Chapitre 48

A côté de la barrique remplie jusqu'à la gueule qu'Osvald promenait avec aise, les seaux pourtant lourds que traînait Lotte avaient l'air bien mesquins. Chaque matin, avant le lever du soleil, elle puisait quantité d'eau depuis la Grand'Place, pour alimenter les Bains des Chimères. Il y avait bien un puits dans les cuisines du château, mais c'était une eau pure, que l'on réservait au boire et au cuire. Aussi, quand les soirées à la taverne du géant Osvald ne l'empêchaient pas de se lever de bon matin, Lotte ne refusait pas son coup de main.

A cette heure-ci, on ne voyait guère que quelques marchands qui amoncelaient des pains et des légumes sur les étals. Mais ce jour-ci, une foule était amassée aux grilles des Chimères, et rendait le passage difficile, surtout chargés comme l'étaient les deux compagnons.

« Place, s'il vous plaît, faites place ! » criait Lotte agacée, alors que la moitié de son eau se déversait à terre dans la cohue. La foule se calma sur un rugissement d'Osvald. Quand il criait, c'était à en faire tomber les oreilles. On leur dessina une brèche jusqu'aux grilles qu'un archer ouvrit suffisamment pour laisser passer le géant à la voix tonitruante, et personne n'osa se faufiler derrière lui.

« Millelunes, que se passe-t-il ? demanda Osvald à l'archer qui refermait bien vite derrière lui, alors que Lotte constatait dépitée que ses seaux étaient vidés de moitié.

– Ils veulent entrer, ils veulent aller au dispensaire, mais il n'est pas encore ouvert. Je ne peux pas les laisser entrer pour le moment... Personne n'est levé là-bas. » expliqua l'archer. De fait, hormis quelques gardes et une partie du personnel des cuisines, les Chimères dormaient encore.

Lotte avait complètement oublié l'ouverture du dispensaire. L'annonce de visiteurs arrivant des Cimes, la veille, avait monopolisé les conversations lors du dîner. Mais pour la foule qui se pressait aux barreaux de fer, cela ne pouvait être le cas : il y avait des sang-bleus, beaucoup, mais aussi des grippes, des blessures non guéries faute de pécule et qui commençaient à noircir, et sûrement ici ou là, un ventre rond qui aspirait aux limbes.

« Je crois que le mieux serait d'aller réveiller Olga, dit Lotte à Osvald qui trimballait sa barrique comme une chopine un peu encombrante, me porterais-tu mes seaux ?

– Laisse ça là, drôlesse, je m'en charge. »

Elle entra par la porte latérale qui donnait sur les cuisines, puis s'engouffra dans les escaliers de service. Quel dommage d'être ainsi bloquée aux Bains jusqu'à la mi-journée, regrettait-elle, alors que ses grandes jambes avalaient une marche sur deux. Elle aurait aimé accueillir les malades, aux côtés de la curieuse Olga, farouche mais généreuse, plutôt que frotter des dos paresseux ! Il en avait de la chance, son acolyte aux cheveux vermeils, celui qui se vexait si facilement. Il allait apprendre quantités de remèdes, et travailler sans avoir l'intendante ou ses seconds sur le dos. Elle ne trouva Olga ni dans sa chambre, ni en cuisine, ni aux Bains où Osvald avait décidé de préparer le feu. Cet homme-là avait décidément le cœur aussi gros que le ventre, et dans son cas ce n'était pas rien.

Elle choisit d'abuser de sa gentillesse et l'envoya chercher la guérisseuse. A peine était-il parti qu'un homme qu'elle ne connaissait pas se présenta timidement. Il s'agissait du légat des Cimes, assurément : il avait la silhouette fluette et les cheveux souples des Lettfeti. Lotte le trouva bel homme, bien qu'il eut l'âge d'être son père. Elle adora les circonlocutions qu'il employa pour faire comprendre qu'il souhaitait prendre son bain seul, sans l'aide de quiconque. Ces gens des Cimes, décidément, méritaient leur réputation d'êtres civilisés et fort aimables.

