Chapitre 4
Vision
ANGELA
Angela ne voyait rien. L’endroit était plongé dans une obscurité totale. Il n’y avait aucune brise de vent, ce qui était bizarre parce que toutes les constructions Imagis comportaient assez d’ouvertures pour se sentir un peu dehors. Elle en conclu qu’elle était enfermée sous terre. Elle huma l’air mais ne reconnut pas l’humidité et l’odeur caractéristique des souterrains. Angela frissonna : elle n’aimait pas ça du tout ! Comme la plupart des Imagis, elle était claustrophobe.
Pour échapper à la panique, elle se releva en essayant de percer l’obscurité. Une douleur sourde lui vrilla le crane en lui rappelant le coup qu’elle avait reçu. Elle n’avait pas vu l’agresseur mais elle supposa qu’il s’agissait de l’homme qui les avait attaqués. À moins que ce ne soit la personne dont elle avait senti la présence. Elle frissonna en y repensant. L’essence qu’elle avait sentie était proprement terrifiante : immense, puissante au-delà de tout ce qu’elle connaissait. Angela tata son dos : ses ailes n’avaient pas réapparu. Et si elle restait comme ça pour toujours, estropiée ?
- Rosélia ! appela-t-elle
Aucune réponse. Elle contra son anxiété grandissante par les pensées les plus rationnelles possibles. Soit Rosélia avait réussi à s’échapper, dans ce cas Angela était seule. Terrifiant. Autre possibilité, Rosélia avait été enfermée ailleurs, et Angela devait la retrouver. Ou bien, Rosélia était tout près d’elle, encore assommée. L’ange continua à appeler la fée. Elle n’osait pas créer une limfe, par peur d’attirer l’attention. Elle préférait garder son réveil secret : elle aurait peut-être besoin de cet effet de surprise pour s’enfuir. Angela n’avait qu’une certitude : l’homme qui les avait attaquées ne leur voulait pas du bien. Il fallait qu’elles sortent de cet endroit le plus vite possible.
- Rosélia !
Toujours aucune réponse. Angela commençait vraiment à s’inquiéter. Un mouvement après l’autre, elle entreprit de la chercher à tâtons, en ignorant la douleur lancinante dans son crâne.
Elle s’immobilisa soudain. Elle avait cru entendre quelque chose. Des bruits de pas ! Ils se rapprochaient ! Angela se rallongea précipitamment en feignant d’être encore assommée. Les pas s’arrêtèrent. S’en suivit un bruit de serrure. La porte de la pièce où elle se trouvait émis un long grincement en s’ouvrant.
Une voix rauque et autoritaire prit la parole :
- Elles sont encore dans les vapes.
Le cœur d’Angela se desserra et elle se sentit respirer. Elles sont, avait dit la voix. Rosélia devait donc être tout près d’elle.
- Il parait que tu as eu du mal à les capturer ?
Cette voix-là était féminine et beaucoup plus jeune, presque enfantine.
- La bestiole avec elles m’a donné du fil à retorde, répondit la première voix, sûrement celle d’un homme. Je pensais les coincer parce que l’ange ne pouvait voler vite en portant la fée, mais l’animal à des ailes aussi, elles ont essayé de s’enfuir sur son dos. De toute façon, elles n’avaient aucune chance. La reine m’accompagnait.
Alors c’était lui ! C’était cet homme qui les avait attaquées ! Et la force qu’elle avait perçu, c’était cette reine ? Angela ne connaissait que deux reines : Stellea, reine des anges et Estaqua, la dirigeante de Wumiku. Les chances pour que l’une d’elles ait envoyé à leurs trousses cet espèce de guerrier incendiaire étaient franchement limitées. En même temps, elle ne connaissait pas d’autre reine. Angela se gifla mentalement : elle pensait n’importe quoi !
Les deux inconnus restèrent silencieux quelques secondes, pendant lesquelles Angela sentit leurs regards la parcourir. Puis, la fille reprit la parole, d’un ton mi-curieux mi-moqueur.
- Brand, la reine était ton élève, non ? Maintenant elle est beaucoup plus forte que toi, affirma-t-elle.
