Comprenez que j’ai eu une mauvaise journée. Alors votre journée pourrie, j’en ai rien à foutre.
Je ressens une nouvelle décharge électrique. Comme un frisson brûlant et empoisonné se répandant dans tout mon corps. Je n’ai plus de force. Au fur et à mesure que les secondes passent, mes jambes tremblent de plus en plus. Encore une autre prenant source dans mon mollet.
Je crois que c’est la quatrième décharge. A vrai dire, je ne suis plus sûr de mes comptes. Perdu dans mes pensées pour échapper à la réalité, je repense à ce qui m’a amené là.
Habituellement je ne sors jamais la nuit seul. Pourtant ce jour-là, Adam et Nora ont voulu passer la nuit ensemble et avec Jin, nous avons été forcés de rentrer. N’habitant pas du tout dans la même direction, j'ai accompagné mon ami jusqu’à un arrêt de bus et me suis ensuite retrouvé seul. Je sais que j’aurais dû prendre un bus aussi. Il n’était peut-être que vingt heures mais les bus sont plus sécuritaires que de marcher seul. Il ne sert à rien de ressasser le passé me direz-vous mais, quand à cause d’une simple erreur de jugement, vous vous retrouvez enfermé et torturé depuis des mois, les remords s’accumulent et restent les seules choses qui permettent de ne pas craquer.
Il me semble que nous sommes au milieu du mois de mars. Ça fait déjà cinq mois que mes ravisseurs me font souffrir. Cinq mois que j’ai pris la décision de me détendre et de profiter pour la première fois depuis de longues années. Cinq mois que je suis seul.
Heureusement que je ne suis pas ce que l’on pourrait appeler “un humain normal”. C’est d’ailleurs la raison qui a poussé mes kidnappeurs roumains à s’en prendre à moi. Je ne sais toujours pas qui est derrière tout ça mais une chose est sûre, ils sont au courant depuis longtemps.
Je possède une faculté jusqu’alors unique. Je suis capable d’entendre les pensées. Ce n’est en réalité qu’une explication grossière et minime de ce que je suis capable de faire mais cela suffira pour le moment. De toute façon, vous allez me suivre donc vous découvrirez bien le reste au fur et à mesure.
En bref, l’organisation qui est actuellement en train de me faire subir les pires sévices a été fondée pour retrouver les gens comme moi, ceux à qui il manque une case. Ma capacité me permet de localiser ceux avec des pouvoirs tout aussi particuliers. Jusqu'à mon enlèvement, je n’avais jamais testé tout ce que je pouvais faire. En fait, j’avais arrêté après avoir rencontré de premiers problèmes.
Ma vie est merdique, pas besoin de me le rappeler je le sais très bien.
Je porte le prénom de Charles et actuellement deux hommes s’occupent de me faire parler dans une pièce peu éclairée et froide.
Je me sens vraiment faible. J’arrive à peine à voir ce qu’il se passe autour de moi. Tout ce que je ressens n’est que douleur et regrets. Je sais que je ne tiendrai pas plus longtemps. Je veux mourir ou m’en sortir mais quoiqu’il en soit je veux que tout s’arrête. Je ne suis même plus capable de prononcer le moindre mot tellement je suis à bout.
Je sens un homme attraper fermement mes cheveux et plonger violemment ma tête dans une bassine d’eau froide. Mes mains et mes pieds sont solidement attachés et ma tête maintenue par deux fortes mains, je tente de me débattre par réflexe mais ça ne sert à rien. Au final je sens l’eau s’infiltrer dans mes poumons et une panique maladive que je connais bien s’empare de mon corps. Je veux que tout s’arrête, je vous en supplie…
J’ai des bourdonnements dans les oreilles. Ils sont plus forts que d'habitude. Je secoue la tête pour reprendre mes esprits. Une putain de migraine me vient, je grimace.
Au cours des derniers mois, on m’a fait subir toutes sortes de choses. Mes ravisseurs veulent savoir sur quel fréquence émettent les pensées, et pour cela ils ont essayé d’utiliser tout d’abord le son. J’ai passé des heures interminables à écouter des sons aigus. Pour que j’utilise de plus en plus ma capacité, ils mettaient également souvent sur mes oreilles un casque avec de la musique à fond. Capables de me péter les tympans, ils ont au moins réussi à les endommager sérieusement. A tel point que les sons forts sont devenus l’une de mes plus grandes peurs.
La pression autour de ma tête passée, j’ouvre les yeux.
