- Curunir ? s’exclama Elian. Que fais-tu là ?
Curunir aurait dû se trouver à Tur-Anion. Il n’avait aucune raison d’être à Irin. Bel’Yyo était censé venir à lui en cas d’urgence, certainement pas l’inverse. La seule raison valable aurait été qu’il se soit senti en danger à Irin.
- Irin est resplendissante. Bel’Yyo m’avait prévenu mais le savoir et le vivre sont deux choses bien distinctes.
Elian sourit avant de lever les yeux vers son espion.
- Je porte un message d’Addar Moïland, roi de Falathon pour Elian, reine d’Irin, annonça Curunir.
Deux lunes plus tôt, Elian avait reçu l’invitation au mariage d’Amanda Thorolf, princesse de Falathon et Addar, duc de la famille Moïland. Elian avait décliné l’invitation et ce pour deux raisons.
Tout d’abord, le royaume des humains ne la concernait pas. Elle avait largement assez à faire entre Irin et Dalak pour ne pas s’éparpiller avec Falathon. Curunir n’était pas là-bas sans raison. Il était sa voix et elle lui faisait toute confiance.
Ensuite, parce qu’elle était à ce moment-là sur le point d’accoucher de Thaluin, sa seconde fille. Irin chantait encore l’apparition de cette enfant, miracle inattendu. Les murmures dans le dos d’Elian ne reflétaient plus que de l’admiration et du respect.
- Pourquoi être venu me l’apporter en personne ? s’étonna Elian.
Cela ne correspondait pas aux instructions que son sujet avait reçues.
- Le roi de Falathon a insisté… lourdement… indiqua Curunir.
Doux euphémisme pour « menacer », comprit Elian qui en perdit tout sourire.
- Quel est le message ? demanda Elian, les dents serrées.
- La présence d’Elian, reine d’Irin, est requise au plus vite à Tur-Anion.
Elian ricana. Le roi de Falathon se permettait de la convoquer ? Pour qui se prenait-il ?
- Que peux-tu me dire sur ce Allard Moïland ? C’est une famille dont je n’ai jamais entendu parler.
- Et pour cause, les Moïland sont des nobles de l’ouest mais pas des exploitants miniers. Ils ne possèdent pas de forges non plus. Ils sont bûcherons. Ils fournissent les énormes quantités de bois que nécessitent l’extraction du fer. Cette activité de seconde zone ne leur donne pas une influence merveilleuse.
- Ils ont réussi à se faire voir de la famille royale, fit remarquer Elian.
- Katherine Salind Eldwen de Baladon, après la mort accidentelle de son mari, est allée trouver sa sœur pour s’excuser. Elle a dit avoir profité de la mort de son époux pour passer au peigne fin toutes ses correspondances… sans jamais trouver trace d’une quelconque trahison. Althaïs a apprécié le geste et si Katherine est toujours persona non gratta à la cour, les deux jumelles passent tout leur temps libres ensemble.
- Quel rapport avec Moïland ?
- À ce moment-là, Allard Moïland venait tout juste d’être envoyé à Fabar pour y être écuyer.
- Un duc plaçant son fils auprès d’une duchesse ? s’étonna Elian.
- Une duchesse sœur de reine, rappela Curunir. Car si Katherine ne porte pas le titre de princesse depuis son scandale au palais, elle n’en reste pas moins de sang royal. Personne n’aurait parié sur Katherine. Elle n’a jamais été appréciée.
- J’aurais plutôt choisi les Dacil car même s’ils ne sont que comte et comtesse, eux, sont influents !
- Ils étaient déjà morts à ce moment-là, depuis peu d’ailleurs, se rappela Curunir.
- Morts ? répéta Elian, surprise. Qui ça ? La famille Dacil était grande !
- Imrane a été retrouvée morte le long d’une route, le corps mutilée, les yeux crevés, les dents arrachées et… bref, je t’épargne les détails. Aucune assurance quant à Juden. Un corps calciné a été retrouvé dans un bâtiment brûlé d’un domaine lui appartenant. Tout le monde suppose que c’était le sien. Leurs enfants ont disparu également.
Elian plissa des yeux. Quelle horreur !
- Les terres correspondantes ont été redistribuées aux nobles voisins, annonça Curunir.
- Donc Charles Moïland place son fils chez Katherine, qui va régulièrement rendre visite à sa sœur…
- Qui ne se déplace jamais sans sa fille, la prunelle de ses yeux, son trésor, sa merveille !
- La rencontre était inévitable, comprit Elian.
- Allard a séduit Amanda, toute jeune adolescente qui est tombée dans ses filets. Cadeaux, mots doux, lettres d’amour, sérénade sous sa fenêtre, il lui a sorti le grand jeu.
- Tu sembles sous-entendre qu’il l’a manipulée ?
- Allard, qui était un peu plus âgé qu’elle, a toujours montré une sagesse immense. Il a commencé à donner des conseils, de ci, de là, mine de rien. Il est rapidement devenu incontournable tant ses prévisions tombaient justes. Le couple royal a fini par se rendre à l’évidence : Allard gouvernait mieux qu’eux. Le mariage a été suivi d’un couronnement, Rouk lui ayant cédé sa couronne sous les vivats de la foule en délire. Le soir même, Allard n’a pas rejoint Amanda dans sa chambre. Il ne lui a plus adressé la parole ni offert un regard.
- Il ne l’aime pas, comprit Elian. Il l’a séduite pour accéder au trône.
- Sa première décision de souverain a été de permettre à Katherine de revenir à la cour. Il lui a donné les appartements collés aux siens, envoyant Amanda à l’autre bout de l’aile royale.
- Ils sont amants ! s’étrangla Elian.
Curunir hocha la tête.
- Personne n’a de preuve, évidemment. En public, ils ne s’embrassent pas, ne se touchent pas, mais Katherine tient des conseils en l’absence d’Allard.
- Elle gouverne ? s’exclama Elian. Que fait Amanda ?
- Elle s’empiffre de lyma en pleurant, indiqua Curunir en haussant les épaules. Que veux-tu qu’elle fasse ? Elle s’est faite avoir en beauté. C’est trop tard. Allard est adoré des nobles, des bourgeois, du peuple, des marchands. Il a même réussi à assainir les relations avec la Trolie. Les caravanes d’épices sont de retour.
L’assassinat des filles Thorolf, alors hôtes à Gjatil, avait anéanti toutes les relations entre Falathon et les troliens, Rouk se refusant à adresser la parole à ceux n’ayant pas été capables de protéger ses sœurs de mercenaires sans scrupule, les accusant même d’être responsables. La tension était maximale. Allard venait de soulager Falathon d’un énorme poids.