- C’était le but, grogna le dénommé Brand. Justement, allons lui dire que son plan se déroule parfaitement.
- Je n’arrive pas à y croire, murmura la fille. C’est la première fois que je vois des Imagis.
Comment ça la première fois ? Tous les habitants de Magical étaient des Imagis ! La fille qui parlait aussi ! s’étonna Angela, qui décidemment ne comprenait plus rien depuis l’incendie.
- C’est bizarre, continuait la voix, elles n’ont pas l’air si différentes de moi. Juste moins affamées.
Affamées ? Angela se rappela que l’homme qui les avait attaqués était plutôt maigre…
- Crois-moi, rétorqua-t-il, ce n’est pas la seule chose qui soit différente. Tu n’imagines pas à quel point leurs vies sont plus faciles. Leur santé, c’est sur notre dos qu’elle s’est construite. Maintenant on y va, Mae.
La porte claqua en émettant un grincement qui lui vrilla les tympans. Elle qui avait déjà le crane en bouillie…Angela se releva, glacée. L’homme avait craché ses derniers mots. Comment ça, sa santé s’était construite sur le dos de ces deux inconnus ?
Angela tendit l’oreille, et quand le silence fut total, elle chuchota.
- Limfedae*.
La boule de lumière éclaira très légèrement la pièce ou plutôt, le cachot. Rosélia gisait, étendue contre un mur de pierres noires, inconsciente. Angela se précipita vers elle et la secoua. La fée se releva avec un grognement de douleur en frictionnant son crâne. Angela n’avait jamais été aussi soulagée. Rosélia était la première personne avec qui elle s’était vraiment liée, elle ne voulait pas la perdre.
- Qu’est-ce que ces tarés ont fait du sillim ? s’énerva la fée.
Angela venait de lui raconter la conversation qu’elle avait surprise entre Brand et Mae.
- Aucune idée, souffla-t-elle.
Elle ne voulait pas le dire devant Rosélia, mais elle avait probablement raison de s’inquiéter. Vu la façon dont Brand avait parlé de sillim, Angela espérait vraiment qu’il ne se soit pas fait attraper.
- Alors ce serait cette reine qui aurait fait disparaitre vos ailes ? la questionna-t-elle
- C’est comme ça que Brand l’a désignée.
- Et tu n’as pas entendu un nom, quelque chose qui nous permettrait de savoir qui c’est, où on est ?
Angela secoua la tête. Comme elle ne disait pas grand-chose, Rosélia lui lança un regard suspicieux :
- Rassure-moi, tu ne penses pas que Stellea ou Estaqua soient impliquées ?
- Bien sûr que non, elles n’ont aucune raison de faire ça ! Et leurs cités aussi ont été touchées… Mais tu connais une autre reine ?
Même si c’était totalement insensé, Angela n’avait pas d’autre explication.
- C’est sûrement un surnom, proposa Rosélia.
Peut-être. Elle n’en avait pas eu l’impression, pourtant.
- Et le fait de nous capturer faisait partie de son plan ? s’enquit Rosélia.
- C’est ce que j’ai compris, affirma Angela. En fait, je pense que le fait de nous capturer tous faisaient partie de son plan. Les Imagis ont disparus. Les réserves ont été pillées. Ce Brand nous a balancé des flèches de feu. Tout est lié. Je pense que cette reine a provoqué l’incendie, volé les réserves d’Aestas et capturé nos peuples.
- C’est complètement dingue. Logique, admit Rosélia, mais complètement dingue. Ce que je ne comprends pas c’est pourquoi quelqu’un voudrait voler nos réserves et enlever les Imagis. Pourquoi et qui ? Tous les peuples de Magical sont amis, un peuple ne peut pas s’être retourné contre les autres sans raison.
Angela se posait les mêmes questions et n’avait pas la moindre réponse. Les paroles de Mae la dérangeaient : « elles n’ont pas l’air si différentes de moi, juste moins affamés ». Brand lui avait répondu que leur santé s’était construite sur leur dos. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Angela n’y comprenait rien, tempestā* ! À Magical, tout le monde mangeait à sa faim. Cette histoire n’avait ni queue ni tête. Elle se demandait même si elles étaient toujours à Magical. Sauf que c’était encore plus insensé. Il n’existait pas d’autre planète que la leur !
