Chapitre 5.

Par Alixxx

Le jeune externe

 

  Corentin battait son sac de boxe avec la rage d’une compétiteur. L’équipement malmené encaissait les coups dans des bruits mats, dodelinant lourdement sous les assauts répétés. Le front en sueur et le coeur battant, le jeune homme perdait peu à peu sa colère, comme évacuée par l’effort.

  Il ne pouvait plus supporter cette situation. Son père le débectait chaque jour davantage, ses poils se hérissaient rien qu’à le voir. Autrefois fier d’entendre quelqu’un rappeler leur ressemblance, il ne supportait désormais plus la moindre allusion à leur similarité. Mêmes yeux bleus pâles, presque translucides, même tignasse brune, même taille haute. A croire que le jeune homme ne tenait rien de sa mère. Son père refusait toujours de lui parler d'elle, se rétractant avec une douleur évidente luisant dans ses yeux. Afin de se démarquer de lui, il avait rasé court ses cheveux, quand son père les laissait pousser de façon négligée, et il s’était forgé un physique athlétique, lorsque l’alcool de José contribuait grandement à affirmer un ventre à bière déjà bien marqué. Son père n’avait pas toujours été sous l’emprise de la picole, mais le glissement s’était fait si insidieusement que les choses s’étaient installées sans qu’il puisse réagir.

  Le souffle court, il cessa enfin de frapper, et défit lentement les bandes qui emballaient ses mains pour les protéger. Un grand désespoir tombait sur lui. Seul avec son ignoble secret, il ne trouvait pas d’issue. C’était inévitable, la police le retrouverait pour les meurtres qu’il avait commis. Un riverain, un passant, une caméra de surveillance… N’importe quoi pouvait faire remonter la piste des policiers des voleurs à lui-même. Et sans doute avait-il laissé assez d’ADN sur les corps pour remplir une piscine entière.

  Combien prenait-on pour un homicide volontaire?

  Et pour deux ?

  Le jeune homme songea - un instant, rien qu’un instant - à une bonne bouteille de vodka pour noyer tous ses problèmes. Retrouver pour quelques heures l’insouciance, la douceur de la liberté. Il aurait pu se joindre à une fête sur Paris, une fête que l’un de ses co-stagiaires organisait à l’occasion de son anniversaire. Cependant, malgré la perspective de l’alcool, il n’en ressentait aucune envie. Il n’avait jamais été très doué pour les relations, fuyant les invitations et préférant toujours la solitude au brouhaha.

  Si même son père ne trouvait rien d’anormal à ses derniers gestes, que pouvait-il désormais attendre de lui ?

  Enfermé dans sa chambre après avoir pris soin de claquer violemment la porte, Corentin se mura dans un silence de ruminations. D’un geste mesuré, il ferma son ordinateur sur lequel il aimait s’abrutir sans but, et contempla son bureau sans vraiment le voir. Il reboucha un surligneur desséché, rassembla les nombreuses fiches et stylos qui s’étalaient en vrac, isola trois tasses de café qui traînaient là depuis des semaines, referma des livres épais comme des bottins pour les fourrer dans son étagère, pauvre meuble qui tenait vaillamment. Il pouvait rester des heures entières penché sur ces bouquins sans prendre la mesure du temps écoulé. Il y laissait son âme. Néanmoins, ce jour ci, il n’en ressentait aucune envie. Donner un semblant d’ordre indiquait chez lui une agitation hors du commun. Sa chambre se caractérisait par une pagaille des plus cataclysmiques, soit disant un bazar organisé. Il tomba soudain sur une photo de son père et lui, bras dessus bras dessous, les yeux rieurs, dos à un paysage magnifique. A bien des moments, le garçon avait failli la déchirer afin de la réduire à néant. Il dévisagea les deux visages comme s’il ne se sentait pas concerné. Il ne parvenait pas à se souvenir comment une telle symbiose avait surgi entre eux.

   Les yeux vides, il s’accroupit par terre, trouvant un endroit épargné par la multitude d’objets étalés au sol dans un joyeux chantier. Un puzzle de deux mille pièces en cours d'avancement encombrait un bon quart de la surface, tant les pièces s'étalaient en tout sens. Il en saisit une, la tourna entre ses doigts déliés, et commença la fastidieuse tâche. Il trouvait un plaisir peu commun à résoudre des puzzles; cette activité calme reposait son esprit et focalisait ses pensées sur un but précis, les empêchant de vagabonder sur un sujet déprimant. Etat d’esprit qu’il portait souvent en lui ces derniers temps. Pas de temps pour voir du monde, pas de temps pour ouvrir son champ de connaissance, pas de temps pour voir des expositions, ou même un simple cinéma. La médecine dévorait tout. Les seules activités qu’il lui restait étaient la course à pied et la boxe.

