Chapitre 41

         — Majesté !

         Lysandor grimaça lorsque Zéphyra pénétra dans son bureau avec fracas. Il entendit ses bottes résonner sur le plancher, avant de s’arrêter à une distance raisonnable.

         — Que se passe-t-il ? demanda-t-il en se levant de son fauteuil.

         La pièce était privée, il s’y rendait quand il voulait réfléchir à des sujets importants, seul ou en compagnie de personnes de confiance. En l’occurrence, Isalys et Lyr occupaient les deux sièges face au sien depuis plusieurs heures. Ils débattaient de la meilleure attitude à employer dans les heures à venir. Personne n’était censé les déranger sans bonnes raisons.

         — Quelqu’un demande à s’entretenir avec vous. Un fae Lunaire.

         Lyr se leva, les pieds de son tabouret raclèrent sur le sol, puis il s’exclama sèchement :

         — J’ose espérer qu’il ne s’agit pas du Commandant qui vient nous provoquer !

         — Non, non ! Il est bien plus âgé et ses ailes sont complètement déchirées. Je crois qu’il à fait tout le chemin à pied…

         Interpellé, Lysandor fronça les sourcils, tout en lui faisant signe de poursuivre.

         — Il prétend venir de la part de Cérian, il a un collier pour le prouver.

         Le souverain retint son souffle.

         À son tour, Isalys se leva de son fauteuil, on ne peut plus attentive.

         Après une seconde d’hésitation, Zéphyra acheva :

         — J’ai l’impression que cet homme est inoffensif, Votre Majesté. Il a surtout l’air épuisé par le trajet...

         — Fais-le entrer.

         La soldate s’empressa de repartir. Dès qu’elle quitta les lieux, Lyr reprit la parole, tendu :

         — Est-ce bien prudent ? Il pourrait s’agir d’un piège. Rien ne nous prouve que c’est réellement Cérian qui nous l’envoie.

         — C’est vrai, intervint Isalys. Cependant, je doute que nous craignions quelque chose. Au mieux, cet homme vient effectivement avec des nouvelles…

         — Au pire, ce sera un simple messager de la Reine, conclut le souverain. Elle pourrait tenter de négocier.

         Après tout, son bien-aimé lui avait dit qu’il essayerait de parler avec elle.

         Malgré sa cécité, il devinait la tension qui saisissait les deux autres.

         Juste avant l’arrivée de Zéphyra, un désaccord avait rendu leurs discussions houleuses. Ils ne savaient pas comment trouver le bon équilibre entre mettre en alerte toute la population ou, au contraire, leur éviter un vent de panique en les prévenant inutilement.

         Si Cérian mettait fin à ses jours comme il le voulait, le Roi doutait que Maelle tente quoi que ce soit de concret contre eux. Elle n’avait jamais eu la puissance nécessaire jusqu’à présent, en dépit de ses efforts. En revanche, si son amant ne se suicidait pas – et malgré lui, il espérait qu’il ne le ferait pas – et qu’elle s’appropriait ses pouvoirs…

         Le cœur au bord des lèvres, il se sentait coincé dans une situation dont il ne sortirait pas vainqueur. Dans le meilleur des cas, son peuple ne courrait plus aucun danger, mais son compagnon périrait. Dans le pire, son peuple subirait un génocide et son compagnon périrait aussi.

         L’idée d’abdiquer en faveur de la Reine Maelle s’était frayé un chemin dans son esprit. Il pourrait demander à son peuple de jouer le jeu, dans le but de leur éviter de se faire massacrer. Il était presque séduit par la pensée d’envoyer un message avant l’aube, dans l’espoir que s’il s’inclinait devant la monarque, Cérian pourrait avoir la vie sauve.

         Ces suggestions avaient été rejetées par sa sœur et le Mage. Tous deux affirmaient, avec raison, que la souveraine n’épargnerait jamais Cérian. Pas alors qu’il représentait une source de pouvoir intéressante. De plus, la majorité des Fées Solaires n’accepteraient jamais l’autorité de la Reine, même si Lysandor le leur demandait. Elles préfèreraient, pour la plupart, se battre jusqu’à la mort plutôt que de se soumettre. Mieux valait faire couler le sang et provoquer davantage Gaïa au lieu d’obéir à une usurpatrice.