Rosélia reprit la parole, déterminée :
- Si les Imagis ont été capturés par les mêmes personnes que nous, ils sont sûrement enfermés à proximité.
C’était probable, en effet. Angela devina dans le regard de Rosélia qu’elles pensaient la même chose : il fallait qu’elles en aient le cœur net.
Devant la porte de leur cachot, la luminosité de la limfe réduite au minimum, Angela et Rosélia tenaient conciliabule :
- On est d’accord, tu utilises une dae de sommeil pour neutraliser les gardes s’il y en a, et moi je m’occupe de la porte, dit Rosélia. Ensuite on cherche les Imagis et le sillim et on fiche le camp le plus vite possible.
Angela hocha la tête, déjà concentrée sur sa tâche.
- C’est parti.
Elle s’allongea et murmura la dae face à l’interstice entre le sol et la porte, en espérant qu’elle atteigne d’éventuels gardes.
- Chomïdae.
Angela tendit l’oreille. Pendant de longues secondes, il ne se passa rien du tout. Soit il n’y avait pas de gardes, soit elle avait échoué. Comment savoir ? Enfin, plusieurs bruits de chute lui parvinrent.
- Vas-y ! indiqua-t-elle à Rosélia.
La fée cueillit une des fleurs qui poussaient sur sa robe et passa sa paume autour en murmurant une dae qu’Angela ne comprit pas. Rosélia enfila la tige dans la serrure. Elle l’observa tourner et retourner la fleur en pestant pendant de longues, trop longues secondes.
- Dépêche-toi, ma dae ne va pas tenir éternellement !
- Je fais ce que je peux ! Je te signale que j’ai durci une tige de fleur, pas créé une clé !
Angela la regarda s’acharner sans succès pendant un moment avant d’intervenir.
- Je vais faire sauter la porte avec une dae de vent.
Rosélia lui lança un regard perplexe.
- Je te jure que je peux le faire, affirma-t-elle
La fée poussa un soupir exaspéré, en continuant d’essayer d’ouvrir la porte.
- Je croyais qu’on devait avoir l’air d’être encore dans la cellule pour avoir le temps de chercher les Imagis sans avoir Brand, Mae et la reine aux trousses !
- Si les gardes se réveillent, on sera repérées de toute façon. Il faut sortir d’ici avant, on n’aura pas d’autre chance s’ils commencent à se méfier de nous !
Rosélia continuait à s’acharner en défiant la porte du regard. Elle ne la laisserait probablement pas faire. Mais il leur restait peu de temps…
Un clic résonna dans le cachot et Rosélia poussa la porte d’un air triomphal.
- Tu vois que je pouvais le faire !
- Je n’ai jamais dit le contraire, juste qu’on ne pouvait pas se permettre d’attendre que tu y arrives.
Sa réflexion lui valut une grimace, et Rosélia franchit le seuil du cachot à sa suite. Une floppée de gardes ronflaient dans une grande pièce ronde. Plusieurs feux brulaient dans des alcôves creusées à même les murs. Ceux-ci étaient entièrement faits de pierres noires. Angela n’avait jamais vu ce genre d’architecture.
Les gardes n’avaient pas de signes distinctifs comme des ailes ou des queues de sirènes. La seule chose étrange, c’était leurs joues creuses et leur équipement rafistolé. Mae et Brand n’étaient visiblement pas les seuls à être affamés. Angela ne comprenait pas comment cela était possible. Sauf si elles n’étaient plus à Magical. Cette histoire n’avait aucun sens !
- Par ici ! l’appela Rosélia au pied d’un escalier en colimaçon.
Il n’y avait qu’un seul cachot dans la salle, celui qu’elles venaient de quitter. Les Imagis étaient probablement enfermés en haut. Angela et Rosélia s’élancèrent dans le passage et débouchèrent sur un long couloir flanqué de deux rangées de portes. L’ange sentit l’espoir naitre dans son cœur alors que Rosélia se précipitait vers les cellules. Les Imagis devaient être là !
