Chapitre 5

Martin avait arpenté le Bas Quartier durant une heure, à la recherche de cette sale petite morveuse, en se disant qu’elle n’avait de toute façon pas pu aller bien loin. Mais après s’être époumoné à crier son prénom et réveiller la moitié du voisinage, il fut bien obligé de reconnaître son échec. Emma s’était tout bonnement volatilisée.

    Dépité, et un peu déçu, Martin n’eut d’autre choix que de retourner chez lui pour récupérer ses affaires. Il fallait bien qu’il gagne sa journée. 

    Il n'était pas six heures quand il quitta son petit appartement, chargé comme un mulet. D'un pas las, il se mit en route, direction le marché des Halles, où il y était certain de vendre sa marchandise sans trop avoir de besoin de négocier, et à très bon prix. On l’y connaissait bien et pour cause : c’était les marchands qui l’avaient recueilli l’année de ses dix ans, et l’avaient sorti de la rue. Pour tout dire, il leur devait tout, et peut-être même la vie ! 

    L’image de la petite Emma trottait dans son esprit. Il sentit son estomac se nouer. Il avait été à sa place, il savait ce que c’était que de se coucher dans un silo à grain avec les autres orphelins, le ventre vide et la peur de se faire attraper par la Milice. 

« Tu te ramollis mon pauvre ! » se moqua sa conscience. « Depuis quand tu es sentimental, toi ? Et puis, qu'est-ce que tu t'encombrerais d'une gamine ? » 

 

    Il ne lui fallut qu’une petite demi-heure pour rejoindre les Halles. Situées en plein cœur de Bois-aux-Roses, elles étaient déjà grouillantes d'activité alors même que l'air était encore frais de la nuit. Construites sur les ruines d’un temple appartenant l’Ancien Monde, elles comprenaient deux étages et une multitude de petites boutiques dans lesquelles on pouvait très facilement se perdre. Les marchands s'installaient tout juste, organisant leurs camelotes sur des présentoirs en bois, et interpellaient déjà les premiers visiteurs. C'était d'ailleurs à qui hurlerait le plus fort, et l'écho transformait ces cris en une véritable cacophonie si bien que Martin se demanda un instant par quel miracle ils n’étaient pas déjà tous devenus sourds. 

    D'un pas lourd, le jeune rafleur s'avança dans l'allée centrale sans faire attention aux colonnes enchâssées qui soutenaient des sublimes voûtes ouvragées. Il ignorait à quoi devait servir cet endroit, mais il était certain qu'on ne s'était pas donné tant de mal pour construire un simple marché couvert. Les commerçants plaisantaient souvent à ce sujet, et beaucoup soupçonnaient un ancien lieu de culte. 

    D’ailleurs, Martin se demandait souvent en quoi croyaient les Anciens. Le Déclin avait été si soudain et si violent que le souvenir de leur civilisation avait pratiquement disparu. Durant près de deux cents ans, les rescapés s’étaient contentés de survivre, avant de fonder Bois-aux-Roses, et la mémoire de leurs ancêtres s’étaient perdue dans la nécessité d’échapper aux Ombres. C’était les rafleurs qui avaient relancé l’intérêt pour l’archéologie Ancienne. Ils avaient exhumé d’étranges statuettes sur lesquelles s’étaient penchés les membres du Collège avec beaucoup d’intérêt pour essayer de comprendre à quoi pouvait ressembler leur religion. Sans grand succès. 

    Tous les jours, Martin faisait un petit détour pour admirer ces étranges reliques qui avaient été installées dans une corniche à la vue de tous, comme des trophées. La première représentait un type avec un bouclier bleu, rouge et blanc, la seconde, une sorte de princesse avec de longs cheveux rouges dans une robe verte. L’année dernière, était venue s’ajouter ses propres trouvailles, une souris monstrueuse avec de grandes oreilles et un homme dans une armure noire et blanche qui semblait particulièrement inconfortable. Dubitatif, Martin se pinça les lèvres en songeant que si c’était vraiment les Dieux des Anciens, ils avaient une sacrée dégaine !  

 

    Arrivé au bout de l'allée centrale, Martin bifurqua à droite. Dans un petit renfoncement, un homme au visage long et aux cheveux gris vérifiait d'un œil expert que tout était en ordre. Martin attira son attention d'un signe de la main auquel il répondit avec enthousiasme. 

- Tiens, ricana-t-il. Voilà mon rafleur préféré ! Comment tu vas Martin ? 

- Salut Ali, sourit-il en retour. Je crois que j'ai des trucs qui pourraient t'intéresser.

Il posa son sac à terre et se massa le bas du dos dans un grognement. 

