Chapitre 5

Par Nana

 

Vik passait un mois morne et triste. Il n’arrivait pas à se faire à l’absence de Zad dans son quotidien. Il pensait sans arrêt à ce qu’ils auraient pu faire en telle ou telle situation, à la façon dont il aurait pu l’aider à faire ses devoirs sur une leçon compliquée, ou aux blagues que Zad aurait inventées pour faire rire ses camarades. Bien sûr, il avait d’autres amis à l’école, mais aucun qui aurait pu remplacer son immuable Zad dans sa vie. Il avait réussit à cacher ses trésors dans un trou d’écureuil en haut d’un grand chêne du jardin. C’était avec Zad qu’il était grimpé dans l’arbre pour la première fois quelques années plus tôt. Sans lui, il n’aurait jamais osé le faire - il aurait surtout pensé que ce n’était pas possible. Mais avec son aide, il avait appris à repérer les prises et le chemin à prendre pour monter sans risque.

Vik avait décidé de retourner voir Zad au huitième jour de la semaine, le jour chômé pour tous les servants. Il ne savait pas si c’était aussi un jour chômé pour les maîtres, il n’y avait jamais fait attention, mais après tout cela ne changeait pas grand chose. Il avait prévenu ses parents qu’il irait chez Tob pour jouer et apprendre leurs leçons ; Tob était au courant de l’alibi et pourrait le couvrir en cas de besoin.

 

Vik sursauta au son de la voix du maître d’école :

— Vik, encore en train de rêvasser ?

— Pardon, maître Rendir, je suis un peu fatigué et j’ai perdu le fil…

— Concentre-toi, jeune homme, tu es bien distrait depuis quelque temps. Tes bons résultats pourraient baisser, et tu sais ce que ça veut dire, n’est-ce pas ?

— Oui, maître Rendir, répondit Vik en marmonnant.

Vik savait que ses bons résultats lui permettraient, au moment du Choix, d’être recruté par un bon maître, pour une carrière intéressante. Si ses performances baissaient, les options seraient plus restreintes, il y aurait moins de maîtres intéressés par son profil. Ce n’était pas le moment de flancher. L’année des traditions touchait à sa fin, et après il n’aurait plus que trois années avant l’année du Choix. Les deux prochaines années surtout, qui concerneraient les arts puis l’éloquence, seraient décisives pour sa future carrière. C’était souvent les servants qui brillaient dans ces deux matières qui se voyaient recrutés par les blocs du Premier Quartier. Or, sans encore se l’avouer, Vik espérait bien commencer son apprentissage, à treize ans, dans un de ces blocs.

 

La cloche signalant la fin des cours de l’après-midi sonna enfin et maître Rendir libéra ses élèves. Vik sortit de l’école en compagnie de Tob, puis le salua de la main en tournant en direction de chez lui. Les grandes pluies venaient de commencer et le sol des rues était déjà très boueux dans les sillons des chariots. Pour éviter de se crotter jusqu’aux genoux, il fallait jouer les équilibristes au centre de la route, ou longer les murs au risque de recevoir sur la tête l’eau dégoulinant des gouttières et des chéneaux cassés. Les yeux fixés sur ses pieds et sur la route devant lui, Vik sentit soudain une forte poussée dans son dos, trébucha et bascula les mains en avant dans une mare d’eau boueuse. Il réussit à éviter de plonger la tête la première, mais il s’écorcha la paume des mains et plongea les bras jusqu’aux coudes dans cette affreuse bouillasse. Il se releva en vitesse afin de voir qui l’avait ainsi attaqué et surtout éviter qu’on l’enfonce encore plus dans la fange. Avant même de le voir, il reconnu le ricanement mauvais de Pov, dont le passe-temps préféré était de créer des problèmes à tout le monde. Avec trois ans de plus que Vik, il finissait son année de travaux manuels, dernière année avant le Choix, et il n’était pas dur de voir qu’avec sa carrure il ferait un excellent tailleur de pierres. Travailler à la nouvelle carrière l’éloignerait également de la ville, ce qui ne pourrait être que bénéfique pour tout le Quartier.