Osvald finit par trouver Olga dans son laboratoire, qui entassait fiévreusement quantités de bocaux sur un drap posé à terre. Elle ne fut nullement surprise de voir débarquer ainsi sa large panse, suivie de lui-même : son pas lourd le trahissait systématiquement.

« Et bien, Demoiselle aux pieds-nus, c'est le grand jour ? En tout cas t'as déjà une sacrée louchée de greluchons qui s'entassent aux grilles à t'attendre. Une belle brochette de chiards et de vioques à deux doigts de caner. La journée va être remplie, m'est avis. »

La nouvelle accrut encore l'agitation d'Olga, qui se mit à vérifier le contenu de chaque étagère dix fois, dans sa peur d'oublier quelque chose. Une fois sur place, elle pourrait difficilement abandonner ses malades et courir jusqu'au laboratoire. Elle ajouta deux bouteille d'un liquide doré dans son baluchon improvisé, et tenta maladroitement de le refermer.

« On en loge dix des comme toi dans ce mouchoir, là ! » s'esclaffa Osvald, hilare, « Allez donne, je crois qu'on a bigrement besoin de mes bras aujourd'hui. »

Bon prince, le géant rassembla les coins du drap qu'il jeta par dessus son épaule, brisant au passage quelques pots, et partit de son pas inimitable en direction des prisons.

* * *

Arrivée la veille en pleine tempête, il avait été aisé à Sima de pénétrer dans Kaalun en toute discrétion. Pour elle qui pouvait se confondre dans les feuilles ou la pierre comme le font certains lézards, passer inaperçue de nuit et sous une pluie battante était un jeu d'enfant.

L'Ouïe avait choisi d'entrer du côté est, là où les Serpantes accolées à la ville faisaient office de remparts. En cette période de l'année, les pentes n'étaient gelées que sur leurs hauteurs, et elle avait entrepris de les gravir, en figeant dans la roche de minuscules piolets avec une force étonnante. Plutôt que de lutter contre le vent qui faisait rage, elle y prenait appui, à l’affût des courants capricieux, qui, revirant soudainement, la portaient contre la paroi, mieux que ne l'auraient fait ses propres muscles. Elle avait ainsi dépassé les remparts sud, et s'était laissé glisser dans les ruelles de Kaalun inondées de pluie.

Partout, les volets de bois étaient barricadés, et on ne voyait pas l'ombre d'une sentinelle, toutes recroquevillées de froid contre le parapet des remparts, à l'abri des rafales qui pouvaient soulever un homme. Nul risque d'être repérée. Certes, elle n'avait d'autre dessein que de rapporter à sa maîtresse les bruits de la capitale. Mais l'anonymat lui garantissait de débusquer ce qui ne se disait qu'à voix basse ; elle avait toujours fonctionné ainsi, et Petra aimait cette façon de procéder. Elle s'était réfugiée dans une grange, et, devenue ombre parmi les ombres, s'était octroyée son premier sommeil depuis son départ de Temma.

Réveillée par les poules qui caquetaient leur ennui dés les premières lueurs du jour, elle se grima en colporteuse pour pouvoir sillonner la ville sans éveiller l'attention. Elle avait de ses visages que l'on croit avoir vus mille fois, et que l'on oublie instantanément. Elle garda la terre sous ses ongles, noua un foulard délavé sur ses cheveux et troqua ses vêtements couleur de nuit pour des frusques banales. Dehors, elle constata que les soupçons de Petra sur la réelle existence de l'épidémie n'étaient pas fondés : les premiers visages bleus lui apparurent très vite. Dans le quartier des Gouges où elle avait atterri, les malades étaient nombreux, et bien reconnaissables avec leur allure de chimère d'un genre nouveau, hybride d'hommes et d'êtres minéraux, aux plaies purulentes. Les écailles qui tombaient de leurs joues ne ressemblaient en rien à celles, brillantes et lisses, des poissons des rivières. Elles évoquaient plutôt la texture de la pierre feuilletée qui s'effrite d'un coup d'ongle ou sous le pas. Exactement comme l'ardoise qu'elle foulait, tombée des toits pendant la tempête, et que quelques courageux remplaçaient déjà sur les toits brillants.

