Madalene
Le bateau fend une dernière vague, et soudain tout s'arrête. Le vent qui nous giflait depuis des heures tombe d'un coup. Les vagues s'aplatissent comme si elles n'avaient jamais existé. Je lève les yeux vers les digues de Marisol - leurs murailles brunes scintillent faiblement du Safeguard qui les recouvre.
À côté de moi, le second du Capitaine soupire de soulagement. Je le reconnais à sa façon particulière de porter son uniforme - sa manche droite toujours légèrement retroussée pour montrer un tatouage de deux oiseaux en vol. L'un plus grand que l'autre, qui poursuit le petit. Thorn. C'est comme ça que les autres l'appellent.
Pour lui, c'est la fin d'une longue nuit de tempête. Pour moi, c'est autre chose. Ce calme soudain me met mal à l'aise. Je me sens vide, comme si le Safeguard qui protège la ville ne repoussait pas que les assauts de la mer, mais aussi tout ce qui rend le monde vivant.
— Ça fait du bien, hein ? murmure-t-il.
Je le dévisage, surprise qu'il puisse penser une chose pareille.
— Tu plaisantes ?
— Quoi ? Tu préfères te faire brasser là, dehors ?
Sa voix hésite, ses yeux fixés sur la lumière bleuté qui danse sur les digues.
— Tout mieux que.. ça ! dis-je en me frottant les bras comme si ça allait faire revenir les sensations. Comment un Marin peut penser le contraire ?
— Je ne suis pas un Marin.
Je me tourne vers lui, étonnée. Il porte pourtant le même uniforme bleu que tous les membres de l'équipage, mais quelque chose dans sa posture trahit un malaise. Je n'insiste pas - je ne vais certainement pas me mettre à chercher des confessions. J'en ai bien assez qui me tombent dessus sans en redemander.
Le port grouille déjà de vie malgré l'heure matinale. J’ai le sentiment de connaitre chaque rue de cette ville sans y avoir jamais mis les pieds - les confessions me les ont montrées des milliers de fois. Les habitants se pressent sur les quais, leurs regards fixés sur notre cargaison de Safeguard. Un groupe d'enfants déguenillés se faufile entre les jambes des marchands. Je sais ce qui les attend - j'ai lu trop de secrets venus des bas quartiers pour ne pas le savoir. Cette ville dévore ses enfants aussi sûrement que la mer engloutit ses Marins.
Je me concentre sur les hommes en uniforme qui regardent notre navire accoster. Leur visage est grave, leurs yeux fixent l’horizon, mais je n’y vois pas la force que j’imaginais chez les Marins. Juste des corps fatigués, usés. Comme s’ils avaient déjà accepté la défaite.
— Lequel est Varian ? murmuré-je à Éléonore alors que nous reculons, gênées des regards qui pèsent sur nous.
Elle désigne d'un mouvement de menton l'homme au centre de la place.
— Lui.
Une fatigue profonde émane de l’homme, comme si l'acte même de rester debout lui coûtait une force qu'il n'a plus. Le Conseiller Varian sort une vieille pipe en bois et la bourre de tabac séché. Sa main tremble tandis qu'il frotte une allumette contre le mur. Il aspire profondément, les yeux perdus dans un lointain que lui seul peut voir.
— Qu'est-ce qui lui est arrivé ? demandé-je.
Éléonore ne répond pas tout de suite. Son regard est rivé sur lui, une douleur dans ses yeux que je n'arrive pas à déchiffrer.
— Je ne sais pas, finit-elle par murmurer.
— C'est l'Ancrage, intervient Thorn derrière nous.
Éléonore se retourne brusquement.
— L'Ancrage ? C'est impossible. Plus personne ne ferait une chose pareille !
— Et pourtant.
— Qu'est-ce que c'est ? demandé-je, surprise par la tension soudaine entre eux.
— Un rituel interdit, explique Thorn. Il y a très longtemps, certains Marins très puissants pouvaient lier deux âmes ensemble. À l'origine, c'était utilisé pour renforcer les liens entre les équipages face aux tempêtes, les placer sous la protection de leur Capitaine. Il parait que ça les rendait immortels.
— Mais comme tout ce qui confère un tel pouvoir... murmure Éléonore, sa voix tremblante de colère.
— Ça a été détourné, confirme Thorn. Pour le contrôle. Pour forcer l'obéissance.
— Qui lui a fait ça ? demande-t-elle.
Il hésite, jette un œil vers son Capitaine. Les marins s'affairent à amarrer le navire, leurs gestes précis et efficaces comme une danse bien répétée. Quand il semble certain qu’il ne risque pas de se faire réprimander pour son bavardage, il lâche :
— Un ancien Marin.