— Alors, Vik, t’as plus ton copain pour te défendre, pas vrai ?

Pov avait l’air d’exulter. C’est vrai qu’il ne s’en était jamais pris à lui quand Vik avait Zad à ses côtés. Il ne savait pas ce qu’il s’était passé entre ces deux-là, mais jamais Pov n’avait osé lever la main ou jouer un mauvais tour à son ami depuis qu’il le connaissait.

— Laisse-moi tranquille, Pov ! Tu ferais mieux de filer, d’ailleurs, j’entends des soldats arriver derrière toi…

Pov tourna la tête et Vik en profita pour lui lancer le plus fort possible les poignées de boue qu’il avait gardées dans ses poings serrés et partir en courant comme un dératé. Heureusement, il n’était qu’à un bloc de chez lui ; il retrouva en quelques minutes la sécurité de l’entrée de service et de son bloquier de garde. Celui-ci lui fit d’ailleurs un clin d’oeil rigolard en le voyant couvert de boue de la tête aux pieds. Il monta l’escalier d’un pas lourd, encore essoufflé par sa course folle.

 

Arrivé devant la porte de son appartement, il enleva ses chaussures, son pantalon et sa veste, qu’il laissa en tas sur le paillasson. Puis, poussant la porte, il accueillit avec reconnaissance la chaleur se dégageant de la pièce principale. Il fila directement dans sa chambre pour se débarbouiller et changer de vêtements, puis il revint à la cuisine ou il trouva deux parts de tarte sous un torchon. Il se servit un verre d’eau, pris une part de tarte et s’assit à table pour dévorer son goûter. Il n’y avait personne chez lui et Vik profitait du silence seulement entrecoupé par les craquements des bûches dans l’âtre. Un soudain bruit d’écroulement lui fit comprendre que le feu n’allait pas tarder à s’éteindre sans son intervention.

Il se leva, saisit les pinces en fonte et rassembla les braises et les morceaux de bois restant au centre. Il prit ensuite une bûche sèche posée sur le côté du feu, dans l’âtre même, et la disposa minutieusement sur les restes de la flambée. Il vérifia sous la cheminée que la réserve de bois était encore pleine, prit une bûche encore humide et l’aligna avec les autres le long de l’âtre. Ainsi s’écoulait toujours les deux longs mois des grandes pluies : beaucoup d’humidité, le plus souvent du froid, et pour tous un nez congestionné et parfois une vilaine toux.

Vik se souvint qu’il avait laissé en plan ses affaires détrempées et sales devant la porte et se dépêcha d’aller les récupérer avant que ses parents ou sa soeur ne rentrent. Il suspendit sa veste à l’entrée, il pourrait la brosser dès qu’elle aurait sêché. Il ferait de même pour ses chaussures, mais son pantalon devrait aller à la lessive. Son père allait encore se plaindre de passer son temps à laver ses vêtements couverts de boue. En même temps, en période de pluie, personne n’y échappait.

Vik retourna dans sa chambre pour faire ses devoirs et lire, tranquillement installé dans son lit. Il avait hâte d’être à chomdi pour partir à l’aventure et aller voir Zad dans le Premier Quartier. Tout s’était si bien passé la dernière fois qu’il n’était pas du tout inquiet. Il était sûr de réussir à traverser Catrème dans les deux sens, à trouver Zad et à discuter avec lui de sa situation. Plus que deux jours à attendre, et il reverrait son ami !

Comme prévu, Vik partit tôt ce chomdi pour retrouver Tob devant son bloc, le 451. Il fallait que l’alibi de Vik soit crédible, il passerait donc réellement quelques heures avec son ami avant de partir pour le bloc 40. Les deux garçons déambulèrent dans le quartier pendant quelques temps, avant de monter vers le jardin à flanc de côteau. Par chance, le temps n’était pas à la pluie, Vik pourrait donc faire le long trajet aller et retour relativement au sec. Arrivé devant le grand chêne, Vik laissa son sac à Tob et commença l’ascension.

— Fais attention, Vik, ça a l’air glissant avec toute la pluie qui est tombée !

— T’inquiète, je l’ai fait plein de fois avec Zad et tout seul aussi… Je ne risque rien !