La saison des Vents était clairement installée, et les Nues chassées. Le ciel ne serait désormais parcouru que par des filets vaporeux aussitôt balayés par des bourrasques incessantes. C'était une saison brève, et plus les rafales étaient fortes, moins elle durait. Les nuages absents laissaient s'ancrer le froid, et bientôt les Glaces succéderaient aux Vents. Pour l'heure, le ciel étincelait de bleu, écho ironique aux visages des malades.

Sima arpenta ensuite les quartiers sud, en commençant par le quartier des Mercantes. Les rues y étaient calmes. De nombreux volets maintenaient clos portes et fenêtres, et des chaînes cadenassées réservaient le même sort aux grilles des porches. Repos matinal ou logis abandonnés ? Dans son souvenir, ce quartier de notables et de bourgeois était plus tranquille que les laborieuses venelles des Gouges. Mais à cette heure-ci, on avait pour habitude d'y voir des commerçants ventrus visiter leurs entrepôts ou négocier des mules, et d'y croiser des professeurs voûtés se diriger vers l'université, confiants dans la mémoire de leurs jambes pour les conduire à destination mécaniquement, sans avoir à interrompre le cours de leurs pensées.

Il y avait bien, cette matinée-là, quelques marchands affairés autour de larges blocs de calcite, cherchant une solution pour livrer ce stock encombrant, mais l'animation était moindre. Elle ne vit qu'un seul professeur, reconnaissable à son habit moutarde des pieds à la tête : il soliloquait en caressant un chien, jaune lui aussi.

Sima traversa l'avenue des Gaves, voie principale de Kaalun, et se retrouva dans le quartier des Lames, à l'ouest des portes de la ville. Elle n'y remarqua pas cette fois de différence notable avec ses souvenirs. Les aubes y étaient calmes : les archers étaient le plus souvent affairés à tailler des flèches ou partis se laver aux Eaux, le teint parfois gris des excès de la veille. Il fallait attendre l'heure des Clémentes, un peu avant la collation de mi-journée, pour que commencent les entraînements. La rue des Remparts devenait alors saturée du fracas des deux-lames, ponctué par la musique des arcs : silence de la corde bandée, détente, sifflement de la flèche et plainte sourde de la cible percée.

La courbe de la rue des Remparts débouchait plus loin sur la grande place des Eaux et ses bains publics. Après ces trois jours et trois nuits à chevaucher sans discontinuer, Sima avait pris l'odeur du crin et de la sueur animale. Non celle qu'aurait eu une colporteuse juste descendue du dos d'un mulet, mais celle d'un cavalier revenant d'une bataille. C'était le genre de détail qu'elle soignait dans son art du camouflage, et elle se dirigea vers le bâtiment des Eaux. Pour une Ouïe, c'était un endroit idéal, où la pudeur faisait garder les yeux baissés, alors que l'intimité déliait les langues.

Temma ne disposait pas de bains publics : au sud, on se parfumait plus qu'on ne se baignait, et l'eau était avant tout consacrée au commerce. C'est lors de sa première venue à Kaalun, lors des funérailles de la reine, qu'elle avait découvert l'existence des Eaux. Petra avait tenu à ce qu'elle la rejoigne à la capitale, afin de fureter pour en savoir plus sur la disparition du corps de la reine défunte. Elle lui avait demandé d'aller traîner ses sens indiscrets aux Chimères et ailleurs, alors que tous seraient mobilisés par la cérémonie, et Sima avait passé un long moment à écouter les voix des baigneurs dans la moiteur des bains publics du quartier des Eaux. Mais elle n'avait ramené aucune rumeur intéressante, hormis une piste tellement incongrue que Petra l'avait balayée d'un juron dont elle seule avait le secret.