— Qui ? insiste Éléonore d’une voix blanche.
Thorn secoue la tête.
— Il a été exécuté pour ça, dit-il simplement, et il est clair que nous n’en apprendrons pas plus.
— Alors pourquoi est-il encore en vie ? murmure Éléonore en désignant Varian. L'Ancrage n’aurait pas dû le laisser survivre à la mort de son Ancre.
— Personne ne comprend pourquoi il a survécu. Certains disent que c'est la mer qui le maintient en vie. Et qui peut dire ce qu’elle a en tête !
Je regarde Varian à nouveau. Ses tremblements semblent plus violents maintenant.
— Il n'a pas l'air vraiment vivant, murmuré-je.
— Non, répond Thorn. L’Ancrage le ronge de l'intérieur. Ce n'est qu'une question de temps.
Éléonore se détourne brusquement, mais pas avant que je ne voie les larmes dans ses yeux.
Les soldats en uniforme gris attendent sur le quai, à bonne distance de l'eau. Le Capitaine esquisse un sourire moqueur avant de se joindre à son équipage pour décharger les caisses. Je m'efforce de me concentrer sur leur ballet plutôt que sur ce que je viens d'apprendre. Je préfèrerai mourir que de laisser quiconque contrôler mon âme. J'ai déjà assez donné.
Les cristaux pulsent à travers le bois quand ils les soulèvent, leur lueur moins vive maintenant qu’ils s’éloignaient de la mer. Je sens leur énergie faiblir dans l'air. Les soldats ne s'avancent pour les récupérer que lorsque les caisses sont bien à l'abri sur les pavés secs.
— Tu restes près de moi, me dit Saul en essuyant ses mains sur son uniforme. Puis il se tourne vers son second : Thorn, occupe-toi d'elle.
Thorn hoche la tête et s'approche d'Éléonore. Elle se raidit mais ne proteste pas quand il pose une main sur son bras. Je remarque qu'il prend soin de ne pas trop serrer - comme s'il comprenait qu’elle ne le laisserait pas s’avancer davantage.
La foule s'écarte pour laisser passer notre étrange cortège. Des applaudissements éclatent, d'abord timides puis de plus en plus nourris. Une femme tend son bébé vers le Capitaine pour qu'il le bénisse. Un vieil homme s'incline profondément, murmurant des prières. Les enfants se faufilent entre les jambes de leurs parents, essayant de toucher les uniformes bleus comme s'ils portaient chance.
Saul guide notre progression d'une main ferme, son visage impassible malgré les acclamations. Mais je remarque comme ses doigts se crispent sur mon bras quand une jeune fille lui lance une fleur. Elle ne doit pas avoir plus de seize ans, l'âge où les enfants de Marins commencent leur formation. Une autre se jette quasiment à son cou et je commence à repérer un thème.
Thorn et Éléonore nous suivent, leurs visages aussi fermés que celui du Capitaine. Les trois plus jeunes Marins rougissent et avancent la tête basse. Seuls les soldats semblent apprécier le spectacle, bombant le torse comme si ces honneurs leur étaient destinés. Ils ne comprennent pas que ces gens n'acclament pas des héros - ils supplient des sacrifiés.
Saul reste une présence constante à mes côtés, me guidant à travers la foule. Un mouvement brusque à ma gauche - Saul s'est rapproché sans que je le remarque. Sa main effleure mon coude, un geste si léger qu'il pourrait presque passer pour accidentel.
— Ne bouge pas, murmure-t-il.
Je me raidis. Pas à cause de son ordre, mais parce que sa voix a changé. Plus grave. Plus tendue. Son regard balaie les badauds autour de nous. Je réalise alors que ce n'est pas juste la curiosité qui les attire - il y a quelque chose de dangereux dans leur immobilité.
La foule s'agite, l'équilibre précaire du port menace de basculer. Le Capitaine doit le sentir aussi car sa main se crispe sur mon épaule au moment où un mouvement sur les toits attire mon attention. Une ombre furtive. Puis une autre.
Un cri déchire l'air figé de Marisol. La première explosion vient des toits - une pluie d'éclats de verre nous force à nous jeter au sol. Je sens le Capitaine qui tente de me couvrir, mais je me dégage d'un coup d'épaule. Des silhouettes sombres émergent de la fumée, leurs lames scintillant dans la lumière grise du matin.
