- Abbie, réveille-toi.
Cette petite voix commençait à l’agacer. Elle était éreintée. Pourquoi ne la laissait-elle pas se reposer ?
- Laisse-moi, agaçante petite voix, grogna-t-elle.
Mais la voix ne voulait pas s’arrêter. Et elle se sentit bousculée et secouée. La voix était aigue, teintée de panique. Au fond de la brume qui envahissait son cerveau, cela l’atteignit. Elle ouvrit doucement les yeux. Pourquoi était-elle si fatiguée ? Cela faisait des années, des dizaines d’années qu’elle n’avait pas ressenti la fatigue.
Le décor du grand salon apparut petit à petit. Elle était allongée sur l’un des divans. Vautrée, serait peut-être plus juste. Elle jeta un coup d’œil sur ses vêtements : elle se s’était pas changée depuis qu’elle avait affrontée son père. Depuis … quand exactement ?
- Quand ? fit-elle en se redressant.
La fille à qui appartenait la voix l’aida avec empressement, les sourcils froncés.
- Quand ? De quoi parles-tu ? … Hier, tu m’as …croisée dans la ruelle, et puis tu t’es effondrée, j’ai cru que tu étais morte et… et… tu t’es relevée comme si de rien n’était… puis on est rentrée à la maison, et… et…
Les mots semblaient sortir de sa bouche sans aucun contrôle de sa part et elle s’essoufla. Tamaryn s’interrompit brutalement. Elle se tordait les mains, en la regardant avec inquiétude.
- Hier ? D’accord. Et nous sommes rentrées ici…
Les souvenirs commençaient à émerger, malgré les étranges zones d’ombre qui restaient encore. Abbie n’était jamais fatiguée et n’était pas sujette aux amnésies, ce qui était une malédiction dans son cas. Mais elle se rappelait bien se réveiller sur le sol froid de la ruelle, rejoindre une Tamaryn en loques et la raccompagner ici. Une longue discussion avait suivi, avec beaucoup de thé et de café, toute le reste de la nuit. Puis Tamaryn avait dormi à côté d’Abbie, jusqu’à ce qu’elle se réveille en début d’après-midi et qu’elle parte rejoindre son frère à l’hôpital. Elle semblait apaisée, Abbie espérait que le blocage qu’elle avait placée dans son esprit suffirait à lui permettre d’échapper à l’emprise que le sang de vampire avait sur elle. Une bouffée de haine envers son géniteur envahit son esprit. Elle la canalisa avec force et se concentra sur ses souvenirs. Elle avait attendu la nuit, en composant une nouvelle chanson, et Tomàs était revenu, juste un moment. Leur échange avait été bref, une histoire d’affaires à régler pour son entreprise. Abbie se rappela juste qu’elle l’avait trouvé un peu distant, qu’il évitait de la regarder dans les yeux, comme s’il lui cachait quelque chose. Puis le soleil s’était couchée, elle s’était préparée pour retourner au club. Et elle était sortie de chez elle…
- Je devais aller à l’Antre du Jinn…
- Je t’ai appelée de l’hôpital un peu après minuit, pour que tu me rejoignes. Tu n’es jamais venue. Alors je suis rentrée et je t’ai trouvée allongée là. Tu ne te rappelles pas ?
Abbie secoua la tête. Non, elle ne se rappelait pas être allée au Cotton Club et ce qu’elle avait fait le reste de la nuit. Elle se leva et s’avança en silence vers la baie vitrée qui donnait sur la rue. Il faisait encore nuit, le soleil ne se lèverait pas avant au moins quatre heures. Tamaryn la rejoignit.
- Je ne comprends pas ce qui t’arrive, mais j’ai besoin de toi. Il se passe quelque chose avec Séraphin. C’est pour ça que je t’ai appelée cette nuit.
Abbie prit une profonde inspiration et plongea son regard noir dans les yeux de Tamaryn. Une réminiscence de la nuit précédente fit frissonner la jeune fille : la lueur violette des yeux de son amie et sa silhouette bestiale ne cessaient de tourner dans son esprit. Elle avait eu la preuve flagrante de la monstruosité d’Abbie ; elle avait vu sa Bête et elle ne pourrait jamais effacé cela de sa mémoire. La vampire n’avait pu manquer de voir sa réaction, mais elle ne dit rien. L’éclat de ses yeux était revenu.
- Allons-y, pendant qu’il fait nuit.