         Lyr avait ensuite ajouté que, si Lysandor se rendait à l’ennemie, celle-ci profiterait de l’occasion pour soit le tuer, soit l’utiliser comme moyen de pression sur les Solaires. Le bon sens dictait que le souverain ne s'éloigne pas d'eux.

         Juste avant la réunion, et avant que le Mage achève de lui soigner correctement la jambe, il avait doublé la garde à l’extérieur et envoyé plusieurs soldates et soldats patrouiller dans les environs. Dans l’après-midi, l’un d’eux avait d’ailleurs délogé l’une des sbires de Kael, restée aux abords du village pour les surveiller.

         Pippin avait également fini par revenir vers eux. Il n’était pas rentré dans le village, mais plusieurs Fées l’avaient vu se coucher à quelques mètres de l’entrée. Il allait parfaitement bien, il n’avait même pas une égratignure. Le Roi supposa que s’il avait laissé passer le visiteur, c’était qu’il ne représentait pas un danger.

         Les bras croisés, Lysandor s’interrogeait encore sur les options qui s’offraient à lui. Laquelle était la moins pire ?

         Le fae Lunaire pénétra dans son bureau, tandis que Zéphyra fermait la porte derrière lui pour les laisser tous les quatre tranquilles.

         D’abord, le souverain entendit l’exclamation de stupeur du Mage. Puis :

         — Roi Lysandor, bonsoir.

         Sur l’instant, le concerné blêmit. Par instinct, il se retint au bord de sa table et s’en servit pour la contourner, tout en se rapprochant de lui aussi vite qu’il pouvait se le permettre. Si ses blessures allaient bien mieux après les soins de Cérian, puis ceux prodigués par son grand-père, il n’avait pas envie de les cogner contre ses meubles.

         — Roi Efflam ?! C’est vous ?!

         Un petit cri de surprise échappa à Isalys. Encore jeune lorsque la Reine Lunaire avait pris le pouvoir, elle n’avait jamais eu l’occasion de rencontrer le souverain précédent.

         — « Roi », je n’en suis pas sûr, répondit l’intéressé avec lassitude.

         — J’étais persuadé que vous étiez mort ! s’exclama Lysandor.

         — C’est tout comme. Sans mes ailes, je ne suis plus grand-chose face à mes enfants.

         Arrivé au bout de son bureau, le monarque Solaire se fia au son de sa voix pour le rejoindre, le pas mal assuré.

         Sur un signe de tête approbateur de Lyr, Efflam vint à la rencontre du Roi. Il lui saisit les deux mains, tout en le dévisageant avec admiration. La dernière fois qu’il avait vu Lysandor, ce dernier était encore un gosse de douze ou treize printemps qui venait de perdre la vue. Aujourd’hui, il découvrait un homme noble et fier. Un bel individu rayonnant de charisme et de prestance, malgré ses yeux clos et sa lassitude apparente.

         — Je suis heureux de vous savoir ici, affirma Lysandor, ému. Où étiez-vous durant toutes ces années ?

         — Je me suis installé dans l’ancienne demeure d’Elior, après avoir été éjecté du menhir. Je ne pouvais me résoudre à partir en abandonnant complètement mes pairs aux mains de Maelle et Kael. Ceci dit, à part les regarder agir, je ne suis pas d’une grande aide…

         — Vous auriez été le bienvenu en ces lieux !

         L’ébauche d’un sourire passa sur les lèvres d’Efflam. Cérian ne lui avait pas menti en lui affirmant que le Roi l’accueillerait avec plaisir.

         — Je n’ai pas osé venir me réfugier entre vos murs. Pas après ce que mon fils vous avait fait. Les vôtres n’auraient pas apprécié ma présence ici, moi qui aie été incapable de contrôler mes enfants. Votre mère, en particulier, n’aurait jamais été d’accord.

         Le monarque ne pouvait aller à l’encontre de ses propos. Après l’attaque du serpent, la réputation – déjà basse – du Roi Efflam, s’était encore aggravé au sein des Fées Solaires. Sa mort avait même fait parler ces dernières qui s’étaient demandé si Maelle ne serait pas une meilleure souveraine tout compte fait, malgré son coup d’État. Un mal pour un bien, en quelque sorte. Elles avaient vite déchanté quand elle s’était permise de réclamer à la Reine Solaire de lui laisser la place. Sans compter toutes les ocasions où elle avait envoyé ses sbires près du village du chêne pour s'en prendre à celles et ceux qui en sortaient pour les récoltes. La souveraine Solaire en personne, excellente escrimeuse et archère, était sortie plus d’une fois pour défendre les siens, sans faire couler une seule goutte de sang. Elle emprisonnait patiemment tous les assaillants en sachant que Maelle finirait par être à court d’effectifs.