La fée marqua un temps d’arrêt devant le premier cachot avant d’explorer les autres. Angela sentit son énergie changer de nature. De l’enthousiasme au désespoir. Elle s’avança et remarqua les portes ouvertes, les cellules vides. Il n’y avait personne ici. Angela eut soudain envie de se mettre en colère. Elles ne pouvaient pas s’être enfuies pour rien. Les Imagis auraient dû être enfermés près d’elles. Son raisonnement, pourtant logique, s’avérait faux. Elle n’avait pas assez d’information. Elle ne comprenait pas ce qu’il se passait, alors elle faisait des erreurs. Angela détestait ça : échouer, ne pas comprendre.
Rosélia, de son coté, fixait l’interieur d’un cachot vide avec obstination, comme si son désespoir et sa détermination avaient le pouvoir de faire réapparaitre les siens. Les larmes creusaient de longues rivières sur ses joues. Angela se secoua. Elle ne pouvait pas craquer. Rosélia angoissait pour sa famille, ses amis. Elle n’avait rien de tout ça, alors elle devait rester forte. Il y avait un autre escalier au bout du couloir.
- Viens, on va chercher ailleurs.
Rosélia essuya ses larmes et tourna vers elle un regard déterminé. L’escalier de bois, aussi raide qu’une échelle, les mena dans un autre couloir, cette fois-ci éclairé par de minuscules ouvertures en haut des murs. Même si elle avait eu ses ailes pour grimper là-haut, les ouvertures étaient si petites qu’Angela n’aurait pas eu assez de vue extérieure pour deviner où elles étaient. Seul indice, la chaleur qui régnait malgré les épais murs de roche. Vu la saison, il n’était pas censé faire aussi chaud, dans n’importe lequel des pays de Magical.
Rosélia se figea soudainement et Angela manqua de lui rentrer dedans.
- Quelqu’un vient !
Tempestā ! Il n’y avait nulle part où se cacher dans ce couloir !
- Il faut qu’on redescende, dit Angela.
Est-ce qu’elles pourraient atteindre l’escalier avant d’être découvertes ? Elles avaient déjà parcouru la moitié du couloir.
- Ici !
Rosélia la poussa dans un recoin qui ressemblait en tout point aux murs. Sans la vision des détails des fées, Angela n’aurait jamais remarqué l’effet d’optique.
Elle aussi entendait les pas à présent, et ils se dirigeaient vers elles. Angela essaya de se faire plus petite possible.
- Qu’est-ce que vous faites là ?
Elle bondit hors de sa cachette en poussant un hurlement, suivie par Rosélia. Plantée au beau milieu du couloir, l’ange observa la femme qui émergeait des escaliers cachés dans le recoin où elles s’étaient réfugiées.
- Vous avez franchement essayé de vous enfuir ?
Angela se retourna et reconnut la voix de Mae, qu’elle avait entendu discuter avec Brand. De l’autre côté du couloir, la toute jeune fille les observait avec un air mi-surpris mi-blasé. Les pas que Rosélia avait entendu venaient de les rattraper. Pire, de leur cachette était venu un nouvel ennemi. Elles étaient coincées.
Rosélia accrocha son regard, et se tourna vers Mae, avant de pointer vers l’autre bout du couloir. Angela comprit. Mae était loin, l’autre femme encore en haut des escaliers. Une ouverture. Angela et Rosélia foncèrent, avant de tourner dans un angle du couloir. Leurs poursuivantes les talonnaient, en leur criant de s’arrêter. Elles déboulèrent dans une grande cour intérieure, décrépie et déserte. Angela se figea : au-delà de cet espace, il y avait d’autres cour, des terrasses, d’autres bâtiments aussi hauts que les grands arbres de Silṽus, toute une ville.
- Angela, vite ! hurla Rosélia en coupant à travers ce qui avait dû être un jardin. Il n’en restait que de la poussière.
La voix de Mae résonna du couloir :
- Erina, coince-les de l’autre côté !
Angela fonça à la suite de la fée. Elle venait de découvrir une ville entière, écrasée par une chaleur étouffante, mais ce n’était pas le moment d’y penser. Du coin de l’œil, Angela vit la deuxième femme, Erina, arriver sur elle. Elle accéléra et s’engouffra dans un autre couloir juste avant d’être rattrapée. Elle suivit Rosélia sans chercher à réfléchir. Elles parcoururent des dizaines d’escaliers, de couloirs, de cours intérieures et de passages dérobés qui semblaient ne mener nulle part mais débouchaient toujours sur une direction tout à fait contraire à ce qu’elles avaient entrevu.
Le sens de l’orientation inné d’Angela, un des sens les plus développé des anges, s’en trouvait totalement déboussolé. Elle se demanda vaguement si quelqu’un avait pris la peine d’établir un plan avant de construire cet endroit où si les espaces s’étaient juste succédés, au gré des envies et des besoins du moment. Quand elles débouchèrent sur un énième couloir qui n’ouvrait sur aucune pièce, aucune cour, Angela n’avait absolument aucune idée d’où elles venaient ou de la distance qu’elles avaient parcouru.
- Je crois qu’on les a semés, balbutia Rosélia à travers sa respiration coupée.
Angela se pencha en se tenant les côtes, prête à s’effondrer par terre.
- Tant mieux, je ne peux pas faire un pas de plus.
Rosélia lui lança un regard inquiet. Contrairement aux fées ou aux elphes qui avaient naturellement la capacité d’avaler de longues distances à pied, rapidement et sans trop se fatiguer, les anges marchaient très peu. Ce n’était vraiment pas pour elle, ce genre de course-poursuite.
Malheureusement, un cri résonna dans un escalier planté au beau milieu du couloir, sûrement celui qu’elles avaient emprunté. Angela ne savait plus trop. Ce qui était sûr, c’était que Mae et Erina les avaient retrouvées. C’était foutu. Ses jambes tremblaient, elle respirait mal, elle était épuisée. Angela allait rester là, peut-être qu’elle pourrait gagner du temps pour que Rosélia puisse s’enfuir et retrouver les siens. Oui, c’était ce qu’il y avait de mieux à faire.
Sans se soucier de son découragement, la fée l’entraina brusquement le long du couloir. Arrivé tout au bout, elle changea de direction si vite qu’Angela manqua de lui rentrer dedans. Elles s’engouffrèrent dans un étroit passage en espérant que leurs poursuivantes ne les aient pas vues. Au bout de quelques mètres, elles débouchèrent sur une grande salle qui comportait plusieurs carrés de parquet abimés, marqué de traces de coups. Une salle d’entrainement, devina Angela. Plus étonnant, elles venaient d’entrer par une des fenêtres de la pièce, et le passage était en fait un pont entre les deux bâtiments. Les architectes de cette ville étaient complétement fous.
- On devrait filer, proposa Rosélia.
Le passage restait vide et silencieux, mais les deux femmes pouvaient débarquer à tout instant. Angela hocha la tête, trop essoufflée pour prononcer un mot. Rosélia s’approcha alors d’une grande malle ouverte et en sortit quelque chose.
- Qu’est-ce que c’est que cette épée ?
L’arme était plus longue et plus large que les épées des elphes, et d’une forme courbe. Elle n’en avait jamais vu des comme ça auparavant. La pièce, en revanche, était construite sur le même modèle que les salles d’entrainement d’Angelica. Angela ne comprenait pas pourquoi elle était si délabrée, pourquoi tous ceux qu’elles avaient rencontrés étaient si maigres, pourquoi cette ville et ses habitants apparaissaient soudainement dans leurs vies. Elle entendit Rosélia murmurer :
- Où est-ce qu’on est tombé ? Cette ville est immense, pour le peu qu’on en ait vu, et elle ne ressemble à aucune architecture Imagis. Ils ont des armes inconnues, une reine dont on ne sait rien et qui s’en ait pris à nous, à nos peuples, à nos cités. On pourrait croire qu’on n’est pas à Magical, mais tous les gens qu’on a croisé parlent notre langue. Je ne comprends rien à ce qui se passe, mais j’ai l’impression qu’on se retrouve impliquées dans quelque chose de trop gros pour nous.
Angela avait la même impression. Le silence régna pendant quelques instants. Le silence et la peur.
- Continuons à chercher les Imagis et allons-nous-en, décida Rosélia en se dirigeant vers la porte à leur droite.