Vik commençait déjà à redescendre avec son précieux butin. Il sauta à terre et rangea tout dans son sac.

— Tu penses vraiment pouvoir atteindre le Premier Quartier, Vik ?

— Oui, j’en suis sûr, j’ai tout ce qu’il me faut. Le plus important c’est mon alibi… Tu es bien sûr que tes parents ne rentreront pas de chez leurs cousins avant ce soir ?

— Oh oui, ne t’en fais pas, ils passent toujours toute la journée chez eux quand ils vont les voir. Ils ont laissé à manger pour toi et moi, et comme tu ne seras pas là, je pourrai manger ta part !

Tob affichait un air gourmand, au désespoir de Vik. Lui n’aurait pas l’occasion de manger avant le repas du soir ; il en avait faim d’avance.

— Bon allez, Tob, je file. Rappelle-toi : tu rentres chez toi directement et tu ne ressors pas avant ce soir surtout !

— Ca marche Vik ! Tu peux compter sur moi. Bonne chance, et dis bonjour à Zad de ma part !

Vik salua Tob de la main et partit en trottinant vers le bas de la pente.

 

Il allait passer par la Route extérieure, plus discrète, un enfant seul en ce jour chômé pouvant attirer l’attention. Une fois à l'orée du Dixième Quartier, il enleva sa veste grise qu’il rangea dans son sac, mais garda son pull avant d’enfiler sa chemise bleue par-dessus. Il épingla en évidence son badge et se remit en marche.

Il passa le pont facilement et arriva sans encombres jusqu’au bloc 40. Comme la dernière fois, un maître bloquier surveillait l’entrée principale du bâtiment. Après s’être présenté et avoir exposé les raisons de sa visite, Vik se fit indiquer le chemin pour rejoindre Zad qui se trouvait au réfectoire commun, à côté des cuisines. Vik ne savait pas que les maîtres mangeaient tous ensemble dans un réfectoire au lieu de déjeuner chacun dans leur appartement. En fait, Vik ne savait même pas si les maîtres avaient des appartement privés.

En entrant dans la grande pièce bien chauffée, Vik fut étonné de n’y trouver que quatre ou cinq maîtres attablés chacun dans leur coin. Zad était assis vers une fenêtre et mangeait lentement, les yeux fixés sur un livre tenu à une main. Vik eu envie de laisser un grand sourire s’épanouir sur son visage et d’appeler son ami à travers la pièce. Heureusement, se rappelant où il était, il s’approcha discrètement de la table de Zad et s’assit face à lui.

— Salut, Zadir ! lança-t-il joyeusement.

Zad sursauta et faillit en laisser tomber sa cuillère.

— Vik ! s’exclama-t-il, les yeux ronds. Mais… qu’est-ce que tu fais là ?

— Ben je suis venu te voir, gros malin ! Et en plus, on va avoir le temps de parler, cette fois…

Zad regarda discrètement autour de lui puis parut se détendre en voyant que le réfectoire était presque vide.

— Oui, ça va, comme on est chomdi, il n’y a presque personne ici, dit-il en soupirant.

— T’es pas content de me voir ? demanda Vik avec tristesse. Je suis désolé d’avoir mis si longtemps à revenir, mais c’est compliqué d’organiser cette expédition…

— Non, c’est pas ça ! Bien sûr que je suis content de te voir ! Tu me manques, et mes pères aussi… Alors ça me fait vraiment plaisir d’avoir des nouvelles, je t’assure...!

Zad avait pourtant l’air tout sauf joyeux. Un pli inquiet barrait son front d’habitude si insouciant, et Vik le trouvait plutôt amaigri.

— Quand même, ça n’a pas l’air d’aller fort… Qu’est-ce qui se passe, Zad ?