L'épée du Marin jaillit de son fourreau dans un éclair d'acier. Son corps bouge comme une danse mortelle - deux pirates tombent avant même que je comprenne ce qui se passe. Il y a une grâce dans sa violence qui me coupe le souffle.
— Les pirates, crache l’un des marins.
— Si vous voulez bien nous excuser, nous allons vous emprunter quelques pierres brillantes. Rien de personnel, vraiment. On a juste un petit problème avec les monopoles.
La voix claire et moqueuse vient de quelque part au-dessus de nous. Une silhouette se découpe contre le ciel, son épée dégainée captant les reflets du Safeguard, son foulard noir ne cachant que la moitié de son visage, laissant voir un sourire éclatant.
Une deuxième explosion disperse les gardes. L'acier chante contre l'acier. La fumée s'épaissit, âcre et suffocante. Je profite que Saul soit occupé à parer trois attaquants pour m'élancer vers les caisses. Je dois retrouver Éléonore.
Un cri de surprise attire mon attention. Dans la confusion, Éléonore s'est libérée de ses liens. Mais au lieu de fuir, elle se jette sur les Marins qui la gardaient. Ses mouvements sont précis, mortels - elle se bat comme quelqu'un qui a été entraîné par les meilleurs. Et je réalise une nouvelle fois que je connais pas la femme auprès de qui ma meilleure amie a grandi. Les pirates semblent aussi surpris que les Marins et le combat s’arrête un instant, comme s’ils attendaient qu’on leur précise les règles du jeu.
Au-dessus de nous, j'aperçois Varian en haut des marches. Sa voix est bien plus forte qu’elle ne devrait l’être. Plus vivante.
— Éléonore !
Leurs regards se croisent et quelque chose passe entre eux - une vieille douleur, peut-être. Éléonore recule, sa main serrée sur son épée. Les mains de Varian tremblent, agrippées à la pierre.
Un pirate profite de ce moment pour attaquer. Son épée fend l'air vers mon visage mais Saul est plus rapide. Nos corps basculent ensemble alors qu'il me tire hors de portée. Cette fois, je ne cherche pas à me dégager - il y a quelque chose d'hypnotique dans sa façon de bouger, comme si la bataille était une danse dont il connaîtrait tous les pas. Surtout, il vient de me sauver la vie.
Je profite de la confusion pour me faufiler entre les combattants. Éléonore. Je dois la retrouver avant qu'elle ne disparaisse. On peut encore s'échapper ensemble, retrouver Lioréa.
Mes pieds dérapent sur les pavés alors que je contourne un groupe de gardes. Je la repère enfin. Éléonore se bat contre deux Marins, les forçant à reculer vers une ruelle. La foule est trop dense pour que je puisse mais l’eau n'est qu'à quelques mètres. Si je peux l'atteindre...
Une main agrippe mon bras, me fait pivoter brutalement. Saul. Son visage est maculé de sueur et de fumée, mais ses yeux... ses yeux sont d'une clarté terrifiante.
— N'y pense même pas, gronde-t-il. Toi, tu ne t’approches plus de l’eau.
Une lame siffle vers sa tête. Il me pousse sur le côté, pare le coup. Le pirate tombe. Mais son mouvement brusque m'a déséquilibrée. Je bascule en arrière.
Le temps se fige. Je vois Saul qui se retourne vers moi, ses yeux qui s'écarquillent. Saul me ramène brutalement contre lui, son bras enroulé autour de ma taille avec tant de force que j'en ai le souffle coupé. Nous tombons ensemble, son corps amortissant ma chute. La caisse de Safeguard ne résiste pas. Les cristaux bleus s'illuminent brutalement, comme sils l’ont fait à bord du navire, et je vois le regard du chef des pirates s'écarquiller.
Saul me remet sur mes pieds mais garde une main ferme sur mon poignet.
Il s'élance mais un groupe de pirates lui barre la route. Son épée devient floue tant elle bouge vite. Un, deux, trois hommes tombent. Mais d'autres prennent leur place.
Une nouvelle explosion, plus proche. La fumée me brûle les yeux. Les pirates se replient vers les caisses de Safeguard, mais leur chef ne nous quitte pas des yeux.
— On va se revoir, vous deux ! lance le pirate avec une révérence exagérée.
Je lève les yeux vers Éléonore et la découvre qui quitte les quais. Elle se retourne un instant et plante ses yeux dans les miens. Ses lèvres bougent et je lis les mots plus que je ne les entends :
— Je suis désolée. Pour tout.
Les voleurs se replient avec les caisses de Safeguard, la fumée tourbillonnant autour d'eux comme une protection. Éléonore a disparu.