L’homme qui les avait attaquées, assis derrière un grand bureau fendu en son centre, releva les yeux d’une pile de papiers au moment où elles franchissaient le seuil de la porte. Il haussa les sourcils et les observa avec un grand calme.
- On se promène ?
Angela et Rosélia reculèrent d’un pas, prêtes à plonger de nouveau dans le passage au moment même où leurs deux poursuivantes en émergeaient dans un grand fracas :
- Enfin on vous retrouve !
- Je vous déconseille de continuer à courir, ordonna Erina.
Agée d’une trentaine d’années quand Mae n’en avait que dix ou onze, des cheveux noirs et un visage émacié, elle les observait avec sévérité et un brin de moquerie.
- Vous risqueriez de vous perdre. On vous retrouverait dans quelques années, desséchées au détour d’un couloir.
Angela voulut répliquer, mais elle comprit à son ton que la femme ne plaisantait pas, et son sang se glaça dans ses veines. Elle se vit, avec Rosélia, parcourir des kilomètres sans jamais trouver la sortie de ce labyrinthe, et constata que c’était ce qu’elles avaient fait depuis leur fuite.
Brand, en se levant, coupa court à ses pensées.
- Je vous ramène à votre cellule, j’ai deux mots à dire à mes gardes.
Angela et Rosélia reculèrent d’un même mouvement. À l’entendre, il ne doutait pas une seconde qu’elles allaient se rendre. Et puis quoi encore ? Rester en prison pendant que cette reine mettait son plan -quel qu’il soit- à exécution ? Pendant que les Imagis étaient enfermés, eux aussi, et souffraient ? Angela préférait encore finir sa vie desséchée dans un couloir que d’agir comme une lâche, alors qu’elle avait enfin l’occasion d’aider son peuple. D’un regard, elle vit que Rosélia ne se laisserait pas faire : le sort de sa famille et de ses amis était en jeu. N’empêche, elles étaient coincées. Rosélia s’énerva :
- Où est le sillim ? Et les Imagis ? Vous les avez capturés eux aussi ? Qu’est-ce que vous leur avez faits ?
Pendant que la fée essayait d’obtenir des informations et de gagner du temps, Angela étudia les issues. Mae et Erina bloquaient le passage, et Brand la seule porte de la salle.
- Tu ferais mieux de t’inquiéter pour toi, conseilla Erina en répondant à Rosélia.
- Qu’est-ce que ça veut dire ?
- Allons-y, ordonna Brand en s’avançant.
Rosélia jeta un regard paniqué à Angela, qui savait que la seule solution était le combat. Se battre, et profiter de la première ouverture pour fuir. Rosélia avait compris. Elle hocha la tête avec détermination et se mit à chanter. La veda de combat des fées fonctionnait par la mélodie.
Un air trivial aux notes graves envahi la pièce, accompagné de rosiers géants, aux épines aussi grandes que des couteaux. Brand disparu derrière ce mur végétal. Mae s’élança vers Rosélia qui chantait toujours et Angela se précipita à sa rencontre. Elle para un coup de pied et recula d’un bon mètre sous l’impact. Cette fille était forte. Surement plus forte qu’elle en combat à mains nues.
D’une intonation de voix, Rosélia projeta les épines des roses sur Mae et Erina. Mae les évita sans problème en se bondissant à travers la pièce. Erina, elle, les réduit en cendres d’un simple mouvement de main. Elle n’avait pas l’air de vouloir participer au combat. Angela ne vit pas Mae atterrir près de Rosélia. La fée se plia en deux et poussa un long gémissement quand le poing de son adversaire se referma sur son estomac.
La panique s’instilla dans les veines d’Angela. Tout, dans leur comportement, prouvaient que leurs ennemies étaient des combattantes chevronnées. Angela et Rosélia, malgré leurs cours de combat à l’école, n’avaient jamais affronté de vraies batailles. Elles ne faisaient pas le poids. Il fallait fuir, mais Erina gardait le passage et Brand était bloqué de son coté, devant la seule autre issue.