Trouver un taxi à cette heure-ci à Bushwick fut aisé et le trajet très rapide vers l’hôpital fut rempli par les explications de Tamaryn. Abbie était soulagée de se concentrer sur ses amis, car repenser à ce pan entièrement perdu de sa nuit la plongeait dans le doute. Lorsqu’elles atteignirent la clinique, elles traversèrent le service des Urgences jusqu’au service des maladies infectieuses, dans lequel Séraphin avait été transféré. Lorsque la porte coulissante se referma derrière elle dans un chuintement, le silence remplaça la cacophonie des urgences. Peu de personnel était présent dans le couloir. Une infirmière s’était approchée avec l’intention évidente de les chasser, mais lorsqu’elle reconnut Tamaryn, elle les laissa passer d’un geste fatigué. Elles atteignirent la baie vitrée qui donnait sur la champ d’isolement dans lequel son frère se trouvait. Abbie eut un hoquet de surprise : le corps qu’elle apercevait était méconnaissable : sa peau, devenue verdâtre et diaphane, était parcourue de veines noires, il était presque chauve, comme si ses cheveux disparaissaient, ses membres maigres semblaient s’être allongés. Même dans l’inconscience, ses traits tirés et se respiration saccadée montraient sa souffrance.
- Son état s’est aggravé brusquement. Les médecins sont perdus et craignent un pathogène contagieux. Ils m’ont fait une prise de sang, mais ils n’ont rien trouvé de concluant. Ils m’ont dit qu’ils allaient prévenir les autorités, chuchota Tamaryn.
- Je connais le directeur de l’hôpital, ils ne le feront pas, pas immédiatement en tout cas, répondit Abbie. C’est pire que je ne croyais, on dirait qu’il est en train de devenir autre chose.
Une brusque inspiration près d’elles les firent sursauter. Abbie se retourna prête à frapper : elle se détendit lorsqu'elle reconnut Tomàs. Il fixait la silhouette de son ami d’un air horrifié et triste. Comment avait-il pu les rejoindre sans qu’elle le remarque ? Tamaryn dut apercevoir son expression interrogative car elle parut soudain gênée.
- Comme je n’arrivais pas à te joindre, j’ai appelé Tomàs. Lui non plus ne m’a pas répondue.
- Oui. J’étais occupé, loin de mon téléphone. Je suis venu aussi vite que j’ai pu.
Soudain une image s’imposa à l’esprit d’Abbie : elle vit Tomàs, debout au pied d’un immense hêtre, dans une forêt. Elle secoua la tête : l’image disparut aussi vite qu’elle était venue, ne laissa qu’une impression floue.
- C’est … étrange. Quelle horreur ! On dirait qu’il …
- Se transforme, oui.
- Tu connais… tu sais ce qui lui arrive ? continua le jeune homme sans quitter le maigre corps des yeux.
- Non. Je n’ai pas ce genre de connaissances. Tout ce que je sais c’est que la drogue en est à l’origine.
Tomàs soupira. Après un bref regard vers ses compagnes, il sortit son portable et prit une photographie du corps allongé.
- J’ai un ami médecin, il est spécialisé dans les maladies étranges, il pourra nous aider, explique-t-il.
Il envoya la photographie à Sebastian et se tourna ensuite vers les jeunes filles qui l’observaient aussi en silence. Tamaryn était tellement perdue qu’elle n’avait même pas fait attention à son geste. Abbie, toutefois, le regardait en fronçant les sourcils. Le mensonge lui avait laissé un goût aigre dans la bouche. Il se pencha vers Tamaryn et lui déposa un baiser sur les cheveux. Puis il regarda Abbie et s’apprêtait à dire quelque chose. Mais les mots n’eurent pas le temps de quitter sa bouche.
Un bruit de béton brisé et de déchirement les fit sursauter. Tamaryn poussa un cri de surprise. Tomàs et Abbie se précipitèrent vers la baie vitrée juste à temps pour voir ce qui avait été leur ami disparaitre dans un trou dans le sol.
- Merde ! fit Abbie, en se précipitant vers le porte qu’elle arracha de ses gonds.
Tomàs la suivit dans la pièce : les moniteurs clignotaient et sonnaient en vain, leurs câbles arrachés pendaient près d’elles ; les perfusions s’écoulaient sur les draps du lit. Le sol avait été défoncé, au centre de la pièce, et un trou vaguement circulaire béait. Le béton semblait avoir été déchiqueté, comme si des racines s’y étaient frayées un chemin. La brèche menait directement à l’étage inférieur, le sous-sol. Une substance verdâtre se trouvait sur le sol et sur les parois du trou. Abbie se pencha pour mieux voir. Tomàs la suivit du regard.
- Attention Abbie ! Cette chose est dangereuse. Regarde comment elle a réussi à traverser ce béton renforcé.
- Je vais le suivre. Il est hors de question qu’il disparaisse.
Tomàs attrapa son bras.
- C’est trop dangereux. Tu ne peux pas y aller seule.
- Et je ne peux pas te mettre en danger, Tomàs. Reste avec Tamaryn. Contacte le directeur de l’hôpital de ma part. Il saura quoi faire de … ça. Il est peut-être même déjà au courant.
Abbie fit un geste vers l’un des coins du plafond. Tomàs leva les yeux et aperçut une caméra discrète. Elle en profita pour se laisser tomber d’un bond gracieux dans l’ouverture. Tomàs jura et frappa le sol d’un poing rageur.