Je suis encore attaché à une chaise. Mes mains entourées de gros bandages sont fixées sur une table de métal. Mon tee-shirt est déchiré et calciné, le bas de mon pantalon est complètement roussi. Il y a même des traces de taser. C’est sur mes jambes qu’ils avaient fixé les fils pour m’électriser. J’essaie de les bouger mais rien à faire, elles sont lourdes et menottées.
Je sens quelque chose sur mon bras. Je tourne la tête sur l’intérieur de mon coude et je comprends pourquoi je n’ai pas si mal aux jambes. Une perfusion est insérée à travers ma peau. Sans aucun doute de la morphine.
Durant mes cinq mois d’enfermement, sans avoir la possibilité de connaître de temps qui passe, c’est ce qui m’a permis de faire un compte approximatif. Au début de ma captivité, leurs pensées m’étaient accessibles et la première fois que l’on m’a apporté de la morphine était le quatrième jour, un lundi d’après ce que j’avais entendu des pensées de Vasile, l’un de mes bourreaux. Trois jours après, ils m’en donnaient à nouveau. Ce cycle se répétait ainsi deux fois par semaine, toujours les mêmes jours. Un mois a passé avant qu’ils ne trouvent un moyen de bloquer leur esprit. J’ai alors compris que la morphine serait mon point de repère. J’avais perdu le compte exact des jours à plusieurs reprises mais dès qu’ils me redonnaient de cette drogue, je regagnais l’information du temps qui s’écoulait.
La porte s’ouvre et une personne entre dans la pièce.
_ Charles, je suis ravi de te revoir en pleine forme, me salue une voix grave et mauvaise.
Je n’ai pas la force de parler. Malgré l’antidouleur qu’ils me procurent, ma gorge est abîmée à cause de l’eau qu’ils m’ont fait avaler et de toute façon je n’en ai aucune envie.
_ Maintenant que tu es calmé et conscient, nous allons pouvoir continuer. Que dis-tu d’abîmer à nouveau tes jolies petites mains ?
L’homme devant moi attrape violemment l’objet de ses désirs et se penche au-dessus de la table qui nous sépare. Je vois ainsi mieux son visage qui se trouve en dessous d’une lampe à faible luminosité.
Il est hideux. Non pas par une quelconque déformation ou imperfection de son faciès mais par son expression qui m’annonce que je vais encore souffrir. Son sourire sadique m’effraie et il le sait très bien.
Il me regarde de ses yeux fous.
_ Tu te souviens de ce que je t’ai promis, Charles ?
Je m’en souviens bien mais je sais qu’il va me le rappeler.
_ Si tu te soumets et que tu nous dis ce qu’on veut savoir tu seras libéré. Libéré de cette souffrance. Je ne toucherai plus à tes mains non plus.
J’avale difficilement ma salive.
L’homme baisse son regard vers mes bandages avant de se reculer.
_ C’est vraiment dommage si tu ne dis rien encore aujourd’hui. J’aimais beaucoup les tableaux que tu faisais quand tu le pouvais encore.
Je sens une vague de frissons parcourir mon corps. Mon estomac est entièrement noué. Je suis en train de sacrifier ce qui m’est de plus cher pour sauver des personnes que je ne connais même pas.
Un bruit métallique attire mon attention. Mon bourreau vient de déposer quelques outils sur la table. Un couteau parfaitement aiguisé qui a déjà servi à de nombreuses occasions pour marquer mon corps. Une pince pour s’occuper de ce qu’il reste de mes mains. Et une perceuse, engin véritable de torture que j’espérais ne jamais revoir. Ma cuisse se rappelle encore de l’effroyable sensation que j’avais endurée.
Je prédis d’avance que ces objets ne sont pas là pour me faire du bien.
Il se saisit en premier du couteau et sort de mon champ de vision. Alerte et crispé, j’entends son souffle et ses pas lents derrière moi. La lame se pose sur mon cou et il tire mes cheveux vers l’arrière, me forçant à le regarder.
_ Comment vois-tu cette séance ? As-tu des choses à me raconter ? Où vais-je devoir te faire à nouveau payer ton silence ?
Il retire la lame. Je ne compte rien dire, je n’ai pas tenu près de six mois pour abandonner maintenant. Cela ne servirait plus à grand-chose.
Je sens alors quelque chose passer le long de mon bras. Ca pique, il vient de faire une première entaille. Je n’ai pas à attendre longtemps avant qu’il n’en fasse une deuxième sur mon torse à travers mon tee-shirt. Je gémis. Pour que je ressente quelque chose à travers le tissu il a dû appuyer très fort. Je sers les dents.