Mae allongea un deuxième coup vers Rosélia. Angela était terrifiée. Elle se savait totalement impuissante, son essence et ses capacités paralysées par la pression, par l’urgence. Elle ne pourrait jamais provoquer la moindre dae. Pourtant, sa colère se révéla plus forte que sa peur. Elle ne pouvait pas regarder Rosélia se faire battre sans rien faire. Elle ne voulait plus être incapable, faible, inutile. Angela jeta vers Mae ses bras tremblants :
- Ventodae !
Une rafale de vent envahi la pièce et Mae fut forcée de reculer. Quand la dae s’évapora, elle réapparu avec plusieurs longues coupures sur les bras et les jambes, mais avec une expression de totale indifférence. Ce n’était pas ça qui allait l’arrêter. Au même moment, les rosiers géants de Rosélia prirent feu et Brand s’avança, visiblement à court de patience.
La fée se releva et le combat reprit. Angela avait cependant l’impression que Mae jouait avec elle. Comment une fille qui ne devait pas avoir plus de onze ans pouvait être si forte ? Erina observait la scène d’un air blasé. Brand n’avait pas encore bougé. Il se contentait de la menacer du regard, certain qu’elles n’avaient aucune chance de leur échapper. Il avait sans doute raison, le combat ne tournait pas à leur avantage, mais Angela en avait marre de subir. N’écoutant que son courage et sa colère, elle visa Brand et Erina :
- Ventordae !
Plusieurs lames de vent traversèrent la pièce, et ses ennemis disparurent derrière deux mini-tornades. Du coin de l’œil, Angela vit Rosélia trébucher et se manger le parquet, poussée par son adversaire. Elle s’apprêtait à aller l’aider quand Erina et Brand émergèrent, beaucoup plus vite et en bien meilleur état que prévu.
Angela les vit à peine bouger. Erina la plaqua au sol en manquant de l’étrangler. La douleur du coup sur la tête au fleuve Oléo se réveilla et empira très largement. Angela flottait dans un état brumeux entre la conscience et l’inconscience. Elle se laissa relever par la peau du cou et attacher sans pouvoir résister. Elle remarqua, sans vraiment comprendre, Rosélia qui tombait après avoir encaissé un coup de pied dans les côtes et un autre dans le dos. La fée tomba face contre terre, et ne se releva pas.
- Rosélia !
Elle allait se réveiller, se relever, n’est-ce-pas ? Sa conscience se réduisit à la fée étendue par terre et le cœur d’Angela se figea. Sa vision se brouilla. La salle d’entrainement disparu. Une petite fille terrifiée, les joues pleines de larmes, était assise sur un canapé au milieu d’un salon. Deux hommes gisaient à ses pieds, inconscients.
Angela cligna des yeux et la salle d’entrainement réapparu. Que s’était-il passé ? Qui était cette petite fille, et ces deux hommes ? Avait-elle rêvé, eu une hallucination ? Non, ce qu’elle avait vu lui avait retourné l’estomac. C’était important, une sorte de vision. Pourtant, elle n’avait aucun don de clairvoyance. Toute cette histoire était en train de la rendre folle, vraiment folle.
Rosélia gémit en ouvrant les yeux et Angela sentit des larmes innombrables perler sur ses joues. Elle était tellement soulagée ! Pendant un moment elle avait cru que…
- Alors c’était ça tout ce raffut, dit une voix.
Angela sursauta. Peur. Puissance. C’était la même essence qu’elle avait perçue quand ses ailes avaient disparu. La reine dont Brand et Mae avaient parlés était arrivée. Angela essaya de se retourner pour voir de qui il s’agissait, mais Erina la ramena fermement face à un mur. Angela sentit les poils de ses bras se dresser. Maintenant qu’elle était assez proche, elle pouvait percevoir toute l’aura de destruction et de haine qui émanait de la reine. Sans même la voir, cette femme la terrifiait.
- Erina, attache l’ange de l’autre côté, il faut que je lui parle. Mae, ramène la fée dans sa cellule.
Erina la releva brutalement et la poussa dans la salle où elles étaient tombées sur Brand. Elle la força à s’assoir et lui attacha les mains à un pied de table avant de partir.
- Attends dehors, Brand, ordonna la voix.
La porte du bureau claqua et Angela se retrouva seule avec la reine.