- Il semble doué, murmura Elian.
- Je n’ai jamais vu aussi bon dirigeant, annonça Curunir.
Ça changera, pensa Elian. Falathon avait bien besoin d’un nouveau souffle.
- Il veut me rencontrer, souffla Elian.
- Il te convoque à Tur-Anion, nuance, répliqua Dolandar qui ne quittait jamais sa reine d’une semelle.
- Quels mots exacts a-t-il employé ? interrogea Elian.
- La présence d’Elian, reine d’Irin, est requise au plus vite à Tur-Anion, répéta Curunir.
- Il te convoque, insista Dolandar. Il est hors de question que tu y ailles dans ces conditions.
- Falathon veut raffermir les liens avec Irin. Je comprends que le nouveau roi ne veuille pas parler avec un simple ambassadeur.
- Cela ne lui donne pas le droit de te convoquer ! gronda Dolandar. T’inviter, oui, mais…
- Il m’a déjà invitée et j’ai décliné. Il ne peut pas venir à Irin. Quel choix a-t-il ? Dolandar, monte une escorte. Nous partons pour Tur-Anion à la nuit tombée.
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Quelques jours plus tard, Elian franchissait la porte sud de Tur-Anion au milieu d’une foule dense de curieux venus admirer les elfes mystérieux. Elian se détacha des adjectifs la désignant, douloureux souvenirs d’une enfance difficile.
- Que de monde ! murmura Dolandar.
- La dernière fois que je suis venue, je n’étais guère visible, apparaissant comme par miracle en plein milieu de Tur-Anion dans un quartier banal, à ma sortie de la guilde des assassins. Les gens n’ont pas pu en profiter. Avant cela, Ariane venait mais ça date de plus de deux générations. Depuis, seul Ceïlan venait, rappela Elian.
Arrivée en bas de l’escalier majestueux, Elian monta les marches et se dirigea, bien escortée, vers la salle du trône. Elle se souvint sa première fois au palais en temps que cambrioleuse. Elle était entrée par une fenêtre pour voler un bijou dans les appartements d’une marquise. La réussite avait été totale. Elian sourit à ce bon souvenir. À ce moment-là, elle n’était personne, gamine invisible que tout le monde ignorait. Elle regrettait ces temps simples.
La salle du trône était pleine. Le parquet martelé de mille pieds grinçait. Tous les nobles se pressaient pour être le premier à voir la merveille des merveilles. Elian s’enferma dans une bulle pour ne pas être touchée par les propos des humains autour d’elle. À droite du trône, debout, se tenait Katherine Eldwen. Le roi restait invisible derrière ses gardes qui ne s’écartèrent qu’à la dernière seconde.
Elian s’en figea de stupeur.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Elian, reine d’Irin, dit le roi de Falathon dans un lambë parfait.
Un silence de mort suivit cette déclaration. Il dura un moment. Elian ne parvenait plus à parler. Elle était sous le choc.
- Elian ? gronda Dolandar. Tu es censée répondre non ?
Elian détacha son regard du nouveau roi de Falathon pour plonger son regard dans celui de Katherine qui se tortillait de gêne. Elian l’aurait volontiers réduite en cendres. La reine elfe ne put empêcher sa main droite de trembler. Les conséquences étaient trop nombreuses, trop graves. Elle ne parvenait pas à tout saisir, à embrasser la situation dans son ensemble. Trop de paramètres à gérer en même temps.
- Elian ? insista Dolandar.
Elian ferma les yeux, serra les poings, respira profondément puis soutint le regard du roi avant d’annoncer d’une voix forte parcourant toute la salle silencieuse :
- Je te souhaite le bonjour, Narhem Ibn Saïd, roi des elfes noirs, d’Eoxit et de Falathon.
- Quoi ? s’étrangla Dolandar avant de porter la main à son arme.
- Non ! ordonna Elian fermement avant de chuchoter : Ne sois pas ridicule. Il est immortel.
Dolandar reprit une posture plus classique, le visage crispé de rage.
- Voilà un bon chien bien dressé, lança Narhem amenant Dolandar à grogner sans bouger pour autant. Je ne vais pas tourner autour du pot, continua Narhem. Ton voyage a été long et tu as sans doute hâte de savoir pourquoi je t’ai convoquée ici.
Elian grimaça et Dolandar grogna de plus belle.
- En arrivant au pouvoir, j’ai pris connaissance des clauses permettant à votre peuple de demeurer sur nos forêts.
Elian cligna plusieurs fois des yeux. Pourquoi lui parlait-il de cela ?
- J’ignorais tout de cette histoire réservée à l’élite de Falathon et ma réaction en entendant cette fable à dormir debout a été d’exploser de rire. Honnêtement, je pensais qu’on me faisait une blague.
Elian garda le silence. Elle ne comprenait rien et visiblement, les nobles dans l’assemblée non plus. Katherine se tortillait de plus en plus. La situation la mettait très mal à l’aise.
- Puis, je me suis rendu compte qu’ils pensaient sérieusement que des magiciens elfes protégeaient Falathon des terres sombres, continua Narhem. J’en suis tombé de ma chaise. C’est tellement ridicule ! Allons, Elian, tu vas aussi me dire que vous avez passé un marché avec les grenouilles et les moustiques des marécages ?
Elian ne fut pas en mesure de répondre. Elle ne comprenait rien.
- Je félicite les elfes. Sincèrement ! Vous avez été brillants ! D’un coup d’œil, vous avez senti que le mal sombre détestait l’eau et qu’il s’arrêterait de lui-même au fleuve Vehtë comme il l’a fait au fleuve Ruvuma. Ariane a su tirer partie de la peur et de la naïveté des falathens pour obtenir des terres pour son peuple en exil. Bravo ! C’était très bien joué. Sauf qu’on ne me la fait pas à l’envers. Voici les nouveaux termes du contrat. Acceptez-les ou partez.
Ce disant, Narhem tendit un parchemin à un garde qui l’apporta au premier garde de l’escorte d’Elian.
- Des appartements sont mis à votre disposition dans l’aile ouest afin de vous permettre de prendre le temps de compulser puis de signer les documents. Tu peux disposer, Elian.
Il accompagna ses mots d’un geste de la main. Il renvoyait Elian comme un vulgaire serviteur. L’assemblée en était muette de stupéfaction et Elian folle de rage.
- Si vous voulez bien me suivre, annonça un page fasciné par l’apparence d’Elian.
- Elian ? interrogea Dolandar.
- On sort, annonça Elian qui craignait de ne plus être en mesure de se retenir de pleurer.
À peine la porte fermée, Philim lança :
- Il fallait bien que ça arrive un jour.
- Il n’y avait pas pire moment pour que ça se produise, gronda Aerijin.
- Quoi donc ? s’exclama Elian.
Les elfes se jetèrent des regards surpris, cherchant le soutien chez les uns et les autres.
- Attendez, dit Elian, vous voulez dire… que c’est vrai ? Narhem a raison. Il n’y a pas de magicien elfe qui repousse les terres sombres ?
- Elian, souffla Philim, tu as rencontré chacun de nous un par un. L’un de nous t-a-t-il indiqué être magicien ?
Elian n’en revenait pas. Elle venait de se prendre une baffe en pleine gueule.
- Hé merde, gronda Dolandar. Je suis tellement désolé, Elian. Tous les elfes le savent. Je ne pensais pas…
- Ceïlan m’a menti, comprit Elian.
- Quand t’a-t-il donné cette information ?
- Il y a bien longtemps près de mon fief à Anargh, indiqua Elian.
- Tu étais comtesse et il était notre ambassadeur. C’était sa mission que de répéter ce mensonge le plus souvent possible et au plus grand nombre. À aucun moment je n’ai pensé… Pardonne-moi. Je n’avais pas imaginé…
Tous les elfes paraissaient extrêmement gênés.
- Aucun magicien elfe n’empêche l’avancée des terres sombres sur Falathon mais alors pourquoi reste-t-elle tranquille ? s’enquit Elian.
L’intégralité des elfes présents haussèrent les épaules en se regardant d’un air désolé.
- Vous l’ignorez, comprit Elian. Si ça se trouve, Narhem a raison. C’est juste le fleuve qui fait ça. D’accord… Donc Ariane est allée trouver le roi de Falathon de l’époque et lui a monté ce bobard monumental. C’est un coup de bluff de fou et… ça a marché ! Les terres sombres se sont effectivement arrêtées au fleuve. Comment pouvait-elle seulement le savoir ?
- Où avait-elle appris à parler le ruyem ? lança Philim.
- Comment connaissait-elle le nom du roi de Falathon d’alors ? compléta Aerijin.
« Et l’emplacement de Tur-Anion », « Et comment faire du feu », « Et le principe de l’habillement », « Et une charrette », « Et une roue », « Et un arc », « Et la politique », « et le principe d’un contrat », « et l’écriture » s’échangèrent-ils ensuite.
- Et l’existence même des terres sombres, finit Philim.
- Comment ça ?
- Ariane et son groupe sont allées directement du nord à Tur-Anion, sans descendre dans le sud. De ce fait, elle ne les avait jamais croisées. Hé Dolandar ! Maintenant qu’elle est morte, tu peux bien le dire. D’où tenait-elle toutes ces informations ?
- Pourquoi le demandez-vous spécialement à Dolandar ? interrogea Elian, surprise.
Philim se prit un magnifique coup de coude d’Aerijin tandis que l’intégralité des elfes grinçait les dents.
- Qu’est-ce que vous me cachez ? gronda Elian.
Il y eut un long silence que Dolandar se décida à rompre en soupirant :
- J’étais son ami, son confident, son amant, le seul qu’elle ait jamais toléré près d’elle.
Cela impliquait donc que Dolandar était son père et celui de Ceïlan. Pourquoi vouloir à tout prix lui cacher cette information ?
- Je suis sûre qu’elle s’en fout, lança Aerijin, le seul elfe à ne pas grimacer. Elle couche déjà avec ses frères !
Elian comprit soudain. Si Dolandar ne lui avait rien dit, c’était parce qu’il craignait ensuite que la reine refuse de baiser avec lui du fait de leur parentalité. Tout ça pour une histoire de bite à mettre dans un con. Elle soupira. Khala avait raison. Le sexe était vraiment central dans la vie d’un elfe. Elian allait devoir apprendre à faire avec.
- Et donc ? demanda Elian en tentant de faire abstraction. Elle t’a fait des confidences sur l’oreiller ?
- Baiser avec toi a-t-il permis à Theorlingas d’obtenir des informations ? Comme le fait que ta tête était mise à prix à Falathon ou que tu étais la gardienne de l’anneau d’Elgarath ?
Elian grimaça.
- Non, ronchonna-t-elle. Quand je baise, je baise. Je ne me perds pas en palabres inutiles.
- Telle mère, telle fille, annonça Dolandar.
Elian sourit avant de revenir grave.
- Donc Narhem a raison. Nous vivons sur les terres des falathens sans leur payer de tribu. C’est dans son droit de le réclamer.
Elian déplia le parchemin et le parcourut.
- Qu’est-ce qu’il veut ? interrogea Dolandar.
- Qu’on lui mange dans la main, répondit Elian.
Dolandar tendit le bras et Elian lui donna le parchemin qu’il parcourut à son tour.
- Tu ne vas pas signer cette chose ? s’étrangla Dolandar. C’est inacceptable !
- Ces demandes sont très en dessous de ce que j’imaginais, rétorqua Elian. Narhem est eoxan et nous devrions en être heureux. Si un falathen était au pouvoir maintenant, il nous en aurait demandé mille fois plus. Narhem n’a pas de colère contre nous, contrairement au peuple de Falathon que les elfes ont roulé dans la farine depuis toujours.
Les elfes ne purent qu’admettre qu’elle avait raison.
- Les falathens ont toutes les raisons du monde de nous en vouloir. Si Althaïs était sur le trône, je peux te dire qu’elle aurait eu sacrément en travers de la gorge cette découverte. Ses demandes n’auraient pas été aussi basses.
- Basses ? s’étrangla Dolandar. Tu es sûre d’avoir bien lu ?
- Oui, s’exclama Elian. Elles correspondent à un roi serein, détendu, calme et objectif. Il se contente de nous demander un tribu, pas de nous faire payer des siècles de mensonge et cela est seulement dû au fait qu’il est eoxan.
- Il est hors de question d’accepter ça ! gronda Dolandar.
- Nous n’avons nulle part où aller. Si nous refusons, c’est la guerre, précisa Elian.
- Et alors ? répliqua Dolandar en haussant les épaules.
- Narhem est roi d’Eoxit, rappela Elian. Si Falathon n’a pour ainsi dire pas d’armée, c’est loin d’être le cas d’Eoxit. Narhem dispose de centaines de milliers de soldats.
- Et alors ? répéta Dolandar. Ses soldats marcheront sous nos arbres et comme tous les humains, ils ne nous trouveront pas. Nous sommes invisibles. Aucun humain n’est capable de se rendre à Irin parce qu’ils ne la voient pas. Nous devrons nous priver de nous laver pendant quelques temps ? La belle affaire ! Lorsqu’ils en auront marre de se faire cribler de flèches sans pouvoir répliquer, ils s’en iront, voilà tout.
Elian transperça Dolandar des yeux. Elle n’aimait pas ça, pas du tout même.
- Ce traité est inacceptable, insista Dolandar. Nous ne nous soumettrons pas.
Elian sentit son ventre se nouer. Étaient-ils réellement de taille à lutter contre le géant ?
- Êtes-vous d’accord avec Dolandar ? demanda Elian à son escorte.
Un son sourd unique lui parvint. Elian grimaça puis hocha la tête.
- Nous voilà en guerre, soupira Elian.
Elle ne pouvait pas lutter contre son propre peuple. Une acclamation joyeuse accueillit cette déclaration.
- Je doute qu’il nous laisse partir aussi facilement, annonça Dolandar.
- Sortir ne sera pas difficile, annonça Elian qui connaissait le palais par cœur.
Quelques coups résonnèrent sur la porte des appartements dédiés aux elfes. Un elfe ouvrit sur un signe d’Elian, dévoilant Katherine.
- Narhem envoie sa servante bien dressée ? lâcha Elian d’un ton méchant.
- Elian, je t’en prie, accepte son marché. Il est honorable.
- Tu es une salope, annonça Elian. Une salope douée, à n’en pas douter. Te voilà maintenant la main droite du pouvoir. Bravo. Toutes mes félicitations. Ça ne t’a demandé que d’ouvrir tes cuisses au plus grand salopard que la terre ait porté. Vous formez un couple très harmonieux.
- Ce n’est pas…
- Il a tué ton grand-père, ton père, ta tante, les deux sœurs de ton beau-frère et Lorendel. Il a tenté de te tuer alors que tu n’étais qu’un bébé à peine né. Il t’a séquestrée et rouée de coups. Il m’a torturée, moi, qui t’ai sauvée, protégée, élevée contre l’avis de mon peuple et aujourd’hui, tu me poignardes dans le dos ? Il faut croire que c’est le lot des reines elfiques d’être trahies par leur propre enfant.
- Elian, tu ne…
- Il a tué ton mari, n’est-ce pas ? Il t’a libérée et en échange, tu lui as offert l’anneau d’Elgarath.
Katherine hoqueta à ces mots.
- Oui, je sais que tu le lui avais repris avant de t’enfuir. Et dire que je t’ai soutenue auprès de Beïlan. J’ai vanté ton honneur. Jamais tu ne le lui aurais donné, bien sûr que non, pas à ce monstre. Tu es une salope.
- Il va réduire Irin en cendres si tu refuses. Accepte ! Ce traité…
- correspond exactement à nos capacités de production, finit Elian à sa place. Je me demande où il a pu obtenir des informations aussi précises sur nos ressources.
Katherine baissa les yeux, honteuse.
- Va-t-en, Katherine.
La princesse recula. Elian l’aurait giflée que la réaction aurait été la même. Dès la porte fermée, les elfes mirent les voiles, courant pour rejoindre Irin au plus vite.
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- Nous sommes en guerre, annonça Elian d’un chant sourd, vibrant, résonnant.
Le silence à Irin fut soudain total. Elian répéta ses mots. Les maîtres de chaque caste apparurent rapidement devant elle, avides d’explications qu’ils transmettraient ensuite au reste de la communauté. Elian expliqua la situation devant des elfes dépités.
- Je soutiens ta décision, annonça Ceïlan.
Theorlingas suivit et tous les maîtres l’imitèrent.
- Theorlingas, j’ai besoin de connaître les mouvements de l’ennemi. Ses armées sont peut-être déjà en train de fondre sur nous. Méfie-toi, il connaît tes capacités.
Theorlingas ferma les yeux avant de les rouvrir moins d’un souffle plus tard avec stupeur.
- Quoi ? s’exclama Elian.
- Ils seront là à l’aube, annonça le nilmocelva.
- Quoi ? s’écria Elian. Non ! Non ! C’est impossible !
- Des centaines de milliers d’hommes à pied, des catapultes, des scorpions… Je ne peux pas être plus précis : des arbalétriers abattent tout oiseau s’approchant d’un peu trop près. Ils ne font que cela.
- Pas grave, assura Dolandar. Que chacun reste dans les arbres. Il nous suffit d’attendre. Lorsqu’ils attaqueront, ils trouveront le néant… et des milliers de flèches cruelles.
Elian espéra qu’il avait raison.
- Je reste là pour observer. Je me replierai dès qu’ils s’avanceront, promit la reine.
- Nous restons avec toi, annoncèrent Ceïlan et Theorlingas tandis que les autres experts rejoignaient leur position en ville.
Elian regarda les soldats s’installer, monter le camp, creuser des tranchées, arracher les plantes, planter des palissades.
- Narhem vient d’arriver, annonça Theorlingas au crépuscule.
- Comment a-t-il pu faire le trajet aussi rapidement ? s’étrangla Ceïlan.
- Lorsqu’il m’a enlevée, c’est moi qui peinait à le suivre, pas l’inverse, indiqua Elian. Il est plus rapide que n’importe lequel d’entre nous. Sa malédiction le rend surpuissant. Je dirais qu’il a été très lent. Sûrement avait-il quelques affaires à régler à Tur-Anion avant de venir ici.
- Il a pris le commandement, continua Theorlingas qui, les yeux fermés, écoutait un chant seulement audible de lui-même.
- Beïlan est-il là ? interrogea Elian qui aurait bien besoin d’un excellent nilmocelva de plus.
Ceïlan secoua négativement la tête et Elian grimaça. De toute façon, un de plus n’aurait pas fait une grande différence.
- Que font-ils ? interrogea Ceïlan en plissant les yeux pour voir.
- Ils sortent des catapultes, indiqua Elian en frissonnant.
Les engins furent placés par Narhem lui-même. Lorsque la lune fut haute, le premier lancé fut effectué. Le boulet fila dans l’air, sphère ronde et brillante, ressemblant à une étoile filante dans le soleil couchant. Elle s’abattit en plein milieu des arbres.
- Qu’est-ce que… hoqueta Ceïlan.
Elian entendit la forêt hurler. Le choc venait de mettre Ceïlan à terre. Theorlingas, les yeux fermés, concentré sur les animaux autour du campement ennemi, ne semblait s’être rendu compte de rien.
- Il ne lancera pas ses hommes à l’assaut, comprit Elian. Il va… brûler Irin. Katherine a essayé de me prévenir. Je ne l’ai pas écoutée.
Dolandar resta muet de stupéfaction. Il observa, bouche bée, abasourdi, la respiration difficile, le second boulet s’abattant sur les arbres. Que contenaient les sphères ? Impossible à déterminer. Ce qui était certain, c’était que cela brûlait très bien.
- Peux-tu envoyer des rats ronger les cordes de ces machines ? interrogea Elian.
- Quelques uns, oui, répondit Theorlingas, mais ils ont des centaines de ces choses. Les soldats à pied encerclent leurs monstres, les yeux grand ouvert. Ils ne sont pas tournés vers nous mais vers les armes de siège.
- Il sait que nous n’attaquerons pas à pied. Il nous connaît, maugréa Elian. Il sait comment nous combattre. Lors de l’attaque des elfes noirs à Tur-Anion, il était à l’intérieur. Il a écouté nos plans. Il connaît notre manière d’agir.
- Il a fait en sorte de ne pas nous laisser le temps d’appeler les Tewagi à l’aide, gronda Theorlingas. Nous sommes seuls.
- Irin brûle, pleura Ceïlan.
- Ils sont hors de portée de nos flèches, compta Elian. Dolandar ?
Le protecteur se tourna vers Elian. Elle lui envoya un regard suppliant. Dolandar commença par secouer la tête, tremblant de rage.
- Non ! C’est hors de question ! Non !
- Tu vois une autre solution ? gronda Elian.
- Nous ne nous soumettrons pas ! cria Dolandar.
- Irin brûle, rappela Elian. Si nous appelons les Tewagi à l’aide, ils arriveront sûrement trop tard et se feront massacrer de toute façon. Regarde le nombre de soldats en face ! Et puis, ça serait stupide d’appeler les Tewagi. Les terres sombres sont la meilleure protection de Dalak. Narhem serait aux anges de voir arriver les elfes noirs ici, loin du mal. Non, nous sommes seuls.
Dolandar hoqueta, tremblant de partout. Son impuissance le rongeait de l’intérieur.
- Nous ne laisserons pas ce démon… commença-t-il.
- Il a gagné, admit Elian à contre cœur. Contre ça, nous sommes impuissants. Les elfes noirs se sont faits massacrer par nos flèches sous les remparts de Tur-Anion. À notre tour de connaître la défaite sans pouvoir nous défendre.
- Non ! Il y a forcément un moyen. Il faut les attaquer !
- Les attaquer ? répéta Elian. Avec quoi ? Des pierres et des bouts de bois ?
Un nouveau boulet fila dans le ciel et Ceïlan cria de douleur.
- Nous n’avons nulle part d’autre où aller, rappela Elian. Irin est notre seul et unique refuge. Il brûle. Dolandar !
- Non, non… se refusa Dolandar.
Elian lança la demande elle-même, message sourd emplissant la forêt toute entière. La réponse fut unanime, un immense « oui ». Dolandar hurla de dépit.
- Théo, où est Narhem ?
Theorlingas ne lui répondit d’abord pas. Il avait voté « oui » à la reddition, comme tous les autres elfes d’Irin, mais envoyer sa reine droit sur le démon restait difficile. Il finit par lui désigner son emplacement exact.
Elian sortit son nécessaire portable d’écriture, sortit le traité de son tube protecteur et le signa avant de ranger le tout. Trois boulets étaient tombés durant ce temps.
- Dolandar, tu restes là, ordonna Elian.
- Tu ne comptes pas y aller seule ! gronda Dolandar.
- C’est ce qu’il veut. De plus, de cette manière, j’évite de lui donner un moyen supplémentaire de me faire du mal. Quelqu’un, n’importe qui, a-t-il une idée pour éviter ce désastre ?
Theorlingas transmit la question à toute la communauté. Seul le silence répondit.
Elian respira profondément puis tendit la main à Theorlingas qui s’en saisit avant de fermer les yeux. Elian sentit son souffle s’approfondir. Ils venaient d’entrer en symbiose. Couple se connaissant sur le bout des doigts, ce lien permettait au nilmocelva de partager les sens de la reine. Capacité très agréable lors des moments intimes, elle permettrait à Elian de se sentir moins seule mais également et surtout aux elfes d’être immédiatement au courant des évènements en cours.
Une fois la connexion achevée, elle s’avança tandis qu’au-dessus d’elle, le ciel se striait régulièrement de traînées de feu. Les hommes à pied s’écartèrent pour la laisser passer sans même qu’elle n’eut quoi que ce soit à dire. Les soldats formèrent un chemin qui la mena directement au démon.
Narhem se tourna vers elle et attendit, son regard transperçant le sien. Les catapultes continuaient leur œuvre et Elian savait que chaque boulet lancé augmentait les dégâts mais elle se sentait tellement mal. Elle aurait voulu l’étriper. Au lieu de cela, elle lança :
- Le peuple elfe supplie de recevoir l’indulgence de Falathon.
Elle lui tendit les documents roulés. Ces mots, bien choisis, lui permettaient de s’exprimer en temps que reine, face à un roi, et de ne pas rendre l’échange personnel.
- Je suis sûr que tu peux faire mieux que ça, répliqua Narhem d’une voix neutre.
Le ventre d’Elian se noua.
- Et si tu essayais à genoux ? proposa-t-il.
Elle voulait le voir brûler, lui arracher le cœur, l’étriper, l’écorcher vif, l’insulter, l’égorger, lui faire bouffer… Se soumettre devant lui la faisait tellement souffrir. Lorendel devait hurler depuis le repos éternel.
Consciente qu’elle n’avait pas le choix, Elian baissa les yeux et s’exécuta. Elle ressentit la douleur de Theorlingas dans sa poitrine. Il pleurait.
- Je t’écoute, indiqua Narhem.
- Le peuple elfe supplie…
- Non, non, Elian, la coupa-t-il. Ce ne sont pas les elfes que je désire voir ramper à mes pieds.
Elian hoqueta. Il voulait que cela devienne personnel. Elian leva les yeux sur lui, des yeux plein de larmes. Alors que Theorlingas hurlait, Elian dut ravaler sa fierté, son orgueil, pour laisser exploser sa peine et ses angoisses. Narhem venait de faire d’elle une petite fille terrifiée.
- Je t’en supplie, Narhem, épargne mon peuple.
Il s’avança vers elle. Elle lui tendit les traités signés mais il ne s’en saisit pas.
- Tu m’as déjà supplié une fois, fit-il remarquer.
Elian trembla. Lorendel était mort ce jour-là.
- Cette fois, je serai magnanime.
Il attrapa les documents, les signa puis fit un signe et le ciel redevint sombre et silencieux. Toujours à genoux, Elian prit l’exemplaire signé que Narhem lui tendait.
- Aucun elfe ne séjournera plus à Tur-Anion, annonça Narhem. Pas d’espion dans mon palais.
Elian resta immobile. Le contraire l’aurait étonnée.
- Chaque année, au solstice d’été, tu accompagneras la livraison du tribu et tu resteras cinq jours à Tur-Anion. Tu peux venir accompagnée d’autant de compagnons que nécessaire.
Elian hocha la tête, signe qu’elle avait compris.
- Une partie de mon armée va rester ici. Les elfes fourniront le bois nécessaire à la construction d’un fort. Aucun élément naturel ne viendra s’y opposer.
- Il sera fait selon tes désirs, dit Elian dévastée.
- Le reste de mes hommes va contourner le lac Lynia par l’ouest et aucun elfe ne s’opposera à notre avancée.
- Narhem ! Je t’en supplie ! Les elfes noirs de Dalak sont innocents.
- Ils… commença Narhem mais Elian le coupa.
- Je ne nie pas que tu aies subi des atrocités, mais les habitants de Dalak n’y sont pour rien. S’il te plaît, ne les punis pas pour les crimes de leurs parents.
- J’aurai ma vengeance, gronda Narhem.
- Ils n’ont jamais connu L’Jor. Ils n’ont jamais réduit un seul humain en esclavage. Ils vivent reclus au milieu de terres sombres, à la merci de la moindre pluie, prenant leur dernier repas à l’âge de raison.
Ce dernier fait était un mensonge. Ces derniers temps, les elfes noirs mangeaient à leur faim mais Elian espéra que Narhem, trop occupé à Falathon, l’ignorait.
- N’ont-ils pas déjà assez souffert ? pleura Elian.
Narhem transperça la reine des yeux.
- Pitié, je t’en supplie, aie pitié…
Elian ne voyait plus le démon. Les yeux baissés, elle pleurait tandis qu’au loin, Theorlingas subissait les évènements, dévasté.
- Je les épargnerai, annonça Narhem.
Elian n’en revint pas. Le visage trempé, elle leva des yeux ahuris sur Narhem. Avait-elle réellement réussi à le convaincre ?
- À une condition, précisa Narhem.
Elian s’attendit au pire.
- Amène-moi Bachir, Yorl et Sven. Je veux les voir mourir sous mes yeux. Tu as une lune pour les convaincre après quoi mon armée reprendra la route et cette fois-ci rien ne l’arrêtera.
Elian en fut figée de stupeur. Il voulait la tête des trois anciens, les trois seuls survivants de L’Jor.
- En attendant, les elfes fourniront à mon armée tout ce dont elle a besoin pour patienter dans de bonnes conditions. Va, Elian, le temps presse.
Ce fut comme s’il l’avait giflée. Elian se leva et s’éloigna en tremblant. Les soldats se poussèrent de nouveau respectueusement sur son passage.
- Elian, tu as réussi, souffla Ceïlan.
Elian se tourna vers Theorlingas. Le nilmocelva était muet, le visage fermé, les yeux vides. Il reflétait l’exact état de l’âme d’Elian qui ne pouvait se permettre de l’afficher. Elle avait un rôle à tenir. Elle était reine. Elle ne pouvait pas se permettre de se morfondre. Ce fut avec une immense gratitude qu’elle rejeta son mal-être sur Theorlingas, bien heureuse de pouvoir le confier à quelqu’un.
- Nous partons pour Dalak, annonça Elian, parfaitement lucide malgré sa détresse intérieure.
Theorlingas buvait ses émotions négatives, offrant le bol d’air nécessaire à son esprit pour fonctionner correctement.
- Pourquoi veux-tu aller à Dalak ? interrogea Ceïlan.
- Ceïlan, je te laisse prendre en charge la reconstruction d’Irin. Fais évaluer les dégâts et réparer les urgences mais ne va pas trop vite. Tout d’abord parce que l’armée en face de nous va rester là pendant une lune et que son ravitaillement est à notre charge. Ensuite parce que je ne veux pas que Narhem connaisse notre rendement réel. Je préfère qu’il nous sous-estime. Ne refusez rien mais n’hésitez pas à réclamer des délais ou à vous excuser de ne pas être en mesure de fournir l’intégralité de la demande.
- Je comprends le principe, annonça Ceïlan. Je m’en sortirai, ne t’inquiète pas. Pourquoi te rends-tu à Dalak ?
Une nouvelle fois, Elian l’ignora.
- Dolandar, Theorlingas, allons-y. Il va falloir nous dépêcher. Je ne sais pas combien de temps cela me prendra de les convaincre.
Ils prirent la route, emmenant chacun une gourde de wiha. Elian ne comptait pas contourner en passant par le lac puis le fleuve Ruvuma. Pour parvenir à réaliser le trajet aller et retour aussi vite, il allait falloir couper en plein milieu des terres sombres.
Lorsqu’elle arriva au fleuve Vehtë, Elian pinça les lèvres. Et dire qu’elle avait pensé pendant tant de temps qu’une barrière de protection se tenait ici, repoussant les terres sombres. Quelle vaste blague ! Comment avait-elle pu y croire ?
Elle repoussa sa rage. Elle venait de sauver Irin. Restait maintenant Dalak. La marche s’annonçait rude.
- Elian ? lança timidement Theorlingas alors qu’ils marchaient sans relâche depuis deux jours.
Elian se sentait mieux. Loin de Narhem, elle reprenait un peu ses esprits, offrant un répit à son confident.
- Tu crois qu’il va tenir parole ? continua le nilmocelva.
- Qu’en sais-je ? Si ça se trouve, pendant que nous traversons ce désert maudit, Irin brûle.
Theorlingas ne put s’empêcher de regarder derrière mais l’horizon ne montrait que la mort, partout où que le regard se posait.
- Qu’est-ce qui l’empêche de demander davantage ? demanda Theorlingas. Pourquoi s’arrêterait-il là ?
- Il est en mesure de demander n’importe quoi et de l’obtenir, siffla Elian. Il a gagné. Il voulait dominer le monde. C’est chose faite. L’esclave devenu le maître.
- La Trolie ne lui appartient pas, intervint Dolandar.
- C’est grâce à lui que L’Jor a disparu pour laisser la place à la Trolie. Les troliens l’ignorent mais lui le sait. Ils le traitent avec respect alors tout va bien mais qu’ils osent élever le ton et ils seront anéantis. Narhem a crée les troliens, il est roi des elfes noirs, d’Eoxit et de Falathon, pays dont Irin est désormais vassale.
- Il est le roi du monde, confirma Theorlingas.
- Rien ne l’empêche de demander davantage, dit Elian répondant ainsi à la question de son amant. Nous ne pouvons qu’espérer qu’il ne le fasse pas et supplier si cela se produit.
- N’y a-t-il rien à faire ? s’énerva Theorlingas. Cette impuissance me rend fou ! Ce salopard a tué notre enfant ! Il t’a torturée ! Te voir te prosterner devant lui m’a tellement fait mal, Elian.
- Tu as été d’une force incroyable, dit Dolandar. Agir comme tu l’as fait demande une force mentale de premier ordre. Tu as fait passer tes besoins personnels après ceux de ton peuple. Tu as ravalé ta fierté pour la communauté. Nous te serons à jamais redevable.
- Plus je montre que je suis forte, et plus il est heureux de me voir à ses pieds, indiqua Elian amèrement.
Dolandar tiqua mais ne dit rien. Theorlingas se renfrogna davantage. Le reste du voyage se fit dans un silence pesant.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Elian, lança Beïlan en la voyant arriver.
L’elfe à la peau blanche et aux yeux et cheveux noirs regarda derrière elle.
- Tu as pris un étrange chemin pour venir.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Beïlan. J’ai besoin de parler à Bachir, Yorl et Sven. C’est urgent.
Beïlan hocha la tête.
- Tu n’as pas l’air bien. Qu’est-ce qui t’arrive ?
Les elfes noirs étaient dans l’ignorance des évènements en cours. Après tout, les affaires de Falathon, bien loin de chez eux, ne les concernaient pas. La montée au pouvoir de Narhem leur était inconnue. L’armée de Narhem campant de l’autre côté du lac Lynia, ils ne pouvaient la voir depuis leur côté de la rive, comptant sur les elfes des bois pour les prévenir. Tout s’était enchaîné tellement vite.
- Elian ! s’exclama Bachir. Que tes nuits soient sombres.
- Que vos nuits soient sombres, salua Elian en amhric les trois anciens assis dans la grande hutte centrale.
Ils étaient en train de conseiller les plus jeunes.
- Quel est le problème ? siffla Yorl.
- Narhem Ibn Saïd est roi de Falathon.
La nouvelle jeta un froid sur les trois hommes. Beïlan blêmit et le bruit environnant cessa d’un coup.
- Il vient d’annexer Irin. Les elfes des bois sont ses vassaux et nous devons payer un lourd tribu pour avoir le droit de demeurer sur place.
- Elian ? Mais qu’est-ce qui s’est passé ? s’exclama Beïlan.
- Des centaines de catapultes lançant des boules de feu ont commencé à incendier Irin. J’ai signé notre reddition.
Le silence devint lourd, pesant, assourdissant.
- Des centaines de milliers de soldats à pied lourdement armés campent devant Irin, n’attendant qu’un ordre du démon pour fondre sur Dalak.
Quelques hommes se donnèrent la main pour se soutenir. La foule devenait plus dense au fur et à mesure que le temps passait mais pas un son n’empêchait la voix d’Elian de porter.
- J’ai supplié Narhem à genoux de vous épargner.
Les trois anciens serrèrent les dents de rage.
- Il accepte en échange de vos vies… à tous les trois…
L’assemblée fut prise d’un hoquet de surprise.
- Quoi que vous en pensiez, je ne suis pas votre reine et même si je l’étais, je ne vous obligerais à rien. Ce choix doit être le vôtre. Vous avez le droit de préférer vous battre.
- Ses hommes peuvent-ils traverser les terres sombres ? interrogea un elfe noir dans l’assemblée. Des humains peuvent-ils survivre à la traversée ?
- Laellia a bien été amenée ici.
- Elle ne marchait pas et son escorte la forçait à rester éveillée, indiqua Beïlan. Ceci dit, des hommes prévenus et entraînés peuvent le faire sans problème. Une nuit blanche… même deux n’a jamais tué personne. Ils arriveront un peu diminués mais leur nombre effacera leur faiblesse personnelle.
- Le temps nous est compté, indiqua Elian. Narhem n’a offert qu’un court délai de répit. Je vous laisse la nuit pour réfléchir.
- C’est tout réfléchi, indiqua Yorl. Je donnerai ma vie pour mon peuple.
- Je suis Tewagi ! continua Bachir. Je n’ai jamais participé, encouragé ou regardé les combats de larves. J’en avais rien à foutre de leurs conneries. C’était sale et impur.
Elian supposa que les combats de larves faisaient référence aux affrontements à morts entre esclaves humains à L’Jor.
- Nous l’avons accueilli et protégé après sa victoire, maugréa Yorl. Nous l’avons suivi par delà le monde à la poursuite des femmes.
- Je croyais en lui, continua Bachir. Je le vénérais réellement. Le seul humain capable de penser, de tenir les rênes, d’agir en bon roi. Et voilà qu’aujourd’hui, il réclame notre vie. Si cela permet à mon peuple de survivre, alors qu’il en soit ainsi.
Elian se tourna vers Sven, le seul à n’avoir pas ouvert la bouche, pas prononcé un mot. Il restait muet, les épaules basses, la mine défaite.
- Je donne volontiers ma vie pour sauver mon peuple, annonça gravement Sven. Je te suis infiniment reconnaissant de ce que tu as dû faire pour obtenir cet échange.
- Je t’en prie, Elian, trouve un moyen de le réduire à néant, souffla Bachir. Que notre mort ne soit pas vaine.
Elian baissa les yeux. Une solution existait-elle seulement ?
Le voyage vers Irin se fit dans un silence de mort. Retrouver les arbres intacts fit beaucoup de bien à Elian. Ceïlan lui confirma la bonne réparation de la forêt.
- Le fort humain est terminé. Les elfes ont prêté main forte. Narhem semble satisfait.
- Merci, Ceïlan, répondit Elian.
- Tout le monde se porte bien. La forêt est réparée et nous nous plaignons des efforts démesurés que nous coûtent les ordres de Narhem.
Elian en fut ravie. De ce qu’elle avait pu voir, nul n’était surmené à Irin, bien au contraire.
- Tu veux que je vienne avec toi ? proposa Ceïlan.
- Et lui donner l’occasion de me faire souffrir encore plus ? s’écria Elian. Il connaît ma faiblesse. Je ne compte pas lui donner le bâton pour me faire battre ! Non, vous restez tous là. Bachir, Yorl, Sven et moi avancerons seuls. Êtes-vous prêts ?
Les trois anciens hochèrent la tête.
- Elian ? proposa Theorlingas en tendant la main.
- Tu es sûr ? murmura Elian. Ce que je ressens…
- Je veux te soutenir, assura Theorlingas.
Elian hocha la tête et permit au lien symbiotique de se mettre en place.
Les trois anciens tremblèrent en découvrant l’armée parfaitement ordonnée de Narhem. Cela faisait froid dans le dos. Les gardes du fort leur ouvrirent la porte. Ils furent menés devant Narhem dans la grande cour principale. Elian s’agenouilla devant lui, tête baissée.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, bel ange.
Elian eut l’impression qu’on lui transperçait le cœur. Il savait combien ce terme la blessait et l’usait volontairement dans le but de la faire souffrir. Le pire était que cela fonctionnait à merveilles. Theorlingas grimaça de l’autre côté de la plaine.
- Bien le bonjour, Narhem, répondit Elian la voix tremblante.
- Battez-vous à mort, ordonna Narhem aux trois anciens sans même prendre la peine de les saluer. Debout, Elian. Je veux que tu regardes.
Elian se leva et sur le visage de son ennemi, elle ne vit qu’un immense plaisir. Il s’amusait follement. Les Tewagi s’observèrent un instant puis, d’un commun accord, sortirent leurs lames. Le combat commença.
Sven fut le plus rapide. Yorl n’esquiva pas assez vite et du sang gicla de son bras jusqu’au visage d’un soldat un peu près. Bachir ne savait trop que faire et restait un peu en retrait. Dire qu’ils étaient mauvais était peu dire. Ils n’avaient jamais vraiment brillé dans leur caste et Elian avait la confirmation de leur faibles capacités de combat. Certes, ils étaient vieux, mais cela n’expliquait pas tout.
- Je suis sûr qu’il était tout le temps de corvée de latrines, ricana Narhem.
Les soldats de Narhem observaient l’échange, ponctuant les attaques de « Ah » et de « Oh » admiratifs. Même mauvais, les trois anciens restaient bien meilleurs que n’importe quel soldat humain. Ils n’arrivaient cependant pas à la cheville du roi et de la reine qui les observaient.
Sven se démarquait. Il attaquait au bon moment, feintait, et si ses coups manquaient souvent de précision, il parvint à enfoncer sa dague dans le cœur de Yorl qui s’écroula. Bachir, qui observait plus qu’il n’intervenait, se recula en tremblant.
- Combat, lâche ! gronda Narhem.
Elian tremblait. Dans les yeux de Sven, elle lut une détermination sans faille. Tuer son ami ne le dérangeait pas le moins du monde. Le fratricide était monnaie courante chez les elfes noirs. Pas de quoi en faire un drame.
- Sven… murmura Bachir, se sachant perdant.
Le bout de la lame trancha la gorge et les mots suivants de Bachir furent noyés dans le sang. Sven restait debout, seul survivant, ses deux compagnons à ses pieds.
- À ton tour, bel ange. Tue-le.
Elian se figea à ces mots.
- Franchement, tu ne risques rien contre lui. Et puis ne me dis pas que tuer quelqu’un te pose un problème, assassin, surtout lui…
- Pourquoi lui voudrais-je du mal ? interrogea Elian surprise par la remarque.
- Parce qu’il était l’archer au bout de la flèche de métal noir, lui apprit Narhem.
- Quoi ? s’exclama Elian avant de transpercer Sven des yeux.
Il était la cause de sa souffrance.
- Il dit vrai, annonça Sven. J’ai obéi à son ordre. Il était mon roi et j’ai suivi son commandement. Désormais, peu m’importe de vieilles lois d’un âge révolu. Tu es ma reine, Elian. Je donnerai ma vie pour toi.
- Tue-le, insista Narhem.
Elian s’avança vers Sven.
- Je sais que c’est trop tard et que ça ne changera rien, mais je suis désolé de ce que tu as dû subir à cause de moi, murmura Sven.
Elian hocha la tête puis lui enfonça sa dague en plein cœur.
- Je te pardonne, Sven. Ta mort sera vengée, je te le promets, chuchota-t-elle à son oreille.
Il s’écroula.
- À bientôt à Tur-Anion, bel ange. Tu peux disposer, lança Narhem. Commandant ! Organisez le retour à Eoxit. Laissez deux divisions sur place et mettez en place des relèves.
- Oui, Majesté, répondit un homme qu’Elian ne prit pas la peine de regarder.
Elle rentra chez elle. Son premier geste fut de tendre sa dague ensanglantée à un elfe qui s’en saisit. Il la lui rendrait plus tard, propre et aiguisée.
- Maintenant, nous allons faire la fête, une immense fête, annonça Ceïlan.
- Pour fêter la mort des trois anciens, le meurtre que je viens de commettre ou notre soumission au plus grand salopard que ce monde ait jamais porté ? grogna Elian.
- Pour fêter la vie, répondit Ceïlan. La notre et celle des elfes noirs, préservées grâce à toi, grâce à ton dévouement et ta force. Tu es une excellente reine et nous tenons à te montrer notre gratitude.
- Donnez-lui du tamaï, à volonté, et elle saura que vous l’aimez, intervint Dolandar.
La remarque n’arracha même pas un sourire à Elian. Voir sa seconde fille ne mit aucune gaieté dans son cœur. Ni chant, ni nourriture, ni caresse, ni mot tendre ne la dérida. Elian était brisée de l’intérieur. Elle ne faiblit pas, continuant à tenir son poste, régnant avec bienveillance et intérêt, mais la reine ne montrait plus aucun sourire.
Comme le dit Elian, le tribut qu'il a demandé à Irin pour leur avoir menti pendant des années, est léger.
Il épargne tout le monde, sauf les trois anciens qui étaient impliqués de près ou de loin dans l'esclavage, et Elian qu'il déteste (et encore, il ne la tue pas) (il va le regretter). Par contre sa façon de jouer avec ses proies, ça m'horripile.
Il me reste de l'espoir avec Bintou que les elfes d'Irin et de Dalak se rejoignent à l'intérieur des terres sombres, apprivoisent les orcs, retrouvent les magiciens msumbis et que tout le monde aille ensemble foutre une bonne raclée à ce salopard (et après, peut-être que Katherine pourra rester régente de Falathon ?)
C’était sale et impure => impur
Du coup, l'identité du père d'Elian ? Importante ou pas ?
Encore merci de tes commentaires (et de la coquille).
Bonne lecture !