Je n’ai pas aussi mal que l’on pourrait s’y attendre. La morphine y est pour beaucoup. Ce sont les jours prochains qui vont être durs. Avec un tel cycle, ils ont réussi à me rendre accro à leur produit.
Après une dizaine d’autres coupures, toutes plus ou moins profondes que d’autres. Il dépose le couteau à peine taché de mon sang sur la table et me montre la pince.
_ Nous n’avons utilisé cet outil qu’une seule fois, n’est-ce pas ? dit-il en commençant à défaire mes bandages aux mains. Je vais recommencer à nouveau aujourd’hui et je continuerai à chacune de nos séances jusqu’à ce que tu craques. Il te reste dix-neuf ongles que je peux arracher.
Je tente de retirer mes mains de la table mais tout est solidement fixé. Les larmes commencent à me monter aux yeux.
Je suis artiste. Mes mains et mes doigts sont mes outils les plus précieux. Après la mort de mes parents, c’est devenu mon unique moyen de me confier sur des sujets que je ne pouvais révéler à personne. Alors s’il venait à les abîmer de manière irréversible, je me retrouverai vide.
Mes yeux s’agrandissent d’horreur quand je vois à nouveau l’état de mes pauvres outils. Même s’il ne s’agit que de blessures superficielles, ça me fait mal au cœur.
Il y a de nombreuses petites estafilades blanches mais aussi de larges brûlures couvrant une grosse partie de la peau sur chacune d'elles.
Cela fait maintenant six mois qu’il s’en est pris à mes mains pour la première fois. Six mois qu’il endommage mes précieux outils et que je ne sais pas si je serai à nouveau capable de dessiner. Six mois que ma vie est privée d’un bonheur particulier.
Mon ravisseur caresse la peau de mes mains. La cicatrice est vraiment immonde et cela semble lui faire plaisir. Il s’arrête sur l’ongle manquant au bout de mon pouce. C’est une sensation vraiment étrange, ça me donne des frissons.
Il s’empare de la pince avant de crier un nom en direction de la porte.
_ Vasile, j’ai besoin de ton aide !
Quelques instants après, un homme que je reconnais bien se pointe.
_ Maintiens-le en place, commence le premier avant de me regarder dans les yeux. Tu vas souffrir encore plus.
Mon cœur s’affole, que comptent-ils encore inventer ?
Je vois le deuxième homme passer près de moi et venir appuyer sur mon avant bras et le dos de ma main pour les maintenir contre le métal. Ainsi, les doigts de ma main droite sont vulnérables et je ne peux rien y faire. Vasile est fort, je l’ai appris à mes dépends.
_ T’as intérêt à te dépêcher, Constantin.
_ Ne me parle pas comme ça, rétorqua mon tortionnaire. L’art de torturer n’est pas quelque chose qui peut être réalisé aussi rapidement. Il faut prendre son temps pour inspirer la terreur.
Non mais ça va ? Je vous dérange pas, les gars ? Un peu de respect pour votre victime, s'il vous plaît.
Malgré la carrure impressionnante de Vasile, j’arrive sans aucun mal à voir ce que Constantin pourrait faire à mes doigts.
Il fait d’ailleurs passer l’outil, habituellement utilisé en bricolage, sur chaque de mes doigts avec une lenteur qui fait monter en moi une certaine appréhension. Je suis prêt à user de mon esprit si je ne suis pas capable de le supporter.
Son geste s’arrête au-dessus de mon index. Et merde…
La pince s’ouvre et se referme sur le bout de mon ongle. Mes gardiens se sont bien gardés de me permettre de les raccourcir alors la pince a une bonne prise sur celui-ci.
Il commence alors à tirer. Sous le coup de la douleur, je ferme les yeux pour ne pas voir l’horreur se produire. L’effort qu’il exerce sur mon doigt me pousse dans mes retranchements et je finis par hurler en me débattant pour qu’il arrête. Mon cri me déchire le cœur, il est faible et douloureux, il m’arrache ce qu’il me reste de cordes vocales.
L’ongle finit par se décoller. La sensation est horrible, c’est un picotement révoltant. Mon cri se transforme en sanglots et je ne remarque pas les deux hommes qui finissent par me lâcher. Les larmes coulent à flots sur mon visage. La morphine ne suffit même pas à m’apaiser.
Je suis pathétique. Même plus capable d’ouvrir les yeux. La chaleur monte dans mon corps et je sens mon souffle devenir de plus en plus irrégulier. Je crois que je vais m’évanouir. La douleur est trop forte, j’ai à peine le temps de sentir ma tête se déposer contre le métal froid que mon esprit s’envole vers de lointaines contrées.