su ce qu’elle couvait, toutefois. Il s’agit d’un cas unique sur des lieues à la ronde, incomparable à la plupart des maladies et infections. Toujours est il que nous y sommes arrivées, Mélanie et moi, à extirper cette petite d’un mal inconnu et des plus menaçants. Il y a de quoi être fier.

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