- Tu sais que tu finiras par te faire tuer un jour à force de parcourir la campagne comme ça, soupira le marchand.  

- Et qu’est-ce que je pourrais faire d’autre ? Il faut bien que je vive ! 

- Te trouver un travail à l’intérieur des murs, par exemple ! 

- Merci, gloussa Martin, mais non merci !

    Ali Haddad se gratta la barbe naissante, avant de vider consciencieusement le sac de Martin, étalant ses marchandises pour choisir ce qui pourrait être revendu un bon prix. Un peu fatigué et l’esprit ailleurs, Martin s’éloigna de quelques pas pour lui laisser le temps de réfléchir. 

    Il connaissait Ali depuis de nombreuses années et, par la force des choses, il était devenu un ami. C’était un expert en technologie Ancienne, et l’un des marchands les plus influents des Halles. Martin était d’ailleurs certain qu’il succéderait un jour à Yolande à la tête de la confrérie des marchands — quand bien même elle était irremplaçable ! Yolande régnait sur cette confrérie depuis plus de quarante ans avec une poigne de fer. C’était elle qui l’avait pris sous son aile pour lui apprendre le métier de rafleur.

    Yolande et Ali étaient certainement les seules personnes en ce monde à pouvoir s’enorgueillir d’avoir su gagner sa confiance. Les autres n’étaient que des relations professionnelles dont il savait parfaitement tirer le meilleur ! 

- Pas mal, pas mal, assura le marchand en inspectant une ampoule. Le fil n'est même pas cassé, elle doit encore être en état de marche. T'as fait de belles trouvailles ! 

- Évidemment, siffla Martin en haussant un sourcil. Tu me prends pour un débutant ? Je sais très bien ce qui se vend !

- T'en demandes combien ?

- Au moins quatre-vingt au minimum, affirma le jeune rafleur d'un ton sans appel. J'ai pris des risques pour redescendre tout ça ! 

- T’es dur en affaire !

- C’est bien pour ça que tu m’aimes, non ?  

    Ali leva les yeux au ciel en se grattant la barbe. Il pesa consciencieusement le pour et le contre, sous le regard attentif d’un Martin qui essayait de l’amadouer d’un sourire. 

- Bon, c’est d’accord. Mais c’est bien parce que c’est toi ! ajouta-t-il en se dirigeant déjà vers sa caisse.

    Il compta une petite liasse de billet avant de s’arrêter dans son mouvement, les sourcils froncés. 

- Quoi ? s’agaça Martin. J’ai une tâche sur le nez ? 

- Tu es sûr que ça va ? Tu as l’air épuisé ! 

- Je suis rafleur, Ali ! 

- Non, je veux dire… tu as l’air plus fatigué que d’habitude ! Il s’est passé quelque chose ?  

    Sa solitude le frappa soudain. L'éphémère présence de Emma l'avait mise en évidence. L'espace d'un instant, cette petite fille avait insufflé un semblant de vie dans son petit appartement sinistre. Martin passa une main dans sa tignasse rêche, agacé. Par les Ancêtres, il n’avait pas le temps pour ça ! Si cette mioche avait décidé de partir, c’était son problème ! De toute façon, qu’est-ce qu’il ferait avec une gosse dans les pattes, hein ? 

- C’est rien, répondit-il en haussant les épaules. Donne-moi le… 

- MARTIIIN ! OÙ T’ES MARTIIIIIIIIIIIIINNNN ?! 

    Il sursauta ! Cette voix, ça ne pouvait pas être… ? 

    Martin se retourna vivement pour chercher du regard la petite fille qui venait de hurler au milieu des Halles. Son sang ne fit qu'un tour. Sans même prévenir Ali, il s'élança, bousculant les badauds, sautant par-dessus les étendoirs, avant de se saisir de deux frêles épaules d’une enfant aux longues boucles rousses. 

- Mais par les Ancêtres, qu’est-ce qui t’as pris de partir comme ça ? rugit-il.

    Emma, car c'était bien elle, hurla de peur, avant de le reconnaître. Ses grands yeux verts s'embuèrent de grosses larmes. Elle renifla bruyamment avant de se tordre les doigts, mal à l'aise. 

- Je cuisine si mal que ça ? sourit Martin pour essayer de dédramatiser la situation.

- N-Non, sanglota l'enfant.

- Alors pourquoi tu t'es enfuie ? insista le jeune rafleur.

    La petite fille baissa la tête avant de danser d'un pied sur l'autre. Elle inspira lentement pour faire taire ses sanglots qui creusaient des rivières sur ses joues couvertes de poussières. 

- Mais où est-ce que tu as été te fourrer ? s'agaça Martin en se servant de sa manche pour essuyer son visage. T'es carrément dégueulasse !