         Lysandor venait d’avoir quinze ans lorsque la Reine Lunaire avait demandé à ce qu’on libère les prisonniers et prisonnières, en promettant de ne plus les attaquer.

         Étonnement, elle avait tenu parole. Plus précisément, il n’y avait que Lysandor qui avait découvert au même moment qu’une tentative d’enlèvement allait avoir lieu en ville…

         — Ma mère n’est plus là, aujourd’hui, reprit le souverain. Et beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. En ce qui me concerne, je ne vous ai jamais tenu pour responsable de mon accident. Maintenant, dites-moi… venez-vous vraiment de la part de Cérian ?

         Les mains d’Efflam se crispèrent dans les siennes lorsqu’il chuchota :

         — Oui.

         Lyr se rapprocha, tourmenté :

         — Comment va-t-il ?

         — Pas très bien.

         Il lâcha Lysandor dont le corps venait de se pétrifier d’angoisse.

         En le voyant retirer le collier qu’il avait dissimulé sous son col, Isalys écarquilla les yeux :

         — Mais que s’est-il passé ?!

         Le pendentif était dans un état pitoyable.

         Lyr se mordit les lèvres. La respiration du Roi se suspendit quelques instants lorsque l’objet arriva entre ses doigts. La différence était palpable.

         Tout en caressant le motif à moitié effacé avec le pouce, il écouta Efflam lui rapporter la tentative de suicide ratée, la fuite échouée et l’emprisonnement. Imaginer son amant ligoté, roué de coups et enfermé, lui donnait envie de vomir et de fracasser la gueule de Kael.

         Après avoir tâtonné pour retourner à son fauteuil, il s’y laissa lourdement tomber.

         — Le pauvre, murmura le Conseiller en se retenant au dossier de sa propre chaise. Il ne mérite pas tout ça. Et malgré tout, même dans cette situation, il a pensé à nous.

         — C’est un garçon très courageux, approuva leur visiteur. Et j’ignore comment, mais il savait très bien qui j’étais, alors que je ne l’avais jamais rencontré. Il… Il m’avait affirmé que vous m’ouvriez vos portes sans problème. J’avais un peu de mal à le croire, mais force est de constater qu’il savait de quoi il parlait.

         Durant son récit, ses hôtes l’avaient fait asseoir face au Roi Solaire et lui avaient apporté de l’eau pour qu’il puisse se désaltérer et reprendre des forces, après sa longue marche et pendant ses explications.

         — Merci d’avoir essayé de le sortir de là… souffla Lysandor d’une voix douloureuse. Je vous en suis très reconnaissant.

         Efflam baissa les yeux, se sentant coupable de ne pas avoir réussi la mission qu’il s’était fixée. Il conserva le silence pendant que le trio encaissait ses informations.

         Isalys commença à faire les cent pas.

         La pièce de Lysandor comprenait une fenêtre fermée et non une grande ouverture, pour éviter les intrusions extérieures. Elle effectua des allées et venues entre cette fenêtre et la porte en face, ses pieds foulant le plancher avec nervosité.

         — Savez-vous comment ils vont s’y prendre, demain ? Pour tuer Cérian, demanda la Princesse d’une voix aussi assurée que possible.

         — Je pense, oui. Ils vont le vider de son sang pour que Maelle puisse en boire à sa guise et avoir accès à ses pouvoirs. J’ignore quel procédé exact ils vont mettre en place, mais ça ne sera pas quelque chose qui fera du gâchis, ils vont vouloir jusqu’à la dernière goutte.

         Songeuse, Isalys se tapota le menton, puis s’arrêta pour lui faire face.

         — Où ?

         — Bonne question. Je suis sûr qu’à l’origine ils désiraient l’exposer aux yeux de tous en l’installant sur l’un des balcons du menhir. Mais, dans la mesure où il a déjà pu causer des dégâts hier, je ne pense pas qu’ils prendront ce risque. Dans ce cas, ils pourraient agir depuis la prison, mais ce n’est pas une certitude non plus.

         Elle hocha machinalement la tête, avant de se tourner vers Lyr, cette fois.

         — Le sang est la clé, donc. Ses pouvoirs seront de plus en plus puissants pendant l’éclipse, je suppose ?