  Cela ne suffisait plus.

  Lentement, son regard dériva vers la corde épaisse qu’il avait acheté le mois dernier.

  Il se sentait enchaîné depuis longtemps, comme une coquille vide ballotée par les flots, cependant, il arrivait toujours à sortir la tête hors de l’eau après la vague. Cette fois ci, il lui semblait que c’était l’obstacle de trop. Il ne parvenait pas à arracher ce serpent noir qui lui enroulait l’esprit.

  Il avait tué deux hommes.

  Tout de même, ce n’était pas rien. Lui qui assumait toujours ses actes et ses décisions sans éprouver davantage de remords qu’un Etat qui ne cesse de créer des impôts, il ressentait un sentiment de détresse et de culpabilité peu communs. Il avait usé d’une force qui le dépassait, qui venait de lui et qu’il ne maîtrisait pas. La rationalité, la logique et la raison, ses maîtres à penser depuis toujours, se trouvaient dos au mur, ébranlés, fissurés. Là résidait le vrai problème, la réelle source de son anxiété. Son éducation très cartésienne refusait de quitter la voie de la raison pour s'adonner à celle de l'irréelle. Il s'efforçait de penser à un concours de circonstances. Il savait qu’il se mentait à lui-même.

  Sans nul doute, son moral se trouvait au fond du trou.

  Il ressentait le besoin de parler pour évacuer ce trop plein de réflexion, mais à qui aurait-il pu se confier? Qui aurait accepté sans sourciller ses doutes et sa version de la vérité? Sans père, peut être? Un sourire sarcastique étira ses lèvres lorsqu’il constata que le seul être disposé à l'écouter était un vieil ours en peluche mal fagoté; relique affective de son enfance qu'il n'avait pas eu le courage de jeter avec les autres jouets dépassés pour son âge.

  La sonnerie de son portable résonna soudain, comme si l’objet s’était enfin résigné à lui apporter de l’aide. Corentin attrapa agilement le téléphone - un vieux dinosaure qui ne pouvait que appeler et envoyer des sms, et, à la rigueur, prendre des clichés de très mauvaise qualité - et son humeur se dégrisa légèrement lorsqu’il lut le nom affiché à l’écran. Son pouce cliqua sur le bouton vert plusieurs fois avant de parvenir à réceptionner l’appel. Un dinosaure, exactement.

  Entendre son vieil ami lui remonta le moral.

-Salut Maël! s’exclama t-il d’une voix rauque.

  Maël et lui avaient partagé la même classe de terminale et se connaissaient depuis la sixième; leurs premières bêtises et leurs souvenirs de gamin avaient été vécus ensemble. Une solide amitié les liait, résistant aux divergences de leurs parcours respectifs.

-Je viens aux nouvelles, annonça la voix au bout du fil. Ca fait pas mal de temps qu’on ne s’est pas vu, toi et moi!

  Corentin déglutit péniblement. Plutôt mourir que de confier à son meilleur ami ses derniers faits d'arme. Il n'aimait pas de façon générale être au centre des attentions, mais là, il tenait le pompon ! 

-De mon côté, ça va… la routine, quoi, marmonna t-il.

-C’est vrai, ce mensonge? le railla Maël. Je connais cette voix! Qu’est-ce qui ne va pas? Tu mens aussi mal que mon père fait les quiches aux lardons, et dieu sait qu’à chaque fois qu’il tente l’expérience, c’est infect ! Tu peux tout me dire, tu sais. Allez, balance les bails! Laisse moi deviner. Une histoire de fille?

  Corentin émit un bruit de gorge assez évasif pour qu’on puisse lui donner plusieurs interprétations. Il n’avait jamais su mentir convenablement. Les gens lisaient en lui comme un livre ouvert, et à présent il découvrait que ses mensonges sonnaient si mal qu’on le démasquait même lorsqu’on ne le voyait pas. Il avait développé une technique pour pallier à cette faiblesse; une technique rodée qui fonctionnait particulièrement bien. Cette technique s’appelait le changement de sujet.

-N’importe quoi, ricana t-il. Toi, raconte moi plutôt tes aventures… Pas trop dur, d’être limogé?

  Maël faisait ses études à Limoges. Il s’agissait d’une vieille blague entre eux. Corentin ne manquait jamais une occasion de la lui ressortir depuis que son ami lui avait avoué que chaque nouvelle personne qu’il rencontrait lui offrait cette plaisanterie sur un plateau de lourdeur.

-Tu ne réponds pas à ma question! le rabroua Maël. De toute façon, j’ai fini mes partiels depuis juin.

  Corentin se réjouit que Maël ait lâché l’affaire. Il n’aimait pas raconter les méandres de sa vie. Il préférait de loin les discussions tournant autour des autres, là où sa participation devenait moins importante. Il détestait tout simplement se dévoiler.

-La belle vie! s’indigna t-il. Dis, moi aussi je veux devenir ingénieur en informatique! Tu penses que c’est possible?

  Il avait pris un ton des plus sérieux.

-Arrête de la ramener, veux tu! s’écria Maël, et le jeune homme vit presque les étincelles qui dansaient dans ses yeux. Je n’ai qu’une seule semaine de vacances, et après j’enchaîne sur un stage.

-Des vacances? cligna Corentin. Je crois que j’en ai bien besoin… Tu pars où?

  Si la police criminelle était aussi douée qu'il le pensait, il ne manquerait bientôt pas de jours de repos dans les années à venir.

-Je suis déjà sur place, révéla Maël. Je suis venu passer quelques jours en Bretagne, chez mes grands parents.

  Corentin accueillit la nouvelle avec de grands yeux, comme une pierre qui tombe avec un bruit sourd sur du sable.

-Pardon? s’étouffa t-il.

  Il éclata soudain de rire, et des crampes se déclenchèrent dans tous ses abdominaux. Ou plutôt étaient-ce les bleus qui fleurissaient sur sa peau depuis les coups qu’il s’était pris qui se réveillaient à son souvenir au moindre mouvement.

-Tu me fais marcher! reprit-il. Tu es vraiment tout seul en vacances en Bretagne chez tes grands parents? Mais c’est sinistre! Tu as 21 ans, vieux… Tu es pire que moi!

-Arrête de me rappeler mon manque de vie sociale! J’avais besoin de recharger mes batteries, c’est tout! Ce n’est pas un crime de passer dire bonjour à ses grands parents, tout de même. Et ce n’est pas incompatible avec un voyage avec des potes plus tard. L’un n’exclut pas l’autre, se justifia vivement Maël, d’une voix outrée.

  Corentin continuait de rire, plié par l’absurdité de la situation.

-Même! Recharger ses batteries… ça ne se fait pas dans un lieu pluvieux et froid comme ta Bretagne! Il te manque plus qu’un petit job dans une crêperie, et le tableau est complet… Je te renie! On aurait dû partir ensemble avec le reste du groupe, dans un endroit chaud et ensoleillé… Loin de tout…

-Il faut qu’on s’organise ça!

  Corentin avait déjà entendu cette phrase des dizaines de fois.

-On va encore attendre la Saint Glinglin, et tout le monde aura des disponibilités différentes, comme toujours…

  Il orienta la discussion sur un cap différent, le sourire aux lèvres.

-Et comment ça se passe, avec Jessica? Pourquoi tu ne l’as pas amené en Bretagne? Ca aurait pu être romantique, tiens!

  Il gloussa et ajouta:

-Surtout avec tes grands parents dans les parages…

  Il sentit presque la bourrade que son ami lui lançait sur l’épaule.

-Vas-y, moque toi. En attendant, pour toi, c’est toujours la traversée du désert!

  Corentin s’inclina. Il savait qu’en lançant ce sujet, il en prendrait pour son grade.

-Attends un peu que je me mette en recherche active. Ca va être du gâteau. Je les ferai toutes tomber, plaisanta t-il.

-Tu les feras toutes tomber raides mortes, oui! railla Maël. Enfin, vieux, il faut que tu te ressaisisses! Où est le Corentin beau et séducteur que j’ai connu au lycée?

-J’ignore qui est cette personne, ricana le concerné.

- En tout cas, fais gaffe à toi, j'ai vu aux infos qu'un meurtrier était recherché à Paris pour le meurtre de 2 personnes. 

  Une sueur froide coula dans son dos, et Corentin s'empressa de changer de sujet.

  Ils bavardèrent encore quelques instants, et cette conversation agit comme un baume sur la conscience du jeune homme. Néanmoins, à peine venait-il de raccrocher qu'une exclamation venant de son père retentit dans toute la maison, le ramenant brusquement à la réalité, à la manière d’un hameçon qui le tirerait hors de l’eau, hors de sa bulle fraîchement reconstituée. Corentin se précipita dans le couloir, et eut la surprise de retrouver José en bas de l'escalier grinçant, laçant ses chaussures. Jamais le jeune homme ne l'avait vu dans un tel état d'agitation. Ses mains tremblaient, certainement à cause de l'alcool, mais également de nervosité, et il du s'y prendre à deux fois avant d'obtenir un nœud concluant.

  Le jeune homme resta planté devant lui, les bras croisés, le toisant de son regard clair, refusant de lui poser la moindre question. Il savait pertinemment qu’il n’aurait obtenu aucune réponse, et ne souhaitait pas se soumettre à ça.

-Je pars immédiatement, indiqua José.

-D’accord…

-Seul, précisa t-il d’un ton tranchant, sans même un regard pour ce fils irrité qui se tenait droit devant lui.

  Son père agissait de manière étrange depuis son plus jeune âge. Sous la pression et les menaces que ce dernier lui soumettaient, le jeune homme n’avait jamais songé à le suivre, ou, du moins, à tenter d’élucider ses mystères, toutes ces cachotteries puériles. Depuis peu de temps, cependant, l’état d’esprit de Corentin avait changé. Il n’était plus le petit garçon effrayé par la simple menace de la fessée ou de la privation de dessert. Du haut de ses vingt ans, il se sentait le pouvoir de pousser les investigations.

  Seulement, il agirait dans l’ombre, puisque la version frontale semblait inefficace.

  Il observa les rides qui cernaient le visage de son père. Un fou. Un fou à lier.

  José enfila rapidement son manteau et s'approcha de la porte d'entrée. Au moment où il l'ouvrait, il regarda fixement Corentin, qui n’avait pas bougé d’un pouce.

-Une dernière chose...  grogna t-il. S’il y a un problème -un problème urgent, tu m'entends?- monte rapidement dans mon bureau. Je t’en donne la permission exceptionnelle. (Il insista sur le mot.) Mais uniquement en cas de nécessité! Je ne tolérerai pas une intrusion sans aucun danger immédiat! Aucune, je…

  Il baratina encore quelques instants sur la non-violation de son si précieux bureau, et Corentin dénicha des trésors de volonté pour ne pas lever les yeux au ciel devant son exubérance. S’il savait à quel point il s’en moquait, de son bureau! Le charabia que lui servait son père sonnait d’une façon aberrante et déconcertante. En quoi un bureau pourrait le protéger de quoi que ce soit…? Il garda cependant ses objections pour lui, peu enclin à allonger le discours irritant de son père.

  Ce dernier retrouva enfin le fil de ses instructions saugrenues.

-Et deuxièmement, n'ouvre la porte d’entrée à quiconque. Personne ne doit entrer dans cette maison tant que je ne serais pas revenu. C'est clair?

-C’est du délire… brima le jeune homme.

  La phrase était sortie toute seule. Corentin avait conscience qu’il aurait dû la retenir, et, lorsque son père réagit à son insolence, son sentiment se confirma.

  D’un geste vif, l’homme attrapa son fils par le col de sa chemise, et le rapprocha violemment de lui, au point que son souffle râpa sur la peau de Corentin. Il grimaça. Bien que sa taille lui valait de nombreux compliments, son père le dépassait toujours de quelques centimètres.

-Je ne rigole absolument pas, détacha José avec brusquerie. N’ouvre à personne. Même pas à une connaissance en qui tu as confiance; même pas à moi. J'ai la clef, de toute façon. Tu me le promets?

  Corentin refusa de répondre, marmonnant dans sa barbe. Ses hypothèses se confirmaient. Son père devenait complètement toqué. José raffermit sa poigne.

-Tu me le promets? accentua t-il.

-Bien sûr, grimaça enfin Corentin, cédant une nouvelle fois.

  Bien que coutumier de la singularité énigmatique de son père, il se renfrogna devant les secrets qu’il lui dissimulait, et qu’il n'avait pas le droit de partager. A moins qu’aucun secret ne se cache derrière ces mises en scènes ridicules, et que seule la folie s’exprimât à travers elles.

-Tu rentreras tard? demanda cependant le jeune homme, après une brève hésitation - il se contrefichait de la réponse.

  Les sourcils de José se froncèrent, formant une ligne noire au dessous de son front.

-Si tout se passe bien, je serais là pour le dîner. Mais si je ne suis pas revenu à ce moment là, continu à être vigilant. Je reviendrai, tôt ou tard.

  Corentin n'aimait pas ce ton incertain. Il n’aimait pas non plus ces recommandations farfelues. A quoi rimaient ces consignes de sécurité ridicules? Il avait 20 ans! Il espérait malgré lui que son père n'entreprenait pas d'action dangereuse. Jamais il ne l'avait vu dans cet état, lui d'habitude impassible et serein. Où allait-il? Pour y faire quoi? Un pressentiment inquiétant le faucha. Existait-il un quelconque lien avec le meurtre du voleur?

  Lorsque son père s'engouffra dans la nuit tombante, un étrange sentiment le brûla. Désormais seul dans la grande maison poussiéreuse, qui jamais ne lui avait parue aussi hostile, il se sentit soudain vulnérable. D’un pas nonchalant, il verrouilla la porte. Depuis qu’ils vivaient ici, aucune effraction ou cambriolage n’étaient venus troubler leur tranquililté. Et pourtant. Il sentait comme un effluve de changement dans l’air. Un changement de mauvaise augure.

   Dans le but d'évacuer son inquiétude, Corentin décida d'allumer le poste de télévision, histoire de se changer les idées. Il détestait regarder les feuilletons, n’avait jamais accroché à aucune série, préférant de loin les livres aux adaptations cinématographiques, et ne trouvait jamais le temps pour suivre le 20h. Cependant, son esprit n'était pas tranquille, et les voix qui sortaient de la télévision apportaient un semblant de vie, qui forma bientôt un fond sonore atténué alors que ses pensées défilaient. Il ne cessait de songer à son père et à son départ aussi rapide qu’énigmatique. A plusieurs reprises, son attention fut détournée de l'écran et ce fut sans comprendre qu'il en écouta le flux de paroles inlassablement débitées par des présentateurs stéréotypés. Distraitement, Corentin entendit l’avis de recherche d’un salarié de trente ans, évaporé dans la nature, et l’information l’atteignit car le disparu provenait de son village. Ce genre d’information n’était pas pour dissiper le noir qu’il broyait.

  Les nuages couvraient la région d’un voile grisâtre. La brume roulait dans la forêt, se répandant comme une haleine fétide dans le jardin délabré de la maison. La lumière se tarit soudain alors qu’un nuage voilait le soleil agonisant, et la pièce fut plongée dans une brusque pénombre. Corentin alluma la lumière. Ne manquait plus que la pluie à ce climat lugubre pour que tout soit parfaitement inquiétant.

  Un horrible pressentiment s'enfouissait dans sa poitrine, et il sursauta violemment lorsque, tout à coup, venant de la porte d'entrée, trois coups furent frappés. Alerté que son père revienne si vite, il se figea. José ne prenait jamais la peine d'annoncer ainsi sa présence, se contentant juste de tourner les clés dans la serrure pour pénétrer chez lui. De surcroît, il n'attendait personne.

  Un rideau glacé s’abattit sur lui lorsqu’il comprit que José avait deviné juste, et cette soudaine peur l’énerva. Quelqu’un essayait de s'introduire dans la maison. Qui? Quelques idées monstrueuses lui parcoururent l'esprit, le temps d'un battement de cil, pareil à un flash. Il s'empressa de les chasser. Pourquoi un tueur en série, un kidnappeur ou même un cannibale viendraient-ils le chercher? Le jeune étudiant se moqua de son trouble injustifié avant de délaisser la télévision pour se glisser à tâtons à la fenêtre, tâchant de voir l’indésirable.

  Personne. En revanche, le portillon baillait, preuve qu’une présence venait bel et bien de s’introduire dans le jardin. Son père détenait de nombreux défauts, mais il aimait l’ordre et les choses carrées, même si l’état de la maison puisse faire douter de ce trait de caractère, et le jeune homme savait qu’il fermait toujours derrière lui.

  Il se dirigea vers l'entrée, où les coups se répétaient, insistants.

  Sa curiosité, piquée au vif, prenait le dessus. Bien qu’une lumière rouge d’avertissement clignotait dans sa conscience, il ne lui prêta aucune attention. José devait être seulement un peu inquiet lorsqu’il lui avait donné ces consignes. Quel père absent pour assez longtemps souhaiterait que ses enfants ouvrent à n'importe qui? Seulement, Corentin n’était plus un enfant. Il savait prendre des décisions. Il ne devait obéissance qu’à lui même, et ne jugeait pas qu’ouvrir une porte à un inconnu relevât du danger. Le facteur, le livreur de pizza, un voisin, un vendeur hardi… voire très hardi, vu l’heure, le lieu et le temps… N’importe qui pouvait passer.

-Une seconde, j’arrive! prévint-il tranquillement tandis qu’il s’approchait de la porte, où la clef se trouvait encore sur la serrure verrouillée.

-Super! s’écria alors la voix de Maël.

  Corentin se raidit si violemment que, si un témoin avait été présent, il eut cru à une crise cardiaque.

 

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