    Emma ne cessait de sangloter. Elle ouvrit ses petits bras maigrichons, avant de se réfugier son nez mouillé dans le col de Martin en poussant de longs gémissements. Mue par une tendresse nouvelle, Martin lui rendit l'étreinte, caressant ses longs cheveux emmêlés.

- J'ai vu Grand'Ronces, hoqueta-t-elle. Y'a pu rien ! Tout il a été brûlé ! 

- C'est pour ça que tu es partie sans rien me dire, comprit Martin. Tu voulais voir ton quartier une dernière fois. C’était vraiment stupide ! Qu'est-ce que tu avais besoin d'aller là-bas ?

    Martin regretta immédiatement ses paroles lorsque Emma se mit à hurler de chagrin. Il était dur, c'était vrai, mais il n'avait pas vraiment le choix. Il se souvenait avoir été aussi un petit garçon émotif, mais il avait très vite appris à se méfier de ses sentiments pour se protéger. 

    Il avait eu, cependant, plus quinze ans pour apprendre à faire taire les élans de son cœur. Emma en était encore incapable. Alors, doucement, il glissa ses bras sous les maigres jambes de la petite pour la soulever de terre. Bon sang, il fallait vraiment qu’il lui donne quelque chose de bien plus consistant que de la bouillie de légumes ! 

- Ne pars plus jamais comme ça sans me prévenir, souffla-t-il.

- Ç-Ça veut dire que tu vas me garder ? bredouilla Emma, la voix pleine d’espoir.

- T'es vraiment crétine, soupira Martin. Tu crois vraiment que je vais te laisser dormir dehors ? Tu me prends pour qui, franchement ?

    La petite raffermit sa prise autour de son cou, visiblement soulagée, et Martin ne put s’empêcher de lui caresser les cheveux pour la rassurer. 

- Mais au fait, comment tu m’as retrouvé ? Je t’ai jamais dit que je travaillais ici !

- T’es un rafleur, répondit Emma comme-ci c’était l’évidence même. Y’a que les rafleurs pour sortir de la Ville, et y’a qu’ici qu’ils vendent leurs trucs. J’étais sûre que tu serais là ! 

Martin sourit. Elle était moins bête qu’il ne l’avait cru. 

- Ne pense plus à Grand'Ronces, conseilla-t-il. Ça te fera plus de mal qu'autre chose. Et puis tu verras : c'est plus calme dans les Bas Quartiers !

    D'un pas un peu plus leste, Martin s'avança au-devant d’Ali dont les yeux s'étaient fait ronds comme des billes. Martin, un sourire amusé aux lèvres, toisa le marchand du regard, avant de déclarer d'un ton sans appel : 

- J'ai réfléchi : ce sera cent unités ! J'ai une bouche de plus à nourrir ! 

- Mais, qui est… ?

- Elle s'appelle Emma, répondit laconiquement le rafleur. Et c'est ma protégée. Alors ? C'est cent ou rien !

- Enfin, tu sais bien que ça ne les vaut pas !

- Bon, très bien, sourit Martin en haussant les épaules. Emma, tu veux bien descendre s'il te plaît ?

    La petite fille se laissa tomber à terre. D'un air las, Martin récupéra son sac et commença à ranger les quelques bricoles qu’Ali avait déballé pour pouvoir les examiner. 

- Je n'ai plus qu'à me trouver un autre acheteur, soupira-t-il d’un ton théâtrale. J'en suis navré, mais là, tu ne me laisses pas vraiment le choix… 

- Mais enfin ! Personne ne te l’achètera à ce prix-là ! Tu en demandes beaucoup trop !

- Personne ? Tu en es vraiment sûr ?

    Ali croisa les bras contre la poitrine, les lèvres pincées. 

- Quatre-vingt dix ! trancha Ali. C’est mon dernier prix !

- Quatre-vingt-quinze ! C’est un prix d’ami !

Le marchand soupira et leva les mains au ciel. 

- Ça va ! abdiqua-t-il. Tu as gagné ! Décidément, sourit-il, tu obtiendras toujours tout ce que tu veux de moi !

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MrOriendo
Posté le 07/08/2022
L'histoire continue de s'enrichir, et c'est vraiment agréable de suivre ton imagination dans cet univers.
J'aime beaucoup la manière dont tu distilles de la vie par petites touches au coeur de Bois-aux-Roses ; le passage sur les croyances des Anciens est vraiment le bienvenu.
Le personnage d'Ali est également bien campé, et permet d'en apprendre plus sur le quotidien de Martin et sur les rafleurs.
J'ai hâte de lire la suite !
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