Zad poussa un grand soupir, baissa les yeux un instant puis les releva vers son ami. Semblant prendre une résolution, il répondit enfin :

— Je ne sais pas par où commencer, mec… Rien ne va ! Je suis toujours seul, je ne connais personne, et les autres à l’école se moquent sans arrêt de moi car je ne suis pas au niveau ! Ici, au bloc, les adultes me regardent toujours bizarrement, on dirait qu’ils me surveillent ou qu’ils me jugent. Personne ne m’explique rien, j’ai l’impression que je dois tout deviner tout seul, mais c’est compliqué ! Et par dessus tout, la nourriture est étrange et mes pères me manquent…

Zad avait les larmes aux yeux. Vik sentit son coeur se serrer à cet exposé et se demanda ce que la nourriture venait faire là-dedans. La cuisine des maîtres devait être succulente, au contraire ! Il avait l’estomac qui grondait et aurait bien avalé n’importe quoi. Il tendit la main vers son ami :

— Fais-moi goûter, si tu n’aimes pas, j’ai faim, moi !

Zad eu enfin un sourire.

— J’aurai dû m’en douter, le jour où tu n’auras pas faim, c’est qu’on aura vraiment un gros problème !

Vik attrapa la cuillère de son ami et la plongea dans ce qui semblait être un râgout. Il l’en ressortit avec un gros morceau de viande et quelques morceaux de légumes, le tout baignant dans une épaisse sauce brune.

— Mais c’est de la viande, en plus ! Me dis pas que tu n’aimes pas la viande… ajouta Vik d’un air catastrophé en portant le tout à sa bouche.

— Non mais aujourd’hui, ça va, la sauce est bonne… Mais c’est souvent très piquant, ou alors rempli d’épices, et ça me file des maux de ventres horribles. Il n’y a jamais de gâteaux ou de tartes, comme Del me faisait souvent pour goûter… C’est tous les jours de la viande, je t’assures ! Jamais de beaux plats de légumes, des fruits ou des céréales.

Zad avait vraiment l’air misérable. Même s’il aimait la viande, Vik ne s’imaginait pas, en effet, en manger tous les jours, à tous les repas.

— Oui, ça doit être bizarre d’en manger autant… T’en veux plus ? ajouta-t-il en pointant son assiette.

Sur un signe négatif de Zad, il tira le plat vers lui et commença à manger de bon appétit. Lui n’aurait pas de viande avant les grandes chasses, et il comptait bien profiter de l’aubaine.

— Bon, raconte le reste, pendant que je t’aide à finir ton assiette, reprit Vik la bouche pleine.

Cela fit de nouveau sourire son ami, qui s’exécuta avec plus d’entrain qu’un peu plus tôt :

— J’ai commencé l’école il y a deux semaines, après avoir dû rattraper un peu mon retard avec des livres que m’ont donné les professeurs. C’est compliqué, parce qu’ils étudient tout en même temps ! On fait de la lecture, de l’écriture, et une matière qui s’appelle les “mathématiques”, et même une autre la “géométrie”. Il y a aussi l’histoire… Ça ressemble aux légendes, ça raconte l’ancien temps, mais c’est comme si… Je ne sais pas, comme si c’était réel. On a commencé au “grand rassemblement”, ça m’a fait penser à la légende qu’on avait écoutée cette année, tu sais, la légende de Tomgan ?

— Oh oui ! répondit Vik, les yeux brillants. J’adore cette légende !

— Et bien, on étudie des événements qui se sont déroulés dans le passé, pour de vrai. Et on parle de Tomgan comme d’une personne qui aurait vraiment existé. Tout le monde a l’air de vraiment le croire ! Et en fait, la légende ressemble à cette histoire, par certains côtés, mais tout est bien plus… réel.

Vik en restait muet. Les maîtres apprenaient les légendes, mais comme si elles étaient réelles ?

— Ils racontent aussi l’histoire de la lance magique ? Ils ne peuvent pas croire que cette partie est réelle, quand même…

— Non, il n’y a rien sur la lance magique, mais ils parlent à la place d’une “technologie” qui aurait aidé les servants à construire le mur. Je n’ai pas encore compris ce que ça veut dire, ce mot “technologie”. Ça fait penser au mot “technique”, mais ça c’est pour les artisans, alors je ne sais pas…

Un bruit fracassant du côté de la porte du réfectoire interrompit Zad. Les deux amis tournèrent vivement la tête de ce côté et se figèrent d’effroi.

— C’est lui ! cria une voix d’un ton triomphant.

  
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