         — Ce serait logique, approuva le Mage, la gorge nouée.

         — Combien de temps elle va durer ?

         — À peu près deux heures. Elle commence à onze heures.

         La jeune femme plissa les yeux, avant de revenir à nouveau vers Efflam.

         — La probabilité pour qu’ils attendent le début de l’éclipse avant de le vider de son sang ?

         — Très forte. À présent qu’ils l’ont sous la main, ils vont mettre toutes leurs chances de leur côté.

         — Donc, on a un peu de répit. Reste à savoir comment nous allons l’employer.

         — Facile, déclara Lyr. On sait maintenant que le petit est en vie, donc on se débrouille pour aller le chercher, demain. On a tout juste le temps de réunir des volontaires et, avec votre aide, Roi Efflam, nous pourrions nous infiltrer dans le village. Si on réfléchit tous ensemble, on peut monter un plan d’attaque et d’évasion !

         Résolu, le Mage se tourna vers Lysandor, dans l’attente de son acceptation. Son souverain fronça les sourcils, avant d’acquiescer.

         — Uniquement les volontaires. Je ne veux forcer personne dans cette expédition. Si nous ne sommes que nous quatre, nous irons quand même.

         Isalys frappa la paume de sa main avec son poing, approbatrice :

         — Nous serons bien plus que quatre ! Les volontaires ne manqueront pas. Depuis le temps que tu veilles sur nous, que tu es présent au moindre problème… Ne sous-estimes pas à quel point le peuple t’apprécie. Surtout s’ils apprennent que Cérian était prêt à sacrifier sa propre vie de lui-même pour tenter de tous nous mettre à l’abri.

         — Princesse, je vous laisse réunir les volontaires ! De mon côté, j’ai quelque chose à faire pour essayer d’aider Sa Majesté à pallier sa cécité, affirma Lyr.

         Intrigué, Lysandor se leva en même temps qu’Efflam. Dès son retour au village, il avait demandé au Mage s’il pouvait lui confectionner un nouveau collier. Malheureusement, dans les carnets de Maeva en leur possession, nulle trace de la fabrication du pendentif. Soit la sorcière ne l’avait jamais noté, soit il s’agissait de notes qui étaient restées dans la maison de Cérian.

         — Mais tu… commença le souverain.

         — J’ai eu une idée pendant que nous parlions. Je reviens tout de suite !

         Il quitta le bureau en courant, suivi par Isalys qui ne voulait plus perdre une minute. Dès qu’elle mit le pied dans le couloir, elle se lança à la recherche de Zéphyra pour avoir son soutien.

         Un rire doux anima l’ancien Roi Lunaire face aux comportements des deux proches de Lysandor. Il termina son verre, puis se leva en même temps que son vis-à-vis.

         — Ce genre de réaction n’existe plus depuis que Maelle a pris le pouvoir, confia-t-il en contournant le bureau pour rejoindre l’autre homme. Ça me réchauffe le cœur de voir que les vôtres agissent sans contrainte et de bon cœur.

         Le souverain Solaire glissa son bras sous le sien pour qu’il le guide hors de la pièce.

         Isalys allait certainement rassembler ses volontaires sur la place centrale du village ou dans l’ancienne salle du trône, transformée en salle de bal après l’arrivée de Lysandor au pouvoir. Il préférait discuter des affaires courantes, au calme, dans son bureau, plutôt que de rester vissé sur son trône surélevé. En agissant ainsi, il avait remarqué que son peuple osait beaucoup plus se confier, dans la tranquillité de sa pièce privée.

         Tout en marchant dans les couloirs et en échangeant quelques paroles avec Efflam, il songea que s’ils s’en sortaient tous en vie, la perspective de réunir les deux peuples pourrait peut-être devenir réelle. La survie du Roi Lunaire et son aide concrète de cette nuit pouvaient tout faire basculer.

---

IMPORTANT : j'ai pris la décision (pour des raisons personnelles) de ne plus publier sur Plume d'Argent. Par conséquent, les lecteur.ice.s qui veulent savoir la suite sont invité.e.s à me suivre sur les autres plateformes (Inkitt ou Wattpad). Pour me retrouver, n'hésitez pas à passer sur mon profil Plume d'Argent : "mon site web" a été mis à jour et vous enverra droit sur mon "Linktree" où vous pourrez avoir accès aux autres plateformes. Merci de votre attention.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez