Chapitre 5

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La dame Hanaé gérait Bizertland. Âgée maintenant de trente et un ans, elle avait obtenu la distinction à l’âge de vingt et un ans et gouvernait de façon stricte mais équitable depuis dix ans. Le système faisait que tous les prélats en poste avaient le même âge puisque  nommés le même jour de la même année. Dans le cas où l’un d’eux venait à mourir, la Haute Autorité Morale le remplaçait  sur-le-champ par  l’ambassadeur en place et organisait une cérémonie de remise du pouvoir à Everland. L’événement restait assez rare, mais il y a deux ans, Magnus d’Eckerland avait trouvé la mort lors d’un accident de convoyeur. Celui-ci avait déraillé, le tuant sur le coup ainsi que cinq membres de son conseil qui l’accompagnaient. Un événement pareil sur Land alimenta les conversations durant des semaines. Certains y voyaient un complot ou un attentat perpétré par le groupe de dissidents appelé « les Bannis », bien qu’il n’y eut aucune revendication. Les ragots et les légendes urbaines définissaient les Bannis comme un groupe révolutionnaire dont l’objectif était de nommer à la tête de Land un seul dirigeant à qui reviendraient tous les pouvoirs des runes. Ce libérateur devait les affranchir du despotisme des prélats, réunir tous les districts en un seul pays et permettre ainsi à tous les landiens d’être égaux et de profiter de toutes les ressources disponibles, sans privilèges.

Le modèle économique et sociétal qui régissait Land pouvait paraître bien établi et exempt de toutes failles mais ceux qui partageaient le pouvoir pensaient tout autrement. Le grand conseil des dix gérait les relations sur le continent, mais des tensions existaient. Tous ne bénéficiant pas des mêmes ressources naturelles, cela ne facilitait pas les échanges.

La géographie de Land se composait de montagnes, de prairies, de grandes plaines et d’un accès à la mer pour tous. La pêche ne devenait plus alors un moyen d’échange. Les régions dépourvus d’agriculture ou de mines se plaçaient parmi les moins influentes et les plus démunies.

Personne sur Land ne mourait de faim, mais des différences de niveau de vie existaient selon l’endroit où l’on habitait. Les HAM avaient établi par décret un niveau d’échanges ou de dons afin que les territoires les moins favorisés par les ressources naturelles puissent bénéficier sans contrepartie d’un minimum de denrées alimentaires de base fournies par les plus riches. Cela générait malgré tout une hiérarchie au sein même des districts. Bizertland, grâce à son agriculture florissante, comptait parmi les plus influents avec Aydenland qui par sa situation géographique profitait d’immenses mines de charbon et de fer. D’une manière générale, les cinq premiers situés à l’ouest du continent bénéficiaient d’un climat plutôt clément et de larges terres agricoles. Toute la partie rocheuse était située au centre de Land où Everland et ses hautes montagnes formaient une frontière naturelle avec Casteland, Eckerland, Lemerland et Isserland. Ceux de l’est, Nansland et Drackerland, se situaient sur la côte la plus sauvage et la plus aride du continent. Souvent balayée par des vents violents, leurs terres n’offraient que peu de possibilités de développer une agriculture pérenne. Les principales ressources se concentraient sur l’élevage des moutons et la filière textile.

À l’époque, après une enquête de plusieurs semaines, s’appuyant sur des témoignages et en recoupant toutes les données, Hanaé avait rédigé un rapport confidentiel destiné au grand conseil sur la mort de Magnus.

« En ce jour du premier avril, vers neuf heures trente le prélat Magnus se rend à la gare d’Eckerland accompagné de cinq membres de sa HAM et de deux policiers. Une fois à bord du convoyeur ces derniers regagnent leur caserne. Cette visite diplomatique à Drackerland a pour but de consolider les relations commerciales entre les deux districts  mises à mal par le comportement de son ambassadeur Diker. Celui-ci aurait  volontairement omis de faire figurer dans un accord écrit des clauses promises à l’oral. De fait, il ne participera pas à la rencontre pour ne pas attiser les tensions. Le train démarre à dix heures comme prévu. Rien d’anormal ne se passe pendant les premières heures du trajet. Les six voyageurs sont installés dans un compartiment privé verrouillé de l’intérieur d’où ils ne sont jamais ressortis. Une demi-heure après la frontière entre Nansland et Drackerland, le convoyeur se met soudainement à freiner très fort, puis une explosion retentit et les voitures  sortent des rails, provoquant la mort de Magnus, de ses conseillers et de vingt autres passagers. Le conducteur s’en sort indemne et mentionne un objet volumineux sur la voie. Il est sommé de garder cette information secrète sous peine de poursuites. Des débris d’une bombe artisanale sont retrouvés, éparpillés alentour. La piste de l’attentat est validée. Celui-ci n’est pas revendiqué, mais on entend prononcer le nom des « Bannis ». Un mouvement dissident revendiquant la réunification des dix districts. Ce même mouvement est à l’origine de dizaines de lettres anonymes et d’affiches publiques présentant sa cause et dénonçant notre politique. Aucun indice permettant d’identifier ses membres n’est retrouvé. Pour étouffer l’affaire, les autorités locales prétextent un déraillement dû à un arbre tombé en travers des rails et fournissent à la presse des détails qui le prouve. L’unique agent de  notre police secrète infiltré parmi les Bannis évoque pour la première fois le nom de Zhardo III, présenté comme le chef de la contestation. Alors que depuis des années, ce mouvement se veut collectif, aujourd’hui il revendique un leader. En choisissant le nom du dernier empereur banni par les sages, il remet aux gouts du jour l’empire et son pouvoir totalitaire en tirant les ficelles de l’égalité pour tous et la fin des privilèges. Ce discours populaire et démagogue va attirer à lui bon nombres de nos concitoyens rêvant d’abattre notre système. Avant la mort de Magnus, nous pouvions les considérer comme des illuminés mais à présent nous devons les prendre au sérieux et nous organiser pour les combattre. Je préconise un partage d’informations entre toutes nos polices secrètes et une réunion extraordinaire entre nous pour établir une riposte. »

Le rapport continuait sur plusieurs pages, précisant les mesures qui pourraient être prises collectivement ainsi que les échéances de leurs actions. Chacun des dix prélats reçu une copie. Certains y prêtèrent attention, mais la grande majorité l’ignora et les recommandations d’Hanaé restèrent lettre morte.

 

 

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