Le bâtiment des Eaux s'organisait en deux parties. Dans la première, un chapelet de petites cuves individuelles était parcouru par un chenal de pierre, lui-même alimenté par le mince cours d'eau qui dévalait le Val perdu. On s'asseyait au bord de l'une de ces cuvettes, brosse à la main, pour se laver. C'était l'étape silencieuse de l'hygiène, où ceux qui pouvaient se le permettre apportaient leur morceau de savon. Les autres disposaient de cendres, qui grisaient l'eau plus vite encore que les mains et les pieds terreux. L'eau glacée sans cesse renouvelée s'engouffrait ensuite dans une canalisation qui la conduisait de nouveau vers son lit naturel. Une fois propre, on se rendait dans la salle du grand bassin, alimenté cette fois par le lac grâce à un savant système de petites écluses. Cette eau était chauffée toute la nuit, et changée au crépuscule. On venait s'y détendre les muscles et l'esprit, une fois proprement récuré.

Sima, une fois bien frottée de cendres, plongea avec délice dans l'eau fumante et profonde, le corps profondément relâché, et les oreilles à l’affût.

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Fannie
Posté le 10/02/2020
Chapitre 48 :

La première partie de ce chapitre, jusqu’aux étoiles, est quasiment identique au chapitre 47.
L’arrivée de Sima est bien décrite, on peut la visualiser. Ce sont encore de ces belles descriptions dont tu as le secret, aux mots délicieusement bien choisis. Le rôle et la méthode de Sima sont aussi clairement expliqués. Il ne se passe pas grand-chose, mais on ne s’ennuie pas une minute.
Coquilles et remarques :
— et elle avait entrepris de les gravir, en figeant dans la roche [la virgule avant « en » est superflue]
— la portaient contre la paroi, mieux que ne l'auraient fait ses propres muscles [la virgule avant « mieux » est superflue]
— les volets de bois étaient barricadés, et on ne voyait pas l'ombre d'une sentinelle [la virgule avant « et » est superflue]
— elle avait toujours fonctionné ainsi, et Petra aimait cette façon de procéder [pas de virgule avant « et »]
— s'était octroyée son premier sommeil [s'était octroyé ; elle l’a octroyé à elle-même : c’est un COI, donc on n’accorde pas le participe passé]
— qui caquetaient leur ennui dés les premières lueurs [dès]
— Elle avait de ses visages que l'on croit avoir vus mille fois, et que l'on oublie instantanément [un de ces visages / pas de virgule avant « et »]
— et troqua ses vêtements couleur de nuit pour des frusques banales. [Je dirais plutôt « troquer contre ».]
— les malades étaient nombreux, et bien reconnaissables [la virgule avant « et » est superflue]
— hybride d'hommes et d'êtres minéraux, aux plaies purulentes [hybrides / pas de virgule avant « aux »]
— Sima arpenta ensuite les quartiers sud, en commençant par le quartier des Mercantes. [Pour éviter d’avoir deux fois « quartier(s) », je propose « celui des Mercantes ».]
— De nombreux volets maintenaient clos portes et fenêtres, et des chaînes cadenassées [pas de virgule avant « et »]
— Mais à cette heure-ci, on avait pour habitude d'y voir [on avait l’habitude ; « avoir pour habitude » se rapporte à quelque chose de plus actif que voir, une action volontaire]
— d'y voir des commerçants ventrus visiter leurs entrepôts ou négocier des mules, et d'y croiser des professeurs [pas de virgule avant « et »]
— Non celle qu'aurait eu une colporteuse [eue]
— C'était le genre de détail qu'elle soignait dans son art du camouflage, et elle se dirigea vers le bâtiment des Eaux. [Ici, « et » n’est pas le bon mot de liaison. Je propose « alors » ou « elle se dirigea donc » précédé d’un point-virgule.]
— C'est lors de sa première venue à Kaalun, lors des funérailles de la reine [Il y a deux fois « lors » ; je propose « pour les funérailles de la reine » (sans la virgule) ou « du temps des funérailles », « au cours des funérailles »…]
— Cette eau était chauffée toute la nuit, et changée au crépuscule. [Pas de virgule avant « et ».]
Vous lisez